28 août 2013

L'Aube rouge

Il était temps qu'Hollywood réchauffe un peu la guerre froide. C'est chose faite avec ce remake d'un film de propagande anticommuniste oublié de John Milius, sorti en 84, avec Patrick Swayze et Jennifer Grey (le couple phare de Dirty Dancing) mais aussi Charlie Sheen, Léa Thompson (l'éternelle maman de Marty McFly) et Harry Dean Stanton. L'aube "rouge" du titre ne désigne donc pas les menstruations de Légola, l'elfe de Peter Jackson, qui dans le 2ème épisode du Seigneur des Anneaux annonçait fièrement à ses camarades la venue de ses premières règles par cette phrase inoubliable : "Une aube rouge se lève, beaucoup de sang a été versé dans la nuit". Le "rouge" de "l'aube" du titre désigne bien la grande menace coco. Au début du film, la Corée du Nord envahit les États-Unis avec l'aide de la Russie. Au départ c'était censé être un coup des Chinois, mais les droits de distribution faisant loi, la production a préféré se donner la Corée comme ennemie, mieux vaut se fâcher avec 24 millions de spectateurs potentiels qu'avec un 1 milliard et demi.




Tout au long du générique d'ouverture, un petit topo réalisé à partir d'images réelles nous explique que les USA sont affaiblis par la crise économique et que l'armée américaine est disséminée dans le monde entier pour résoudre des tas de conflits internationaux. Les très belliqueux Coréens, alliés aux Russes, en profitent pour lancer une grande opération d'invasion et d'occupation des États-Unis. Des parachutistes pleuvent sur le pays et en un coup de baguette à riz la "bataille" est terminée. On ne saura rien de la réaction européenne, ni de toutes les complications en chaîne qu'un tel événement pourrait provoquer. Trop compliqué. Le film se concentre sur une petite ville du Nord-Ouest des USA, et plus précisément sur une poignée de lycéens, nommés les Wolverines, du nom de l'équipe de football locale, qui vont former la résistance...




Les Américains n'ont aucune histoire personnelle de résistance à l'envahisseur à mettre en images à grand renfort de drapeaux sanctifiés et d'auto-masturbation patriotique. Ils ont péroré sur l'attaque subie à Pearl Harbor, et sur celle du World Trade Center, mais, dans sa courte et dense histoire, leur pays n'a jamais subi l'occupation. Il ne leur reste donc plus qu'à fantasmer. Fantasmer la jeunesse rebelle, le maquis, les embuscades, le sabotage, les représailles, les camps de concentration, les messages radio codés ("John a de longues moustaches !"), la guérilla urbaine, les collabos, etc. Et qui sont leurs héros imaginaires ? Des adolescents, évidemment, miroirs de ceux, assis dans la salle, que le film se tue à abrutir. Des sportifs et leurs copines pom-pom girls (tous incarnés par des sous-acteurs majoritairement fort laids, le bien nommé Josh Peck en tête), dirigés par un ancien soldat de retour d'Irak (Chris Hemsworth, qui trimballe toujours sa gueule de gigantesque abruti), lui-même fils d'un flic héroïque (opposé au maire noir de la ville qui est un vendu, et dont le fils, le seul membre noir des Wolverines, sera bien sûr la brebis galeuse sacrifiée avant la fin).




Finalement c'était pas si con cette guerre en Irak : toute une génération de formée en cas d'invasion, et prête à former les gamins du pays. Pas un mal non plus que tous les enfants du pays jouent en masses à Call of Duty (le jeu manque même à l'un d'eux dans la montagne, alors qu'il le vit en vrai), car ces petites gens, hauts comme trois pommes, manient la mitrailleuse de guerre comme des chefs avant même d'avoir siroté leur première bière. De toutes façons ils préfèrent le coca, pour accompagner leurs repas quotidiens au fast food, c'est donc également une chance que le pays fourmille de Subways, puisque les résistants peuvent s'y ravitailler discrètement, le service étant particulièrement rapide et les prestations peu onéreuses. Et puis une veine qu'on trouve tout un arsenal de guerre dans le moindre chalet de vacances dans ce beau pays pas du tout paranoïaque que sont les États-Unis, c'est idéal pour faire face au potentiel débarquement des armées de l'envahisseur communiste.




Dans ce flot d'idéologie gerbante, on trouve aussi quelques répliques, au milieu des scènes d'action à la con, qui laissent vraiment songeur, et qui parviennent à faire regretter l'original signé Milius, teen movie guerrier tourné sous Reagan par un type aussi fin et serein que le papa de Conan le barbare, et pourtant moins crétin, moins extrémiste et moins unilatéral que le remake qui nous est présenté aujourd'hui, encore plus pur dans sa propagande. En matière de réplique catastrophe, le grand discours de Chris Hemsworth à ses jeunes recrues, formées à l'art de la guerre en trois heures et quart, se place là : "On s'en sort pas mal pour une bande de gamins. On va se battre, et on va continuer à se battre, parce que c'est plus facile maintenant. On y est habitués. Vous autres par contre vous allez devoir faire un choix difficile. Parce qu'on ne va pas vous vendre la guerre. C'est trop laid pour ça. Mais quand on combat dans son propre jardin, quand on combat pour sa famille, c'est un peu moins douloureux, et ça fait un peu plus sens. Parce que pour eux, c'est juste un endroit. Mais pour nous, c'est notre patrie." On ne va pas vous vendre la guerre mais on va quand même vous la vendre un peu, et dans un film qui la montre quand même bien belle.




Après des lustres d'invasion, de colonisation et de guerres sales, l'Amérique rêverait-elle d'une guerre propre, légitime, défensive, héroïque ? Combattre enfin pour défendre dignement son beau pays et sa belle liberté, sans intérêts mal placés et sans arrières-pensées ? Il faut bien se donner des raisons d'être patriotique... Red Dawn assouvit le fantasme d'inverser les rôles et vient couronner sans détour l'entreprise de ce cinéma hollywoodien qui se donne bien du mal pour faire pleurer le monde sur le sort tragique (fictif) des États-Unis et faire régner la peur en prévoyant une apocalypse imminente venue d'un Orient quelconque, apocalypse rouge dont, in fine, la sacro-sainte Amérique increvable, elle et elle seule, finirait par nous sauver. Et le film se clôt très délicatement sur l'image d'un groupe de prisonniers courant au devant de leur liberté le Stars and Stripes dressé bien haut en évidence.





Le scénario pousse loin son désir de voir l'Amérique devenir la victime glorieuse de l'affaire et repousse les limites de la connerie dans une belle scène où Chris Hemsworth dit de sa voix d'outre-tombe poussée dans les graves pour se donner de l'aplomb, et du haut de son charisme de catcheur trépané : "Les viêtcongs nous ont appris comment la petite mouche peut rendre le buffle taré". Véridique. Et le pire c'est que le film pourrait devenir vaguement intéressant si ses auteurs osaient présenter ces chers américains comme des salopards de longue date conscients de ce statut et espérant qu'on les attaque vraiment afin de finalement obtenir l'opportunité rêvée de faire amende honorable et de renverser la vapeur. Mais dans une autre séquence, particulièrement émouvante elle aussi, Hemsworth, toujours lui, ajoute : "Avant nous étions les gentils en mission à l'étranger, maintenant c'est à nous de foutre le chaos dans leur organisation, c'est à nous d'être les méchants !" Et voilà que je saigne du nez.


L'Aube rouge de Dan Bradley avec Chris Hemsworth, Josh Peck, Adrianne Palicki, Josh Hutcherson, Isabel Lucas, Jeffrey Dean Morgan et Edwin Hodge (2013)

25 août 2013

Elysium

Les temps sont rudes pour ceux qui aiment se divertir au cinéma. L'été 2013 nous a vus fouiller les programmes ciné, éplucher le web, scrobbler les bandes-annonces de tous les gros blockbusters annoncés sur FrontRow, in vain comme dit Morgan Freeman à la fin de La Guerre des mondes. L'un de nous a même fini devant Godzilla versus Mécawarrior à la sauce de Guillermo del Burrito, les lunettes 3D - ne voyez pas là un quelconque smiley souriant, parce qu'il faudrait plutôt me dessiner comme ça :-(( - bien vissés sur le nez et le sac à dos rempli d'Ercefuryl et de Romarinex, pour prévenir une éventuelle diarrhée aiguë de type "zombie tsunami" (mon régime de l'été à base de pastèque, de melon, de melon espagnol et de melon d'eau ne me réussit pas toujours, et la moindre contrariété me "fait aller"). Ou comment atterrir devant la plus grosse daube du siècle par pur désœuvrement, la faute à une livraison de blockbusters affligeante. On ne va pas se lancer dans un article bilan sur le phénomène, avec références et chiffres à l'appui. Il suffit de s'intéresser de très loin au ciné pour savoir que ce n'est plus comme avant, que les gros films produits pour ramasser le pactole sont de plus en plus insultants pour le quidam en mal de sensations fortes. On a tous les jours une pensée pour ceux qui sont nés en 95 et qui n'ont pour ainsi dire grandi qu'avec ça, en plus de n'avoir qu'un souvenir très flou de la finale du mondial 98...




Aussi, et malgré l'épreuve Pacific Rim pour l'un, Pain and Gain pour l'autre, nous avons longuement hésité à aller nous empaler sur Elysium au cinéma (à vrai dire on a hésité pour pas mal de gros colis du même acabit, sauf, et c'est à noter, pour Lone Ranger : plutôt crever). Nos échanges de mails et de textos à ce sujet sont un équivalent épistolaire et numérique du Necronomicon, en ce sens que quiconque les lit peut y passer. Tous les arguments ont défilé. Du "tu me payes McDo si on y va, même si je suis déjà en train d'en bouffer un !", au "on profite de l'offre cinéday ! Demain c'est le fameux cinéday !", pas suffisant pour un sou quand l'autre répond : "C'est tous les jours le cinéday sur utorrent et sous Hollande". La veille on s'est même réunis à domicile pour peser le pour et le contre et en finir, mais on s'est quittés sur un collégial et pathétique : "La nuit porte conseil". Le lendemain, on n'y voyait pas plus clair et la pluie de messages d'insultes a continué à déferler sur nos portables respectifs. A un simple texto disant : "Alors, la nuit porte conseil ?", la réponse ne se fit pas attendre : "Va te faire foutre". 




Entre midi et deux, la décision n'étant toujours pas faite, les vieux subterfuges ont refait surface. La première idée consistait à indiquer son envie d'aller voir le film sur une échelle de 0 à 5 (on fera le point sur cette échelle qui nous tient à cœur et que l'on sollicite une fois sur deux dans un autre article, où le film traité sera abordé de manière plus superficielle). Si nos deux notes dépassaient la moyenne, on devait y aller. L'un, véritable tronche cramée, a mis 3/5, l'autre, poule mouillée label rouge nos régions ont du talent, 2,5/5, soit un total de 5,5/10. On devait y aller, logiquement. Mais, aussitôt, celui qui avait proposé le jeu et qui avait donné la meilleure note s'est rétracté, en regrettant d'avoir mis au point des règles aussi peu claires et en invoquant l'interdiction d'utiliser les décimales, ainsi que l'absence notoire d'un notaire au moment de la transaction. Tout était à refaire. Nous nous sommes donc rendus chez l'huissier de justice le plus proche pour tirer à pile ou face, faire chou-fleur, pierre-caillou-ciseau, chifoumi, etc. On a fini la journée assis côte à côte dans des fauteuils à répéter en boucle, "ciné, pas ciné", comme Jim Carrey dans Ace Ventura quand il récite "Finkle et Einhorn, Einhorn et Finkle...", dans ce qui restera l'une des plus grandes scènes de l'histoire du 7ème art, selon les dires de Jean-Luc Godard himself.




A 23 heures passées, l'un de nous envoyait à l'autre par texto : "Alors t'as chopé ton code cinéday ?", et l'autre de répondre un très définitif : "Qu'est-ce que tu me fais ?". Bilan des courses, on n'a pas vu le film. Notez bien qu'on l'a vu quand même étant donné qu'on a tous les deux enduré la bande-annonce, qui dit tout à la manière de ces sketchs rarement drôles qui foisonnent sur le net et qui consistent à résumer l'intégralité d'un film en trois minutes dans un dessin animé hideux. Et c'est sûr que ça donne pas spécialement envie de voir la version longue. Même les fans absolus de District 9 n'ont pas su nous intriguer, nous donner envie tant soit peu, allumer l'étincelle de curiosité en nous, alors qu'ils étaient là pour nous attiser sur une daube intégrale telle que Pacific Rim. Nous invitons les fans d'Elysium, s'il en existe en dehors de Neill Blomkamp et de toute sa fratrie, à nous faire regretter ce putain de cinéday qui nous tendait les bras. Soyons honnêtes, l'un d'entre nous a eu la flamme pendant environ deux minutes, en marchant seul au soleil, peut-être une insolation mais il jure d'avoir eu nettement envie, pendant deux minutes, d'aller voir le film au ciné, une joie ultra fugace s'est emparée de lui à l'idée d'y aller. Constatant qu'elle était fugace, il a repensé aux fougasses que prépare sa mère et c'en était fini du ciné, il avait juste envie de s'en faire une.


Elysium de Neill Blomkamp avec Matt Damon et Jodie Foster (2013)

21 août 2013

Michael Kohlhaas

Il est toujours difficile, quand on découvre l'adaptation cinématographique d'un roman que l'on aime, et quand il s'agit de laisser décanter ses impressions, de démêler le vrai du faux, de dégager la part de conditionnement préalable. Comment savoir, dans le cas où tout s'est bien passé, à quel point l’œuvre nous était acquise d'emblée, ou, dans le cas contraire, si nos attentes étaient trop grandes pour apprécier le film à sa juste valeur. Tout bien considéré, le Michael Kohlhaas d'Arnaud des Pallières est une admirable adaptation du court et célébrissime roman de Heinrich Von Kleist (décidément gâté par la postérité, l'écrivain allemand a également été transposé à l'écran par Eric Rohmer dans le sublime La Marquise d'O). Pourtant la gageure était de taille. Projet risqué s'il en est que celui de s'attaquer à un tel travail littéraire et de faire honneur au récit - bref sur le papier mais incroyablement riche en événements et d'une progression dramatique constante - des aventures d'un riche marchand de chevaux parti en guerre pour obtenir justice suite au préjudice causé par un jeune baron contre deux de ses chevaux et l'un de ses valets.




Cette histoire fut écrite par Von Kleist au début du XIXème siècle dans un style très détaché et assez fulgurant de pur rapport juridique objectif, avec syntaxe minimale et narration factuelle (et parfois comique, une fois mise en contraste avec la spirale de violence rapportée), mêlé d'une vague forme de parabole morale digne d'un conte médiéval chevaleresque et grandiloquent à forte portée symbolique, qui n'est pas sans évoquer l'écriture d'un Chrétien de Troyes. Certains critiques se sont plaints que le film ne bascule jamais dans la folie et ne daigne pas se décharger d'une rage démentielle en sommeil, mais l’œuvre de Kleist ne raconte pas l'histoire d'une vengeance irraisonnée, elle fait le portrait d'un homme procédurier, intègre et obstiné, un homme de "principes", tel qu'il se définit lui-même, obsédé par une seule idée fixe et emporté dans un engrenage néfaste pour ne pas la trahir : obtenir réparation et mettre fin au litige avec restitution des biens endommagés, ni plus, ni moins. Et Arnaud Des Pallières parvient, chose qu'on aurait pu croire impossible, à respecter en grande partie l'écriture originelle pour accoucher d'un film sec, tendu, porteur d'un regard aussi distant que puissant. Une forme d'équilibre constant l'écarte certes d'un roman bâti dans sa structure même comme une figure du déséquilibre, où chaque chapitre dévale une marche supplémentaire dans la démesure. Mais Arnaud des Pallières trouve un pendant à cette forme en cascade par laquelle Von Kleist, d'étape en étape, narre les conséquences dramatiques de chaque nouvel événement avec un souci d'exhaustivité et d'exagération notoire, dans des ellipses conséquentes qui surprennent presque tout autant et créent un sentiment similaire de précipitation, de détermination et d'irréparable. Si bien que le film conserve l'essence du roman tout en le transformant nécessairement, et allège son modèle narratif d'un certain nombre d'épisodes pour lui conférer un surplus d'intensité dramatique et émotionnelle en quittant le surplomb analytique et synthétique de Kleist, ainsi que son regard d'ensemble, pour nous placer au cœur des choses, au plus près des moindres frémissements.




La performance de Mads Mikkelsen n'est pas pour rien dans cette puissance souterraine du film. Les traits de l'acteur danois portent en eux seuls toute l'inflexible droiture de Michael Kohlhaas, ce héros qui ne semble frayer avec la passion que par souci de rétablir l'ordre. Le charisme rentré de Mikkelsen, sa beauté fascinante, presque effrayante, disent "l'excès de vertu" (pour reprendre les mots de l'écrivain allemand) du personnage imaginé par Kleist, ce marchand de chevaux et père de famille probe que cette probité même conduit au meurtre. Le regard perçant de Mikkelsen attise le nôtre, et l'homme, sa prestance, son corps, son allure, justifient entièrement que des foules de paysans puissent le suivre dans la dérive les yeux fermés, ou qu'une princesse veuille s'y mesurer. L'acteur est sidérant, et Arnaud des Pallières lui donne l'occasion de l'être, de toutes les façons possibles. Dans une séquence de dialogue et d'émotion brute, quand Kohlhaas parle pour la dernière fois à sa fille, on saisit en quelques secondes et par la seule force du jeu de l'acteur (qui parle à peine français !) l'absurdité, voire l'horreur de la pourtant légitime entreprise d'autojustice du personnage, avec peut-être plus d'acuité encore que dans le monologue de Martin Luther (Denis Lavant), qui explicite pourtant plus directement ce grand sujet du roman, par lequel le film se confronte à quelques préoccupations majeures de notre temps : le manque de justice sociale impacté par une classe dominante rompue aux abus de pouvoir, au népotisme et à la corruption ; ou la question des concepts mêmes de résistance et de terrorisme, parfois plus frontaliers qu'on ne le voudrait.




Dans le film comme dans le livre, cette scène de la rencontre avec Luther, aussi importante soit-elle en termes d'idées, rompt le rythme instauré jusque là et crée une rupture dans l'économie narrative de l’œuvre. Peut-être plus encore dans l'adaptation d'Arnaud des Pallières, car le cinéaste semble s'efforcer, après des films plus directement cérébraux et à lourds dispositifs (Adieu, Parc), de fuir le théorique au profit non seulement du romanesque mais du sensible, du pur figuratif. C'est peut-être pourquoi le cinéaste, qui fait le pari de ne pas représenter les exactions barbares de l'armée de Kohlhaas (avec massacre de populations civiles et destructions de villes entières), immédiatement significatives de sa culpabilité, fait passer cette dernière dans les seuls visages de ses comédiens, celui de Mads Mikkelsen s'adressant à sa fille (Mélusine Mayance) dans la séquence citée plus haut, mais aussi ceux de son entourage, ces visages qui le fixent, qui l'admirent et le détestent tout à la fois (les portraits que le cinéaste dresse de Denis Lavant, David Bennent, Bruno Ganz, Jacques Nolot, David Kross, Roxane Duran ou les frères Capelle sont pour le moins parlants). Dans une autre séquence justement, de pur portrait cette fois-ci, juste avant la fin, le cinéaste filme son acteur muet et inactif en gros plan de longues minutes durant, composition idéale pour, comme on dit, "voir ce qu'il y a dans le bonhomme". Et Dieu sait qu'il y en a là-dedans : filmé plein cadre, de face, sans broncher, Mikkelsen parvient, par les seules inflexions de son visage, sans un mot, de façon absolument étonnante, à nous laisser pénétrer l'esprit d'un condamné à mort sur l'échafaud, conscient de penser pour la dernière fois, de voir pour la dernière fois, de respirer pour la dernière fois. On se contente de regarder le visage de l'acteur et soudain nous traverse la conviction de penser et de ressentir tout ce que doit éprouver un homme sur le point de mourir.




Dans une troisième séquence, l'une des plus belles du film, bien antérieure dans le récit, c'est le corps entier de l'acteur, bouillonnant, écumant de cette colère compacte et dirigée que le cinéaste a la superbe idée de ne jamais faire éclater, qui, plus que jamais, devient le nœud de la guerre du film d'Arnaud des Pallières. Au terme du premier assaut de sa troupe contre le château du baron (filmé avec génie), Kohlhaas erre seul parmi les cadavres qu'il retourne un à un pour en vérifier l'identité, à la recherche de celui qui a outrepassé ses droits et lui a causé du tort. Filmé dans une suite de plans serrés, dans l'obscurité du donjon, quelques mèches de cheveux dans les yeux, le visage, taillé à la serpe et aux formes si saillantes, noirci et ruisselant d'une sueur épaisse qui trace des sillons sur sa peau tannée, piétinant dans un espace étroit, inspirant et expirant lourdement et régulièrement au milieu du bourdonnement des mouches dans un souffle qui donne sa pulsation à toute la mise en scène, Mikkelsen se transforme littéralement en cheval fiévreux sous la caméra prodigieuse du cinéaste. Arnaud des Pallières, au-delà du respect remarquable à une œuvre pour ainsi dire inadaptable, d'une littérarité totale, transforme le roman en événements cinématographiques à part entière, et pour tout dire sublimes. Faisant preuve d'une maîtrise rare de son art quand il filme le visage si unique de son héros reflété dans les paysages de western français qu'il habite et arpente, Arnaud des Pallières brille aussi par son travail sur le son (des scènes entières reposent sur le souffle du vent, celui d'un personnage, la voix de Mads Mikkelsen ou celle de Denis Lavant, le cahot des sabots ou celui d'un charriot), sur l'image (les mouvements des chevaux redoublés par ceux des nuages sur la lande sont hypnotiques) et sur le montage (tous les plans sans exception sont coupés au cordeau, et les ellipses dans la structure du récit font montre d'une grande précision et d'une infinie justesse). Chaque scène du film bénéficie à vrai dire d'un travail remarquable sur chaque élément qui la compose, à l'instar, pour ne prendre qu'un exemple supplémentaire, de la scène où la petite Lisbeth s'élance vers le domaine de Kohlhaas, où sa mère est mourante. Mais ce n'est qu'un exemple, et il suffirait de revoir le film pour en vouloir citer cent. Arnaud des Pallières confirme qu'il est un très grand cinéaste, et Michael Kohlhaas s'impose comme l'un des très grands films de cette année.


Michael Kohlhaas d'Arnaud des Pallières avec Mads Mikkelsen, Mélusine Mayance, David Bennent, Delphine Chuillot, Denis Lavant, Bruno Ganz, Jacques Nolot, David Kross et Roxane Duran (2013)

19 août 2013

Armageddon

1998 aura été pour tout le monde un bel été. "Roger tu me broies l'épaule !". Rappelez-vous... Du fait de ces deux mois festifs où bonne humeur rimait avec "black, blanc, beur", il y a certains événements moches qui n'ont pas été pointés du doigt comme il se doit, certains excès de vitesse sont passés sous le radar à cause de la joie qui régnait à cette époque-là. En regardant Armageddon y'avait qu'à fermer les yeux (dans les bleus), ou les plisser un peu, pour voir Zizou dans le rôle principal. A l'heure où Pain and Gain est curieusement attendu par nos confrères comme le "must see" de la rentrée 2013, il est bon de rappeler les méfaits de son auteur, Michael "1 plan/1 seconde" Bay. Réalisateur des deux Bad Boys, de The Rock, de Pearl Harbor, ou plus récemment des trois Transformers, Michael Bay est surtout connu pour son art du placement de produits (on dénombre une cinquantaine de marques apparentes par film). Publicitaire décomplexé, Bay est aussi un pyromane avéré. Il a été démontré que ses films engrangent plus ou moins de pognon selon le nombre d'explosions à l'écran. Face à toutes ces statistiques édifiantes nous sommes longtemps restés muets. Que dire de cet homme si cynique qu'il semble lui-même revendiquer de vivre dans le vice. C'est le capitalisme le plus crasseux et assumé. Celui qui te prend un billet d'une main et qui appuie sur le détonateur de la mine placée au préalable sous ta semelle de l'autre.




Petite description physique du bonhomme : véritable cheval humain, Michael Bay porte un jour sur deux des vêtements échancrés jusqu'au nombril pour laisser admirer son torse glabre. Il a accueilli avec reconnaissance le vote des députés français du 23 avril 2013. Ses cheveux sont sublimes, sa permanente impeccable, sa raie toujours droite (nous parlons bien de celle de ses cheveux). Quand un cinéaste ressemble à un tel éphèbe, à un catcheur svelte, il a encore plus de choses à prouver. Mais pire que tout, Michael Bay n'a pas d'âme. Pas davantage que son producteur et mentor, Jerry Bruckheimer, son quasi sosie en bien plus morbide. Ces deux hommes font le mal autour d'eux, sans scrupules, et nous sommes les spectateurs éloignés de leurs crimes. Tout être humain sur Terre est supposé se trouver à cinq personnes de tout autre congénère, et pourtant nous ne sommes même pas à dix personnes d'un fan de Michael Bay. Enfin, on l'espère. On ne connaît pas le jardin secret de certains de nos pigistes.




La même année, en mai, sortait Deep Impact de Mimi Leder (?), basé sur une histoire quasi-similaire. Sauf que dans ce film-là les personnages passent la moitié du film à pleurer et l'autre à regarder un météore s'écraser sur eux. Le météore tombait dans l'océan et se contentait de faire monter le niveau des eaux, engloutissant tous les gens vivant à moins de 200 mètres au-dessus du niveau de la mer sous le regard embêté de tous les autres. Dans Armageddon au contraire, toute l'intrigue consiste à envoyer une troupe de bras cassés sur la caillasse volante pour y creuser un puits afin d'y balancer une tête nucléaire qui aura un impact suffisamment profond sur la météorite pour au moins la faire dévier de sa trajectoire, au mieux la faire exploser en mille morceaux. Les plus attentistes, défaitistes, fatalistes se sont retrouvés dans Deep Impact, les autres, activistes, interventionnistes, optimistes, se sont rués sur Armageddon par milliers. A l'époque, nous étions en CM1/CM2 (plus exactement en "classe passerelle", soit "chez les cons" comme disaient nos pères), et la classe était divisée en deux clans ennemis. Deux façons de voir les choses. Ou plus exactement les fans de Téa Leoni contre ceux de Liv Tyler.




A noter que c'est le seul film où Bruce Willis meurt à la fin. Les chipoteurs vont nous tendre une pancarte "Six Sense", sauf que dans le film de Shyamalan, il a beau s'en rendre compte à la fin, il meurt au début (désolé pour les trois Népalais qui n'ont pas encore vu le film). Willis meurt peut-être aussi à la fin du Chacal, où il est opposé à un Dick Gere survolté, mais il n'est pas le héros de ce film et de toutes façons vous n'y auriez pas du tout pensé. Autour de la star, qui était alors sur un nuage, Michael Bay a eu le blair de placer un chapelet d'acteurs incongrus histoire de ratiboiser large : Ben Affleck, qui était alors tout au fond, Steve Buscemi, pour attraper quelques pigistes indés, Owen Wilson, pour les précogs qui sentaient qu'il finirait en haut de l'affiche malgré sa tronche de freak, Michael Clarke Duncan, pour attirer les fans d'animaux, Billy Bob Thornton, pour plaire aux fumeurs de oinjs, Udo Kier, pour séduire les nordiques et les teutons et, last but not least, oldie but still goodie, Charlton Heston, en narrateur voix-off, une arme braquée sur la tempe du mixeur, pour les amateurs de vieilleries et d'auto-justice. Côté femmes il faudra se contenter de Liv Tyler, qui n'a accepté de jouer qu'à la condition que son père drogué et fossilisé puisse vociférer à la fin du film sur fond de soleil couchant.




Il faut dire que toute cette fine équipe, si c'est du bonheur sur le papier, sur le plateau c'est la chierie totale. Imprimée sur pellicule c'est de l'or, en coulisses c'est la chienlit. En dehors des petits blocs de nano-secondes situés entre les mots "Action" et "Cut", les acteurs s'insultaient et se tournaient le dos. Ils ne se sont jamais recroisés depuis, sauf erreur de leur part, et il y en a eu pas mal. Michael Clarke Duncan et Charlton Heston jouent par exemple tous les deux dans La Planète des singes de Tim Burton, et tous deux sans maquillage. Le second était là en caméo clin d’œil au film original, le premier était là en clin d’œil tout court. Quant à nous, nous ne sommes plus jamais retournés voir un film de Michael Bay au cinéma. On avait passé l'âge. On était déjà trop vieux, on avait 12 ans.


Armageddon de Michael Bay avec Bruce Willis, Steve Buscemi, Liv Tyler, Billy Bob Thornton, Udo Kier, Ben Affleck, Owen Wilson, Michael Clarke Duncan et Charlton Heston en off (1998)

16 août 2013

Ma femme est un violon

"Mon cœur est un violon
Sur lequel ton archet joue
Et qui vibre tout au long
Appuyé contre ta joue"

La sortie récente en dvd de L'Amour à cheval de Pasquale Festa Campanile et la ressortie en salles de Mon Dieu, comment suis-je tombée si bas ?, avec Laura Antonelli, sont une occasion trop belle de parler d'un film de Pasquale Festa Campanile avec Laura Antonelli. Ma femme est un violon (Il merlo maschio, 1971) est, à ma connaissance, l'autre grand film érotique parmi la poignée de ces comédies friponnes italiennes des années 70 qui furent entièrement bâtis sur le charme de l'incroyable Laura Antonelli. Le premier (en fait second d'un point de vue chronologique, car sorti en 73) étant bien entendu Malizia, évoqué dans ces pages il y a maintenant quelques temps. Ledit film, réalisé par Salvatore Samperi, se base sur un fantasme bien connu et bien répandu, celui qu'ont les garçons d'être initiés aux joies de la sexualité par une belle et plantureuse jeune femme évidemment plus âgée. Ce sujet se double dans Malizia d'un autre topos érotique, tout aussi universel, puisque le garçon en question se gargarise d'orienter les faits et gestes de ladite initiatrice en la poussant, en l'occurrence par quelque chantage, à révéler ses charmes plus vite que prévu. Ma femme est un violon s'attaque à un tout autre fantasme masculin, moins banal, plus étrange à vrai dire, mais qui a également inspiré un certain nombre d’œuvres érotiques, littéraires ou cinématographiques. Il s'agit du candaulisme, qui consiste à prendre du plaisir au fait d'exhiber sa compagne exclusive ou l'image de celle-ci ; voire de la partager physiquement avec d'autres hommes, sans participer aux ébats.




La liste des films centrés sur ce sujet doit être nombreuse. On peut penser bien sûr à La clé de Tinto Brass (1983), avec la sublime Stefania Sandrelli, dont le vieux mari est violemment titillé à l'idée de la voir touchée par son propre gendre. Un modèle du genre. Qui l'a vu ne peut oublier les premières scènes, où l'époux de Stefania transpire de voir l'ami de sa propre fille tamponner les fesses nues de son épouse pour lui faire une piqure après un malaise. Je me rappelle aussi, en partie seulement, d'un autre film érotique aperçu il y a bien longtemps, où un homme jouissait de voir sa femme se laisser reluquer puis entreprendre par d'autres types tout au long d'un voyage en train. Je n'ai jamais pu retrouver le titre de ce film, ni le revoir, peut-être qu'un fin limier pourra tôt ou tard éclairer cette zone d'ombre en mettant un titre sur ce vague souvenir.

Ma femme est un violon raconte l'histoire du bien nommé Niccolò Vivaldi (Lando Buzzanca), violoncelliste sans renom, las de vivre dans l'anonymat, qui découvre que sa magnifique épouse suscite l'admiration béate des hommes qu'elle croise, et décide de récolter les miettes de ce succès pour éprouver enfin, et par procuration, un sentiment de reconnaissance. Pour ce faire, il ne voit d'autre option qu'exhiber sa femme en public histoire de jouir de sa gloire, et découvre chemin faisant que la vision de sa femme abandonnée aux mains, ou du moins aux regards d'un autre, l'excite et l'inspire au plus haut point. Vous avez peut-être déjà croisé l'image (vaguement reprise sur l'affiche), inspirée d'une célèbre photographie de Man Ray, où Laura Antonelli, nue et de dos, est, passez-moi l'expression, "rangée" dans un étui à violoncelle. L'actrice possédait il faut bien le dire la courbe de hanches d'un violon d'Ingres, et nul doute que l'homme, évidemment italien, qui inventa cette instrument s'inspira d'une femme telle que Laura. Quoiqu'il eût fallu que le violon possédât des courbes encore plus parfaitement affolantes en haut qu'en bas, que la boucle supérieure du 8 soit plus hypnotique qu'une boucle inférieure déjà gratifiante, et tel n'est pas le cas. Toujours est-il que le fantasme ultime de Niccolò tient tout entier dans cette idée : que sa femme soit son instrument et qu'on l'admire d'avoir l'opportunité, le privilège, l'insolence d'en joue(i)r. Et s'il commence par photographier Costanza endormie dans le plus simple appareil pour diffuser son image dans les journaux et s'enfler d'orgueil à la vue des "lecteurs" fascinés de l'ouvrage, le violoniste opportuniste demande vite à sa femme de participer activement à sa quête de reconnaissance.




Après quelques protestations de bon aloi, Costanza accepte, avec ce sourire compatissant qui fait de Laura Antonelli un songe. La voilà donc qui pose dans toutes les positions, dans toutes les tenues et dans toutes les pièces de l'appartement familial sous l'objectif lubrique de Niccolò ; qui se déshabille chez le médecin tandis que son voyeur de mari, plus échaudé encore, l'observe par le trou de la serrure ; qui feint un malaise dans sa baignoire pour être manipulée par un autre médecin aux abois ; prétend s'être fait piquer par une abeille alors qu'elle portait une combinaison intégrale qui l'oblige à se dévêtir intégralement face à un énième docteur tétanisé (la médecine serait donc le plus beau corps de métier qui soit chez nos voisins transalpins ?) ; qui se dénude encore dans une cabine de train face à des ouvriers médusés (on retrouve là un aspect du film mystère dont je parlais plus haut) ; ou retire le haut en plein récital de l'orchestre de son époux. Toutes ces séquences sont autant d'occasions de s'émerveiller, et mieux que jamais, devant le corps extraordinaire de la radieuse et espiègle Laura Antonelli, l'une des plus belles femmes qui aient vécu et que le cinéma nous ait permis d'admirer sans retenue. "Un visage d'ange sur un corps de pute" disait Claude Chabrol (qui a fait tourner Laura Antonelli aux côtés de son mari de l'époque, Jean-Paul Belmondo, dans Docteur Popaul) à propos d'Emmanuelle Béart. La formule pourrait s'appliquer à Laura, visage de madone sur un corps irrésistible en diable.

Et c'est là que le film marque des points. L'érotisme doit, en théorie (c'est du moins la mienne), s'opposer à la pornographie (il ne s'agit pas de porter l'un aux nues pour condamner l'autre, c'est une question de nature, et la beauté de la pornographie existe certainement, mais sur un autre plan) en faisant de nous les fils de Tantale, d'éternels insatisfaits, constamment attisés, jamais assouvis. De purs admirateurs du fruit défendu. C'est ainsi que l'érection (littérale, vers le fruit sacré intouchable quoiqu'à portée de main) demeure intacte et permanente, et que le désir croît sans fin. Mais encore faut-il percevoir le fruit pour le désirer. Les films érotiques dignes de ce nom sont ceux qui nous donnent à admirer sans réserve, et qui ce faisant maintiennent le désir vivant. "Admirer" n'est d'ailleurs le mot juste que si la chose est admirable, ici une épouse bien sous tout rapport, loin de toute idée licencieuse, donc inaccessible a priori. Et même si l'idée est là - après tout pourquoi pas - le personnage, admirable quoi qu'il arrive, c'est-à-dire tout simplement aimable, au sens premier de "digne d'amour", doit idéalement avoir à franchir un cap, à passer une frontière depuis l'idée vers l'acte, pour que l'événement soit grand et inattendu. L'objet du désir se déplace alors d'une sphère à l'autre, et c'est dans cette transgression-là que gît une grande part de l'érotisme, à l'instar de Belle de jour, de La Belle Noiseuse, de Lady Chatterley et de tant d'autres. D'où l'échec relatif, à mon avis (je ne saurais réduire l'érotisme à un modèle, il en existe autant que d'individus pensants ou à peu près, je ne fais qu'évoquer une sorte d'érotisme idéal selon moi à l'instant T), de tant de films, surtout actuels, de genre ou non, qui prennent pour héroïnes des filles de si petite vertu, débiles et vulgaires, à moitié nues en toutes circonstances et d'une grossièreté entière. D'où, a contrario, la réussite de Malizia et de Ma Femme est un violon, petites comédies de rien du tout, mais d'une grande force érotique par les efforts qu'ils déploient pour donner à voir, et pleinement voir, l'une des plus belles femmes du monde, et pour la rendre aussi absolument aimable, donc désirable, que somme toute, d'une manière ou d'une autre, et pour notre plus grande joie, inatteignable.


Ma femme est un violon (Il merlo maschio) de Pasquale Festa Campanile avec Laura Antonelli et Lando Buzzanca (1971)

14 août 2013

Adieu

Impatient de découvrir Michael Kohlhaas d'Arnaud des Pallières, présenté à Cannes en mai et visible dans les salles aujourd'hui, je me suis lancé dans Adieu, réalisé par le même cinéaste en 2003, et dont l'affiche ne laisse pas d'étonner (je suggère un petit clic sur "rotation à droite", ça ne mange pas de pain). Film extrêmement impressionnant, Adieu évoque les thématiques de l'abandon et de l'accueil, traite de la disparition des uns et de ceux qui restent, sujets explorés à la fois à travers l'expérience de la mort d'un proche dans une famille d'exploitants agricoles et à travers celle d'un immigré clandestin algérien (Mohamed Rouabhi) qui, menacé dans son pays, est contraint de laisser femme et enfant derrière lui et tente d'entrer en France sans papiers pour y obtenir le statut de réfugié politique, le tout sur fond d'interrogation profonde sur l'existence de Dieu et de parabole biblique, via le récit par l'immigré clandestin de la vie du prophète Jonas qui, ayant désobéi à Dieu en choisissant de se rendre dans une ville plutôt que dans une autre, vit son bateau frappé par une tempête et fut jeté à l'eau, avalé enfin par une baleine qui le recracha sur sa rive d'origine.




Le thème de l'étranger étant au centre de l’œuvre - qui ne possède d'ailleurs pas vraiment de centre en termes de structure narrative - les deux récits ne se rencontrent pratiquement pas, évoluant en parallèle dans un montage extrêmement brillant qui témoigne d'une maîtrise impressionnante. Les deux histoires ne se rencontrent pas mais il s'en sera fallu de peu. Vers la fin du film, un personnage de passeur (Carlo Brandt), camionneur de profession qui est aussi l'amant de l'épouse (Aurore Clément) de l'un des frères de la famille endeuillée (Axel Bougousslavsky, découvert au cinéma dans Les Enfants de Marguerite Duras), décide de transporter des clandestins dans son engin, parmi lesquels se trouve l'immigré algérien, incarnation moderne du prophète Jonas. C'est donc logiquement un passeur qui, de très loin, tente de faire le lien entre les deux récits du film, étrangers l'un à l'autre. Mais il échoue dans son entreprise et voit avec nous le lien ténu entre les deux histoires et entre leurs personnages respectifs se rompre tragiquement. C'est l'histoire du film : les mondes (la vie et la mort, l'Afrique et l'Europe), ne font qu'amorcer une communication vouée à l'échec, impossible en soi ou sciemment empêchée. L'un des membres de la famille (Laurent Lucas), en apnée dans son bain, entend la voix de son frère mort. L'Algérien est pris en charge par un passeur jusqu'à ce que la douane s'en mêle. Et tous sombrent dans le mutisme : l'immigré se tait tout au long de son voyage, y compris quand on le recrache chez lui, même si son parcours est accompagné en voix-off par la lecture d'une lettre à sa femme, qui raconte l'histoire du prophète ; le père de famille (Michael Lonsdale) ne répond plus à ses fils et erre dans sa propriété agricole. On le voit marcher au milieu des parcs à bestiaux dans des plans qui rappellent Cochon qui s'en dédit de Jean-Louis le Tacon, film par ailleurs tout à fait autre (et unique en son genre) avec lequel Adieu partage aussi un sentiment d'étouffement, un mélange des tons, entre réalisme froid et fulgurances mystiques oniriques, et un va-et-vient entre fiction et réalité, quand Arnaud des Pallières filme la chaîne de montage d'un camion blanc, future barque du passeur d'âmes, pour ouvrir son œuvre, avant d'embrayer sur un récit double, où la part de fiction est immense car redoublée par le romanesque du mythe religieux et ancrée dans les méandres du mystique comme dans les tréfonds de la conscience.




Adieu est donc un film extrêmement riche, qui fait parfois penser au cinéma de Godard ou à celui de Desplechin, avec ce recours aux textes sacrés, aux grands mythes et à une voix-off envoûtante posée sur des images travaillées en profondeur par la lumière et par les couleurs, avec ce récit multiple aussi, faisant le portrait d'une famille en crise suite au décès de l'un de ses membres et dressant le constat d'une foi profondément remise en question (à travers le personnage du prêtre joué par Thierry Bosc). Et comme chez les deux immenses cinéastes français cités, le poids spirituel du projet et sa structure très organisée pourraient le faire passer pour prétentieux ou écrasant si on ne retrouvait pas dans le film d'Arnaud des Pallières une forme de simplicité dans l'adresse directe aux sens du spectateur qui en passe par un énorme travail formel, sur chaque plan sans exception, et qui porte de bout en bout un film aussi vivement intelligent que profondément poétique. On est sans cesse fasciné par tout ce qui se passe dans l'image et dans la bande sonore. Le cinéaste, mêlant le prosaïque et le sacré, parvient à donner à l'un les qualités de l'autre dans une unification qui restitue au monde sa structure. Et la progression même du film (le camion qui sort de l'usine au début servira de transport au passeur à la fin) sert moins d'effet d'annonce ou de pirouette scénaristique que de métaphore à la construction même d'un récit, en même temps qu'elle permet à cet objet si banal, technique, pratique qu'est un poids-lourd de devenir, ainsi présenté en amont de tout indice narratif, et dès lors de rester à tout jamais un pur objet de fascination et de puissance esthétique. C'est quasi hypnotique quand Arnaud des Pallières touche à l'expérimental (dans la scène du cimetière, où l'image est comme démultipliée sur elle-même), mais aussi quand il filme ce simple, ce bête camion blanc en travelling latéral au sortir d'une chaîne d'assemblage. Le soin apporté aux puissances d'impression rétinienne et d'envoûtement inconscient via de pures relations audio-visuelles rappelle le dernier film de Chantal Akerman, La Folie Almayer, qui compte parmi la poignée des très grands films sortis l'an passé. Adieu est pour résumer un film à voir, à voir et entendre, au sens littéral, et qui rend d'autant plus impatient de découvrir Michael Kohlhaas.


Adieu d'Arnaud des Pallières avec Mohamed Rouabhi, Laurent Lucas, Michael Lonsdale, Olivier Gourmet, Axel Bougousslavsky, Aurore Clément, Thierry Bosc et Carlo Brandt (2003) 

12 août 2013

District 9

Récemment ce cher Spike Lee a publié sa liste des 86 films indispensables à tout cinéaste en herbe. Soit, parce que ça revient au même, des 86 meilleurs films du monde selon lui. Comme devant la plupart des listes du genre, on a envie de s'arracher la tronche en la lisant. D'abord, pourquoi 86 titres et pas 100 ? N'est-ce pas un aveu ? Spike Lee, réalisateur méritant, n'a sans doute pas pu aller plus loin malgré 86 nuits sans dormir (il trouvait un film important par nuit, à chaque fois à l'aube, d'après ses dires). N'a-t-il vu en tout et pour tout que 86 films dans sa vie ? Et il donne des cours dans une grande école de ciné, celle de New-York, rien de moins, ça fait réfléchir. Y'avait pas mal de bogues dans sa liste qui plus est. L'homme nous place Dirty Pretty Things de Stephen Frears, Big Mamma de Raja Gosnell, Kung Fu Panda de Stephen Chow et Rasta Rockett de Jon Turtletaub, soit pas mal de films de renois mais pas l'ombre d'un Renoir, pas le soupçon d'un Murnau ou d'un Ophuls, pour ne citer qu'eux. Pas l'ombre d'un Jan de Bont non plus... 




Que fait-on quand on est étudiant face à ça, et que le prof exige qu'on ait vu la moitié de sa liste avant la fin du premier semestre ? Spike Lee doit faire partie de ces profs qui se ruinent pour l'année dans un premier cours démarré sur des charbons ardents. Point positif pour Spike Lee, il se traîne une réputation de pur dirlo de recherche. L'homme répond aux mails. Il les lit, puis il répond. Un pur dirlo. C'est quelque chose qui n'est pas assez dit sur lui. Mais pour revenir à sa liste d'enflure, c'est typiquement celle qui finit en boule au fond du sac de cours et qu'on ressort dix ans plus tard. Elle est devenue belle, visuellement, c'est un beau papier, jauni, écorné, tâché d'encre par endroits. Après c'est toujours autant de la merde quand on lit le papelard, et on le jette en repensant à tout ce qu'il a vécu malgré lui (jour de l'an chez Rabois, pintes de bière coupée à la pisse au Bar de la Lune, déambulations dans les rues, et ainsi de suite).

Dans cette maudite liste de 86 films classés par ordre alphabétique des prénoms (ce qui n'a aucun sens, AUCUN, et Spike Lee ne se mouille pas en évitant un vrai classement par ordre d'importance. Au fait, on vient de piger pourquoi y'en a que 86, les 14 manquants sont signés Spike Lee.........), on retrouve aussi, D9, aka District 9, de Neill Blomkamp (qui a eu notre sympathie immédiate, parce qu'il nous évoquait les facéties pédestres de Dennis Bergkamp, l'un des plus grands joueurs de football de l'histoire, qui aurait pu être le plus grand s'il n'avait pas été hollandais et s'il n'avait pas été victime d'une phobie de l'avion qui l'a tenu éloigné de toutes les grandes compétitions du siècle passé. Il n'a participé qu'à une coupe du monde, la plus belle, l'unique en fait, celle de France 98, et il a réussi, après 18 heures de train éco téoz, à faire un contrôle majestueux devant le but et à crucifier le goal Carlos Roa de la plus belle des façons, une vraie danseuse étoile...).




On avait envie d'adorer District 9, qui raconte comment des extra-terrestres échoués sur la Terre vingt-huit ans en arrière ont été parqués dans un bled d'Afrique du Sud et y sont abandonnés à leur sort tandis que les humains cherchent en vain à utiliser leurs armes, d'une puissance extraordinaire mais ne répondant qu'aux aliens, du moins jusqu'à ce qu'un journaliste finisse par être contaminé et se transforme peu à peu en "crevette" de l'espace. On s'était mis à genoux devant la télé avant de le lancer. C'était l'époque où on était colocs et où chaque film maté ensemble avait droit à son cérémonial de malade. Certains impliquaient le déboutonnement de nos pantalons, d'autres une prière en direction de l'écran (et de la Mecque) dans un silence imposé. Le film de Blomkamp en fit partie. Et pourtant... La déception fut immense, surtout après avoir maté l'intégralité du film à genoux sur le carrelage. Pourtant on a une certaine marge de tolérance envers les films que l'on comprend mal ou qu'on n'arrive pas à suivre, comme La Dame de Shangaï d'Orson Welles, 2001 l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick et quelques autres, ces films auxquels on ne pige pas tout mais qu'on trouve géants. Du coup pendant tout le film de Blomkamp on a emmagasiné, puis au bout d'un quart d'heure le cérémonial s'était transformé en bazar de l'épouvante. La dimension politique du film nous a complètement échappé, déjà. Avec nos deux notions historiques, c'est pas toujours facile. On était au courant qu'un certain Nelson Mendesfrance avait combattu les blancs avec l'aide des hollandais depuis sa prison, pour finir président de la NFSEA, mais pas plus. Ce brillant homme a notamment raconté tout ça dans un épisode de En Apartheid avec Pascale Clark. Voici ce que nous savions en conjuguant nos savoirs respectifs, quitte à rompre le silence de cathédrale qu'on s'était imposés au départ, afin de s'entraider un peu.




Quant au reste, les zones d'ombre du script sont légion. La cohérence du récit est aux abonnés absents. Il y a un truc que nous n'avons pas pigé et qui nous a bien fait tiquer, c'est comment les êtres humains et les extraterrestes arrivent à communiquer ? S'ils n'y parvenaient pas, on pourrait mieux comprendre pourquoi les premiers ont choisi de concentrer les seconds dans une zone, en les traitant comme de la merde ; mais là, ils arrivent à causer, ils peuvent tout se dire, échanger sur tout, mais non, ils préfèrent s'entretuer... Les hommes arrivent à communiquer avec les aliens qui s'expriment pourtant manifestement dans un esperanto immonde digne des pires bushmen d'Australie, mais ils ignorent complètement d'où ils viennent, pourquoi ils se sont arrêtés en Afrique du Sud, pourquoi leur vaisseau est en panne, pourquoi ils ont perdu une sorte de boîte noire qui les a rendus complètement cons et désœuvrés, et au lieu de leur poser des questions (d'autant plus que les aliens ont l'air assez causants et conciliants), ils leurs balancent de la bouffe pour chat et les autopsient de longue... Autre couac : dans leur zone, les crevettes ont des armes de destruction massive, ou quasiment. Il leur suffit d'appuyer sur un bouton et ça fait tout exploser. Ils ont ça à disposition. Mais pourquoi ne s'en servent-ils donc pas pour foutre la race aux humains, ou juste ce qu'il faut pour ensuite tracer chez eux ? Suspect




Y'a plein de petits trucs que nous n'avons pas pigé. Les aliens ressemblent à des crevettes monstrueuses de trois mètres de haut et ont un comportement assez violent, sans pour autant (au début du film) susciter la haine de militaires bas du front. Plus d'une fois dans le film un alien arrache un bras à un soldat par mégarde ou pour jouer et les autres marines autour regardent ça sans trop réagir, alors que logiquement ça appelle une boucherie immédiate et définitive. Enfin bref, ça ne tient pas debout une seconde ce gros merdier. Un autre truc que nous n'avons pas du tout pigé, c'est pourquoi les américains, qui veulent voir partir les aliens et se font chier à mettre en place une expulsion administrative parfaitement risible, s'échinent à empêcher ces derniers de rejoindre leur vaisseau mère pour déguerpir. Nous ne comprenons rien... Si vous connaissez les réponses à toutes ces questions, nous sommes prêts à retirer les "captcha" pour que vous puissiez poster des commentaires plus facilement.




Nous en tout cas on a mille questions à poser à Neill Blomkamp. D'abord, pourquoi un "m" avant un "k", alors que la règle d'or veut qu'on ne mette un "m" au lieu d'un "n" que devant un "b" ou un "p", exception faite du mot "bonbon" et de pas mal d'autres mots, mais pas Blomkamp, nous avons vérifié. Ensuite on aimerait lui demander si ce film est bien, comme nous l'avons lu, une sorte de remake d'un court-métrage qu'il avait réalisé 5 ans plus tôt. Si tel est le cas c'est vraiment une histoire qu'il porte en lui depuis des lustres, un scénario qu'il a pu peaufiner pendant des années, et un message qui lui tient à cœur et qu'il veut véritablement partager avec le plus grand monde. Dans ce cas pourquoi choisir une forme cinématographique si peu amène à la communication ? Ce qui nous amène à une autre question, plus taffée de notre côté : au début du film, on est face à une sorte de collage d'images d'informations télévisées, des bouts de reportages filmés par des personnages du film, donc façon amateur, found footage. Mais ce concept, très en vogue ces dernières années, est abandonné sans préavis au beau milieu du film, au moment où le personnage commence à se transformer en crevette et même à devenir une pure gambas, car il est très con au départ de l'histoire et gagne en neurones au fil du temps. Sauf qu'aucun changement d'esthétique ne survient. On reste dans une forme télévisée suffocante. Le filmage, extrêmement épuisant en soi, à base de mouvements de caméra brusques et permanents dans des plans montés par un épileptique, reste identique. Regarder ce film c'est presque comme une après-midi passée au naked-paintball, le paintball sans protections et sans vêtements. Si vous avez des réponses à ces questions-là, idem, on vous attend dans les commentaires, mais cette fois-ci on remet les captcha. Si vous savez répondre à ça vous savez aussi recopier les trois chiffres d'une captcha.




Dans beaucoup de critiques, notamment dans celle des Cahiers du Cinéma de l'époque, on peut lire, les larmes aux yeux : "Neill Blomkamp (seulement 30 ans !)". C'est pourtant pathétique de faire un film aussi débile à déjà 30 ans, la preuve c'est qu'il l'a écrit 5 ans plus tôt, donc qu'il a eu l'idée 10 ans plus tôt, et avoir une telle idée à 20 ans c'est déjà avoir un beau retard... Même combat pour Nolan avec Inception, Cameron avec Avatar ou Del Toro avec Pacific Rim. Ces cinéastes se vantent d'avoir eu l'idée de ces films au bahut ("et en taule" pour Del Toro), mais pas besoin de s'en réjouir, parce que ça se voit, et ils ne font que donner le bâton... On a pourtant quelques éléments de comparaison, ne serait-ce que le plus fameux : Orson Welles a réalisé Citizen Kane à 26 ans. On peut aussi penser à Godard qui a tourné A bout de souffle à 29 ans, au Roi Pelé qui soulevait sa première coupe du monde à 16 ans, à Camille Lacourt qui levait son premier dauphin à 8 ans, et ainsi de suite.


District 9 de Neill Blomkamp avec des crevettes non-décortiquées (2009)

10 août 2013

Spéciale première

Antépénultième film du grand Billy Wilder, Spéciale première (The Front Page) ressort actuellement sur les écrans, l'occasion de redonner une chance à cette excellente comédie descendue par la presse américaine à sa sortie. Vingt-trois ans après Le Gouffre aux chimères, Wilder s'en prend de nouveau au journalisme, sur le ton très affiché cette fois-ci de la comédie satirique, en reprenant et en remaniant le texte d'une pièce de Charles MacArthur et Ben Hecht (grand scénariste hollywoodien et collaborateur notamment de Hawks, Preminger ou Hitchcock) déjà adaptée deux fois au cinéma, en 31 par Lewis Milestone et en 40 par Howard Hawks dans l'hilarant La Dame du vendredi, screwball comedy d'une efficacité hallucinante menée tambour battant par Cary Grant et Rosalind Russell. Wilder, qui tourne Spéciale première en 1974, après les insuccès consécutifs de La Vie privée de Sherlock Holmes et de Avanti !, est alors un cinéaste déprimé en fin de carrière. Les entretiens tardifs de l'artiste dévoilent un homme nostalgique de sa grande époque, amer vis-à-vis d'une critique et d'un public cruels, un artiste jaloux même, de certains de ses pairs et du succès de la génération montante du Nouvel Hollywood, ces "barbus" venus régner sur Hollywood, tels qu'ils sont évoqués dans Fedora, film magistral tourné sans l'appui des studios et en Europe quatre ans plus tard.




Et en effet, The Front Page, comédie classique et en costumes (l'action se situe en 29) au duo d'acteurs vieillissant (les rôles titres reviennent au tandem génial formé par Jack Lemmon et Walter Matthau), dénote si on le replace dans son contexte, celui des années 70 et de sa grande vague de films modernes, révisionnistes et pessimistes. Imaginez la sortie de cette comédie de Wilder au milieu d'Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia de Peckinpah, Le Parrain 2 de Coppola, Cockfighter d'Hellman, Thunderbolt and Lightfoot de Cimino et The Parallax View de Pakula. Ceci étant, si le film de Wilder est clairement l'intrus, il n'est pas totalement en reste en matière de subversion et de férocité. Wilder, ancien reporter lui-même, s'en prend avec virulence au monde des médias en nous présentant un chapelet de journalistes tires-au-flanc qui se volent les scoops sans vergogne et sont prêts à tout pour faire la une, y compris à voler l'image d'une exécution pour exciter la plèbe, à laisser mourir un condamné à mort possiblement innocent pour vendre du papier (par quoi se rappelle à notre mémoire l'odieux Charles Tatum du Gouffre aux chimères) ou à regarder une malheureuse prostituée se jeter par la fenêtre. Et Wilder ne s'arrête pas là dans la peinture corrosive d'une société pourrie (rappelons que le film sort peu après le scandale du Watergate), ce sont plus ou moins tous les cadres de la société civile qui en prennent pour leur grade, de la justice aux politiques en passant par la police, avec, pour le maire de la ville et le shérif local, des portraits particulièrement chargés. Le cinéaste et son scénariste attitré, I.A.L. Diamond, qui s'en prennent aussi aux institutions telles que la peine de mort, ont par ailleurs sensiblement adapté la pièce de Ben Hecht à une certaine liberté d'expression permise par l'époque, dans le choix des mots et dans le fond du propos, car le film est aussi l'histoire d'une relation homosexuelle.




Un journaliste, Hildy Johnson (Jack Lemmon), annonce à son ami et patron, Walter Burns (Walter Matthau), qu'il plaque tout pour aller se marier et s'installer à Philadelphie, où un poste de publicitaire pourvu par son futur beau-père l'attend. Hawks avait détourné la base de l'intrigue de la pièce de Hecht pour faire du journaliste sur le départ une journaliste, et pour en faire l'épouse du patron venue lui annoncer sa démission et leur séparation du même coup. Wilder et Diamond reviennent au duo masculin original et traitent directement de l'homosexualité masculine, thème crucial du scénario qui passe par tout un tas de sous-entendus plus ou moins distingués au sujet des publicitaires, des auteurs de poésie ou de l'un des journalistes de la bande en marge des gratte-papiers véreux, vieux dandy poète élégant et un rien supérieur.




Jack Lemmon ne se travestit pas comme dans Certains l'aiment chaud, mais une scène en particulier se veut très explicite quant à la relation peu ambigüe que son personnage entretient avec celui de Walter Matthau. C'est d'ailleurs la meilleure scène du film, où Hildy, surexcité par l'évasion d'un condamné à mort recherché par toute la ville qu'il a la veine de tenir sous la main, ne peut s'empêcher de reprendre du service pour la plus grande joie de son patron Walter Burns. Le journaliste, sous le coup du scoop, remet sa démission à plus tard et se lance dans l'écriture compulsive d'un article massue, accaparé par sa machine à écrire, complètement absorbé dans sa tâche, éructant de plaisir sous le regard désolé de sa future femme (interprétée par une toute jeune et toute belle Susan Sarandon) qu'il n'entend même plus tandis que son ami Walter lui met une cigarette à la bouche et pose sa main sur son épaule en opposant à sa rivale un air vainqueur. Les sous-textes homosexuels n'étaient pas totalement absents du cinéma hollywoodien classique, et la cigarette partagée en plein acte sexuel de substitution rappelle évidemment l'ouverture de La Corde de Sir Alfred Hitchcock, où John Dall allumait une cigarette à Farley Granger après le meurtre de leur ami David Kentley. Mais cette relation masculine privilégiée devient quasiment le sujet principal de Spéciale Première (c'était du reste un sujet cher à Wilder, qui l'avait déjà beaucoup plus discrètement abordé, notamment dans La Vie privée de Sherlock Holmes). Le film est une critique de la mesquinerie du journalisme et de la corruption des responsables, une réflexion sur l'addiction au travail contre le mariage, et l'histoire, drôle et subtile, d'une relation homosexuelle exclusive et du combat d'un homme pour récupérer celui qui lui appartient coûte que coûte. L'ultime rebondissement du film est à ce titre aussi grinçant que savoureux, et achève le bel ouvrage de Wilder sur une de ces pointes d'humour dont il avait le secret.


Spéciale première de Billy Wilder avec Jack Lemmon, Walter Matthau, Susan Sarandon, Vincent Gardenia, David Wayne, Austin Pendleton et Charles Durning (1974)

8 août 2013

Les Schtroumpfs

Hier soir je suis passé voir mon ami le Tank. Son appartement sans fenêtre était plongé dans l'obscurité et le silence le plus complet. Possédant un double de ses clés depuis qu'il m'a chargé de venir nourrir quotidiennement Hervé, son boa constrictor, avec lequel il est en froid, j'ai pu entrer chez lui par la grande porte et sans bruit. Je l'ai alors découvert dans son fauteuil roulant, devant son ordinateur de bureau, les yeux rivés sur son écran, lequel diffusait dans son T1 bis une lumière blafarde en accord avec son teint. Il surfait sur le net et, d'un geste de la main sans équivoque, il m'a fait comprendre qu'il ne voulait pas être dérangé. Je me suis donc installé sur son canapé et j'ai branché sa console. Quelques longues minutes plus tard, tandis que je dégommais coyotes et tatous à Red Dead Redemption, le Tank m'a fait sursauter. Il a soudainement gueulé : "Oh putain Les Schtroumpfs en dvd-rip true french ! Oh putain !".


Le Tank aurait beaucoup aimé être présent à l'avant-première du film !
(notez l'étonnant camel toe du Grand Schtroumpf...)

L'imprévisible Tank était apparemment ravi de découvrir que le film d'animation mettant en scène les créations de son idole Peyo était enfin disponible en téléchargement et en véritable version française doublée. Le Tank déteste les films doublés en québécois, ça lui rappelle sa terrrrible mission suicide pour le compte du FBI dans l’Outaouais. Cette mission qui l'a fait voyager à la frontière de la raison, le Tank a tenu à me la raconter après m'avoir envoyé au SPAR pour lui apporter son "carburant" comme il aime à appeler la 8-6. Pour utiliser un euphémisme, son histoire m'a fait froid dans le dos, et pour cette raison je voulais partager mon irrémédiable trauma avec vous. Insondable et terrible Tank, capable d'énucléer un grizzly avec une cuillère à café uniquement pour mettre au point un roulement à bille de fortune...


Les Schtroumpfs de Raja Gosnell avec le schtroumpf libidineux qui mate le décolbard en 3D de Katy Perry (2011)

6 août 2013

Pacific Rim

Guillermo Del Toro a encore frappé. L'homme aux mille projets en a mis des tonnes de côté pour se consacrer pendant cinq ans à celui-ci. A celui-ci ! Le chouchou des fanzines, qui chope les journalistes à coups de petites confidences sur l'oreiller et de mini croquis croqués sur son carnet Ben, a décidé de miser les 200 millions de dollars que les studios lui ont confiés pour filmer un spin off de Transformers. Quel est son secret ? Les collectionneurs de cartes Kaiju ont entre 18 et 30 ans et pullulent sur la blogosphère. Quel est son secret ? Del Toro jouit d'une réputation unique dans la catégorie des réalisateurs de films de genre, et il n'est apparemment pas près d'être déboulonné. On a pas mal réfléchi à ça sur ce blog, on a émis plusieurs hypothèses dans nos articles précédents, notamment sur ses talents de chef cuistot et de roi du burrito. Il y a des gens auxquels on ne résiste pas, dont on devient le meilleur ami aussitôt qu'on les croise. En général ces gens-là en profitent pour devenir dictateurs. Del Toro en profite pour faire du ciné. Dans les deux cas c'est de l'abus, mais ça se pige à mort. Une chose est sûre, les critiques ciné qui ne l'ont jamais croisé se félicitent d'avoir échappé à son charme, et chialent en même temps d'avoir loupé ce festival humain. Étant donné que je ne l'ai pas rencontré, vous tenez-là un des rares papiers objectifs sur ce film !




Pacific Rim a un mérite, il tient ses promesses. Le film promettait de grosses scènes d'action toutes numériques opposant des robocops géants, mélanges de Goldorak et de Transformers, les Jaegers, à des avatars de Godzilla et de son pote Ebirah, les Kaijus, gigantesques créatures extra-terrestres surgies des profondeurs via une faille spatio-temporelle située, comme le titre l'indique, dans le Pacifique Rim. Et on y a droit. Les combats sont longs et sont nombreux. Et si on apprécie les bastons aux poings entre des monuments de chair ou de métal impressionnants, on en a pour son argent, même si les séquences de bagarre ont toutes lieu la nuit et sous la pluie, ce qui est un peu facile et assez dommage, d'autant qu'elles ne sont pas toujours très lisibles, et même si les incohérences pullulent, comme du reste dans l'ensemble du film. Car Pacific Rim tient son autre grande promesse. Il promettait d'être très con. Et il l'est aussi.




Outre son scénario simplet, ses dialogues écrits à la truelle, son discours douteux sur le nucléaire (c'est dangereux, on en meurt, mais ça peut être bien pratique et notre salut pourrait bien passer par là… discours déjà servi récemment par Oblivion, qui légitimait et vantait aussi les mérites du clonage), la connerie du film passe principalement dans la somme de clichés qu'il enfile, des clichés grossiers et lourdingues à souhait. Certains critiques ont parlé d'originalité. Je me demande si on a vu le même film. Tout dans le script, ce script qu'on nous a servi des millions de fois et qui a déjà notamment porté le nom d'Independance Day (le look des méchants aliens de l'autre côté de la faille y fait directement penser), pue le mâché et le remâché. Faisons la liste (non-exhaustive) de l'étendue des dégâts, pour en finir : le héros (Charlie Hunnam), ex-gloire de la nation et de la natation, a perdu une bataille et son frère chéri par la même occasion, puis a subi une longue traversée du désert avant qu'on fasse à nouveau appel à lui et à ses talents hors-normes de tête brûlée. Sa partenaire (la charmante Rinko Kikuchi) est une femme, il en fallait une, c'est une asiatique, l'histoire se passant dans le pacifique, il en fallait un (mais un seul, ça suffit, tout le monde reste américain, ou au moins occidental, même à Hong-Kong, sous peine de mourir très vite), qui doit se battre pour avoir sa place dans un jaeger, et qui finit par la gagner car elle est la meilleure à son poste, parce qu'elle a perdu toute sa famille à cause des monstres quand elle était petite, d'où son désir de vengeance, et parce que c'est le chef noir américain de l'actuelle base des jaegers, ex-pilote de jaeger lui-même, qui l'a sauvée et qui l'a élevée (l'image du flashback où on le voit sortir de son jaeger au ralenti et à contre-jour face à la petite victime japonaise, sur fond de coucher de soleil, est à gerber).




Le chef noir justement (Idris Elba, qui enchaîne après ses rôles dans Thor et Prometheus, mais qui est intouchable depuis qu'il a joué dans The Wire), parlons-en, cet ancien héros de guerre devenu papa poule adoptif avant de se convertir chef d'état-major de la base des mickjaegers puis chef de la résistance (quand le gouvernement a destitué les jaegers au profit de la construction d'un mur de trente mètres de haut fait de planchettes de cageots et de fétus de paille pour repousser des monstres indestructibles hauts comme dix buildings…). Ce sera "le dernier debout" selon ses propres mots, car bien sûr il se sacrifiera à la fin après un beau discours sur la lutte contre l'apocalypse (aucun spoiler, on le sait avant même d'avoir vu le film). Il y a aussi le rival du héros (Rob Kazinsky, qui joue presque dans The Office), qui se croit plus balèze que la star du film, le rabroue, le provoque, se fait ruiner la gueule, puis quand le héros le sauve il finit par l'applaudir, car ce sont deux collégiens qui trimballent certainement plein de revues sur les grosses cylindrées dans leurs sacs Eastpack. Le chef black à moustaches le qualifie lui-même de "connard égocentrique en conflit avec l'image du père", avant d'ajouter "c'est un cas typique…". Bien vu. Le père de ce fameux "connard" l'aime malgré tout et lui fera une belle déclaration d'amour filial avant la fin. Que dire en revanche du braconnier en bottes de cuir avec balafre au visage et râtelier en or, interprété par un Ron Perlman de circonstance, aux trente-sixième dessous, impatient de se ridiculiser encore plus dans le prochain Hellboy de son pote Del Toro. Et puis, le pompon, les scientifiques. Les chercheurs sont deux, un geek tatoué et vaguement hystérique d'un côté (Charlie "it's a bad bad" Day), un jeune vieux de l'autre (Burn Gorman), avec une coiffure de savant fou nazi, un rictus de freak et une canne, car il a aussi une jambe de bois… Je n'aurais franchement pas cru revoir un jour un clicheton aussi pitoyablement gratiné dans un blockbuster hollywoodien, nulle part ailleurs en fait que dans un film pour gosses ou une parodie. Et pour porter ces personnages en plâtre, un chapelet de comédiens de seconde zone, tous assez mauvais, qui chlinguent de ouf, de l'acteur principal Charlie Hunnam (qui aurait pu être remplacé par Chris Hemsworth, un autre blond avéré déficient mental), dont les épaules décrivent des moulinets terribles dans l'air à chaque pas, quand il marche les pouces dans le jean comme un demeuré, à Burn Gorman, le triste type qui joue le mathématicien boiteux, qui mérite de recevoir des jets de pierre à toutes les avant-premières pour son hideuse performance.




Un jeu stéréotypé pour incarner des personnages-balises dans une histoire bien banale qui réunit tous les lieux communs du genre. Et Guillermo Del Toro, co-scénariste de l'affaire, auteur à part entière de ce film qu'il présente comme son bébé en mimant un mouvement de berceau avec les bras, ne s'interdit aucun raccourci, le plus criant étant celui-ci : les pilotes de jaegers doivent aller par paires pour se partager la décharge neuronale nécessaire à la conduite d'engins gigantesques. Leurs cerveaux sont alors reliés dans la "dérive" (?) et la connexion s'opère via les souvenirs partagés par le binôme. Del Toro ne fait rien de cette idée, qui ne lui sert qu'à balancer à intervalles réguliers des flash-backs bien pratiques et bien pathos sur la perte douloureuse d'un frère ou le traumatisme infantile d'une attaque de Kaiju… Et quand le réalisateur ne perd pas son temps dans ces souvenirs superflus qu'il croit émouvants, il le perd dans des scènes bien inutiles et bien risibles, comme celle de la sélection de la partenaire du héros, où ce dernier se bat sur un tatami avec la jolie japonaise à grand renfort d'arts martiaux et de répliques cinglantes bien placées. Del Toro nous trimballe d'une scène débile à l'autre en nous assommant au passage par des scènes d'action bruyantes, au lieu de mieux travailler à nous immerger dans le monde futuriste qu'il essaie de créer. Quitte à ne pas vraiment l'habiter, et si de plus vous n'êtes pas suffisamment sensibles aux effets spéciaux et aux combats de catch entre géants dans l'océan, je vous recommande de voir le film en considérant que la base des jaegers n'est autre que l'Olympique de Marseille, et que Stacker Pentecost, le chef de la base, aka Idris "Adis Ab" Elba, est Pape Diouf. La scène où il dit au héros, qui vient de lui tirer sur le bras pour le forcer à l'écouter : "Premio, vous ne me touchez plus jamais. Deuzio, vous ne me touchez plus jamais", a dû avoir lieu un paquet de fois dans la Cité Phocéenne. Pape Diouf, ça c'est un géant.


Pacific Rim de Guillermo Del Toro avec Charlie Hunnam, Rinko Kikuchi, Idris Elba, Rob Kazinsky, Ron Perlman, Charlie Day et Burn Gorman (2013)