31 octobre 2022

Xtro

Xtro, c'est d'abord un titre du tonnerre. Jamais expliqué, nul besoin, il claque et c'est bien suffisant pour le justifier. Sur un fond de ciel étoilé, il apparaît soudainement, déchirant l'écran d'une lumière blanche agressive et aveuglante. On peut penser à The Thing, sorti juste avant, sans compter la musique signée par le réalisateur lui-même, Harry Bromley Davenport, constituée à 100% de synthétiseurs hurlants, malmenés, martyrisés : elle nous explose aux oreilles d'entrée et peut évoquer un Carpenter sous acide. Le thème tapageur, que l'on entend lors de ce générique d'introduction, est une vraie pépite. Le cinéaste-musicien composait sans doute là son petit chef-d'œuvre musical personnel, parfait pour accompagner son magnum opus cinématographique. Il réalisera par la suite deux autres Xtro, des films non connectés directement au premier mais essayant de surfer sur son modeste succès et dépeignant eux aussi de très mauvaises rencontres extraterrestres. Notons aussi que celui qui commença sa carrière en tant qu'assistant de Nicholas Ray avait également participé, deux ans auparavant, au scénario de ce film de fantôme poignant avec Mia Farrow qu'est Le Cercle infernal, et nous aurons fait le tour de l'œuvre connue de cet homme-là. Un artiste maudit et torturé, à n'en pas douter, qui, du seul fait qu'il ait commis Xtro, occupera à jamais une place à part dans mon cœur de cinéphage. 



 
 
Xtro comme extraterrestre peut-être, il y a au moins trois lettres en commun, non ? Ce titre râpeux s'oppose au phonétiquement plus mignon et doux E.T., à l'instar de l'affiche et de sa tagline, "Some Extra-Terrestrials AREN'T friendly !". Plus que le récit d'une succession d'entrevues sanglantes avec un alien belliqueux appelé à éliminer le casting méthodiquement, Xtro est d'abord le récit d'un enlèvement tragique. Le petit Tony joue tranquillement avec son papa dans le jardin de leur cottage quand le bâton balancé au chien ralentit sa course en tournoyant anormalement dans les airs (sympathique clin d'œil au 2001 de Kubrick) puis fend le ciel en deux dans un feu d'artifice soudain. Une lumière blanche envahit alors le cadre, les éléments se déchaînent, le gosse s'agrippe au mur et se tient en retrait tandis que son père disparaît, dans un flash assourdissant. Puis le garçon se réveille en sursaut, trois ans plus tard. Il habite désormais dans un immeuble de Londres aux côtés de sa mère, de son beau-père et d'une jeune fille au pair française. L'enfant est encore traumatisé par l'événement auquel nous venons juste d'assister et qu'il revit en cauchemar. Ses nuits sont agitées, des phénomènes inexplicables se produisent : il se réveille dans une mare de sang, qui n'est pas le sien, ce qui n'inquiète donc pas le docteur flegmatique venu à domicile. Au même moment, dans la campagne anglaise, à quelques kilomètres de là, un objet non identifié s'écrase et son sordide occupant s'en extirpe. La créature, ignoble, s'en prend à un couple qui passait par-là en voiture avant de s'inviter chez une habitante isolée : elle l'agresse par surprise puis la féconde par la bouche. La jeune femme violée finit par se relever, ensanglantée, sous le choc, puis son ventre se déforme, gonfle au point de crever, s'en extrait alors le père disparu du petit garçon... Bien sûr, ces scènes-là ont dû être assez salissantes, vous imaginez bien.



 
 
Pendant ces premières minutes, où nous sommes encore dans l'expectative mais déjà plutôt séduit par le caractère écœurant des scènes où la créature immonde s'affiche, on craint un peu d'avoir affaire à un énième avorton d'Alien dont le budget riquiqui serait brillamment éclipsé par les choix crasseux et le sens de la débrouille des techniciens. On se doute que le carnage va continuer ainsi, mettant à l'honneur ces effets spéciaux artisanaux et particulièrement crados, conçus avec application par une équipe de dangereux maniaques. Mais plus le film avance, plus il devient bizarre, glauque, imprévisible et singulier. Son intérêt redouble au moment du retour du père dans sa petite famille. L'acteur qui incarne le daron-alien, Philip Sayer, est franchement excellent, très difficile à cerner, peut-être parce qu'il ne savait pas non plus où le menait ce scénario malade, allez savoir. Il incarne tantôt une sorte de menace froide et subtile tantôt une figure paternelle retrouvée et bienveillante. On comprend qu'il veut remettre la main sur son fils, très vraisemblablement pour l'emporter avec lui vers un ailleurs inconnu  – il pourrait aussi bien revenir d'une planète lointaine que d'une autre dimension, l'apparition lumineuse aux contours indéfinis ne nous éclaire en rien, s'agirait-il d'une brèche vers un autre espace-temps ?... Les réactions des uns et des autres au retour du papa sont d'une amusante simplicité, Harry Bromley Davenport fait dans la psychologie minimaliste, il permet au spectateur de jouer un rôle actif, l'invite à combler les manques. La maman est plutôt confuse, son nouveau compagnon passablement agacé, le gosse tout simplement heureux de retrouver son papounet, et la jolie blonde au pair s'en fiche pas mal car tout ce qu'elle veut, c'est pouvoir continuer de folâtrer en douce avec son boyfriend. L'au pair est jouée par Maryam d'Abo, vague sosie de Nastassja Kinski, pour sa première apparition à l'écran, quatre ans avant de réaliser son rêve, incarner une James Bond Girl : elle se montre ici assez peu pudique et apporte quelque chose de pétillant à ce personnage terriblement accessoire de jeune fille oisive, à l'insolence discrète, dont la langue maternelle refait ponctuellement surface quand il s'agit de se plaindre, de répugner à la tâche. 



 
 
Le retour du doppelgänger paternel, et les réactions pour le moins circonspectes qu'il suscite, installe une ambiance délétère et atone totalement inattendue dans l'appartement londonien. Seul le gamin se réjouit donc de la nouvelle situation et se contente de regarder son père bouche bée quand il le surprend dans sa piaule en train de gober les œufs de son serpent domestique (quelle idée aussi !). Le film monte d'un cran dans l'étrangeté répugnante et presque loufoque à partir du moment où le père transmet, par succion, à son cher fils des pouvoirs surnaturels dont nous n'avions eu jusque-là qu'un incompréhensible aperçu (des objets fondus ou en surchauffe au contact du papa, comme ce téléphone public devenu réglisse pendouillant). Le réalisateur et scénariste atteste d'alors d'une inventivité farfelue, sans limite, pour notre plus grand plaisir d'amateurs d'objets filmiques non identifiés et d'extravagances en tout genre. Fort de ses nouveaux dons, le gosse, plus tout à fait lui-même, s'amuse dans sa chambre avant l'heure du dodo et parvient, depuis son lit mezzanine, à donner vie à ses jouets, par la seule force de sa pensée, lors d'une scène troublante où la simplicité du montage et des effets de lumière ont de quoi fasciner, tout en nous ménageant quelques surprises pour la suite. Ces quelques jouets, désormais animés et agrandis, seront autant d'alliés du petit garçon, à présent du même bord que son père, dans l'accomplissement de leurs sombres projets... Harry Bromley Davenport, qui a peut-être écrit le scénar sous influence ou en tout cas dans un état second, comme touché par une grâce morbide, convoque ainsi : un GI-Joe à l'échelle humaine, un clown râblais particulièrement flippant, une panthère noire féroce, un tank qui tire dorénavant à balles réelles et une toupie particulièrement affutée guère plus soumise à la gravité... Voir ensuite ce drôle de bestiaire en action est un petit régal de cinéphile déviant, croyez-moi.



 
 
Pour que vous ayez une idée du niveau de bizarrerie atteint ici, dites-vous que le papa possédé se shoote au gaz de ville, peut-être par nostalgie, pour renouer avec l'atmosphère de sa planète ou de sa dimension d'origine ; sachez aussi que le serpent de compagnie du garçon finit par s'échapper et par atterrir dans la salade composée de la voisine du dessous, une vieille bique acariâtre qui s'acharne tellement sur l'aventureux reptile qu'il termine à l'état liquide, ce qui est toutefois bien pratique pour le transvaser avec soin dans une poche plastique, le ramener à son jeune propriétaire et ainsi entretenir de bonnes relations de voisinage... Le GI-Joe grandeur nature vengera la bestiole comme il se doit lors d'une des meilleures scènes du film, notamment en raison de la crédibilité étonnante du soldat : probablement animé par un expert du mime aux gestes robotiques qui, associés au costume militaire et au masque de plastique qu'il porte, font parfaitement illusion et font de lui la vedette potentielle d'une interminable série de slashers (à quand le spin off ?). Une fois qu'on a vu ça, on n'est peu étonné de constater l'usage qui est fait du réfrigérateur de la cuisine par l'enfant et son clown complice : après une préparation aussi méticuleuse qu'incompréhensible pour nous autres, étrangers à l'univers xtro, le frigo sert de réceptacle à une demi douzaine d'œufs xtroterrestres fraîchement pondus par la fille au pair, transformée en une espèce de hôte-zombie répugnante dans la baignoire de la salle de bain (l'aspect de la pitoyable chose évoque L'Invasion des profanateurs de sépultures, version Kaufman, en plus abject encore ; on peut aussi penser à ce que découvrent Ripley et sa bande lors de la visite du terrier des aliens dans l'opus de James Cameron...).



 
 
La diablerie d'Xtro réside aussi dans d'infimes détails. Des détails visuels qui intriguent, placés là sans raison, comme ce portrait de Staline accroché au mur de la loge du concierge de l'immeuble, ou le ridicule décomplexé des poses prises en arrière-plan par les modèles du beau-père, photographe de profession. Autant de touches de cet humour insaisissable, disséminé ici et là, qui participe pour beaucoup à la singularité du film, par ailleurs très premier degré, et de son ambiance malaisante, inconfortable, dur à définir autrement que par cette expression anglaise devenue courante dans la bouche des plus jeunes. "What the fuck ?!". Une chose est sûre : le britannique Harry Bromley Davenport est un cinéphile aux goûts raffinés, j'en veux pour preuve les affiches françaises de quelques classiques d'avant-guerre qui décorent l'entrée de l'appartement. Son film d'horreur malsain et sans frein, qui tape dans l'exploitation pure, contient par ailleurs de nombreuses références. Mais celles-ci sont introduites dans un contexte si insolite et l'ensemble est truffé de détails si curieux que Xtro se dégage sans souci de toute pesante parenté, il existe pour lui-même, brillant d'un sombre éclat, porté par une rare conviction. A ce titre, vu la tonne de trouvailles qu'il y a là-dedans, le potentiel parfois inexploité de certaines d'entre elles (peut-être en raison du manque de moyen), et le caractère confus ou nébuleux du scénario pour de nombreux aspects, on se dit presque qu'il y aurait un remake à faire d'Xtro, quelque chose de plus cadré, maîtrisé, qui pourrait développer des pistes laissées en suspens grâce à un budget plus conséquent. Et à la fois, Xtro est une œuvre unique, un one shot inespéré, à la magie miraculeuse, dont le charme fétide réside aussi et surtout dans sa difformité fascinante, dans sa fragilité suintante. Impossible à reproduire, à l'évidence.



 
 
Difficile d'aborder le cas Xtro sans dire quelques mots sur ses fins alternatives. Deux conclusions différentes ont été tournés, elles sont disponibles dans les bonnes éditions DVD et même facilement visibles sur Youtube. J'ai une nette préférence pour celle initialement désirée par le cinéaste, qui nous quitte sur une note plus ambiguë, incertaine et conforte l'appréciable étrangeté du film, l'éloignant du gore et de l'effet choc assez facile de l'autre version, moins conforme à l'esprit et l'atmosphère finement développée jusque-là. Je serais curieux de connaître les positions des fans sur ce sujet, mais la mienne est convaincue. Il y a donc de quoi s'amuser, sourire, frémir et être révulsé devant Xtro, petite pelloche chelou faite avec amour et entrain, pourtant très vivement critiquée à sa sortie, stabilotée parmi les videos nasties au Royaume-Uni et devenue culte bien plus récemment, comme par la force des choses, l'évidence, son originalité absurde et sa monstruosité débridée ayant fait de ce film, remis à l'honneur dans différents festivals spécialisés ces dernières années, un titre particulièrement apprécié au fil du temps. Une sacrée curiosité, le joyau de Harry Bromley Davenport, un artiste détraqué : on peut presque regretter que cet homme-là ait choisi le cinéma, un business à l'évidence trop cruel pour lui et la pleine expression de son talent. Réjouissons-nous, au moins, que ce film existe, que ce flot d'images cauchemardesques et de situations aberrantes soit bel et bien visible dans notre dimension, sur notre planète, dans cet espace-temps ; nous sommes contemporains d'Xtro, terrifiante fissure en zigzag de notre rassurante réalité.


Xtro de Harry Bromley Davenport avec Philip Sayer, Bernice Stegers, Simon Nash et Maryam d'Abo (1982)

25 octobre 2022

Jeu d'enfant

Terrible lacune de ma cinéphilie, je n'avais encore jamais vu le premier Chucky. C'est maintenant fait, et je me sens plus léger. Bon, je n'avais pas non plus ignoré pendant tout ce temps un grand classique de l'histoire du cinéma d'horreur, loin de là. Mais Jeu d'enfant, traduction littérale du titre original, n'en demeure pas moins un petit film plutôt agréable dont on peut comprendre qu'il soit à l'origine d'une longue saga tant le personnage de poupée tueuse, introduit ici par le réalisateur Tom Holland et inventé par le scénariste Don Mancini, est suffisamment bien étoffé pour mériter et justifier quelques retours. Chucky, c'est le sobriquet de Charles Lee Ray (contraction des patronymes tristement célèbres de Charles Manson, Lee Harvey Oswald et James Earl Ray), un tueur en série sévissant à Chicago et friand de pratiques vaudous qui parvient, au moment de sa mort, à transférer son esprit maléfique dans une de ces poupées "Good Guy" que s'arrachent les enfants. Andy, pour ses six ans, rêve que cette poupée lui soit offerte par sa mère, mais celle-ci, de condition modeste et élevant seule son fils, n'a pas les moyens de la lui offrir. Jusqu'à ce qu'un camelot peu présentable lui revende un exemplaire à bon prix. Elle ignore qu'elle a mis la main sur la poupée possédée, seule rescapée de l'incendie qui a ravagé le magasin de jouets frappé par la foudre lors du rituel vaudou improvisé par le serial killer dans les derniers instants de sa sinistre vie... 



 
 
Le film de Tom Holland a le mérite d'aller à l'essentiel, il débute ainsi par une scène d'action que l'on prend en cours de route : la course-poursuite nocturne dans les rues puis les rayons du magasin entre un flic, qui s'avèrera par la suite d'une inertie et d'une inefficacité déplorables (il est joué par Chris Sarandon qui avait pourtant entamé sa carrière sous les meilleures auspices en épousant Susan puis en épouse transgenre devant la caméra du grand Sidney Lumet pour Une Après-midi de chien), et le fameux psychopathe, auquel Brad Dourif prête ses traits étranges et, surtout, sa voix inquiétante. Une entrée en matière efficace qui nous annonce d'emblée que l'on ne va pas s'ennuyer et que le rythme sera plutôt soutenu, le tout resserré sur 87 minutes : une promesse globalement honorée. Le montage initial durait paraît-il plus de deux heures et Tom Holland, recommandé aux studios par Spielberg après son travail appliqué pour sa série Histoires fantastiques et encore auréolé du succès de Vampire, vous avez dit vampire ?, n'approuva guère les changements imposés par la production. Celle-ci, suite à une projection test désastreuse, suggéra que l'on voit Chucky le moins possible pour maintenir autour de la poupée tueuse un suspense similaire à celui axé sur les apparitions fugaces de l'extraterrestre d'Alien, du poisson des Dents de la mer ou de n'importe quel monstre de ces années où le numérique ne permettait pas encore ce qu'il rend désormais possible. 
  



 
En l'état, le film fonctionne et on comprend le succès de ce premier opus qui pose donc efficacement les jalons du personnage star de la saga. Chucky ne fait pas partie de ces croque-mitaines et autres vedettes de slashers qui se contentent de tuer à la chaîne sans mobile apparent (ou bien très vague et vite oublié). Ses intentions sont claires et sa démarche est méthodique : Chucky veut se venger du complice qui l'a trahi, puis du flic qui l'a envoyé ad patres et, accessoirement, réintroduire une enveloppe corporelle humaine, celle d'Andy (il n'a pas le choix, par respect pour une sombre règle vaudou), avant d'être définitivement enfermé dans ces cinquante centimètres de plastique rosâtre et ridicule. Le premier objectif sera atteint sans souci, avec la complicité ignorante du gamin, soucieux d'amener son jouet chéri là où celui-ci lui demande d'aller, quitte à faire l'école buissonnière le temps d'une collaboration dérangeante que, curieusement, le cinéaste n'exploitera guère davantage, Andy et Chucky devenant aussitôt ennemis. Pour le reste, Chucky aura beau redoubler d'ingéniosité et de cruauté pour surmonter les limites de son propre corps de jouet, ses deux autres objectifs seront bien plus compliqués à accomplir, en particulier le dernier, qui nourrira les intrigues des épisodes ultérieurs, concentrés sur la rivalité entre Chucky et Andy.



 
 
Ma curiosité d'amateur de cinéma d'horreur est à présent satisfaite, ma culture générale considérablement élargie, et... c'est à peu près tout. Mais il y a tout de même une scène que j'ai trouvée particulièrement intéressante là-dedans, de loin la meilleure du film, elle survient très tôt, juste après l'intro décrite plus haut : c'est celle où l'on découvre le petit Andy, seul devant la télé, le jour de son sixième anniversaire. Désireux d'aller réveiller sa mère de bon matin pour rapidement ouvrir ses cadeaux, il prépare un plateau petit-déjeuner qu'il lui amène au lit, avec la maladresse et l'empressement du petit garçon qu'il est. Tom Holland joue alors très astucieusement de cette peur naturelle et irrépressible que suscite l'imprévisible spectacle d'un enfant livré à lui-même. Le garçon, incarné par Alex Vincent, qui ignorait alors qu'il endossait déjà le rôle de sa vie, a une bouille adorable, vêtu d'une salopette en jean et d'un haut à rayures identiques à celle du jouet qu'il convoite tant et dont des publicités passent en boucle à la télé. Son allure lunaire et toute mignonne conviennent parfaitement à cette introduction où nous le voyons, danger ambulant, faire n'importe quoi. On tremble presque devant ce qui, à chaque instant, manque d'un rien de tourner à la catastrophe totale. On grimace malgré nous en le voyant gâcher autant de ces délicieuses céréales multicolores gorgées de sucre dont les américains ont le secret, ici versées dans le bol et sur le plateau avec la nonchalance et l'application d'un ouistiti aveugle. On craint la brûlure au troisième degré quand il emploie le grille-pain pour carboniser les tartines de sa daronne. On plaint la personne qui passera derrière lui en le voyant arroser de jus d'orange et de lait la moquette de l'appartement. Pas de doute là-dessus : cette petite scène a priori anodine de préparation de petit-déj olé olé est bien la plus tétanisante du film ! 



 
 
Cette peur instinctive d'adulte face aux agissements insensés d'un enfant, si vulnérable et innocent, sera légèrement reconduite lors du second meurtre commis par Chucky  où Andy, sous l'influence diabolique de la poupée, s'aventurera dans un quartier malfamé de Chicago  mais guère au-delà. Et seul l'ultime plan du film jouera sur le trouble, trop peu développé, entre les personnalités d'Andy et celle de son avatar-jouet. C'est dommage car le cinéaste tenait là quelque chose d'intéressant, qu'il aurait pu creuser. On se contente donc de s'interroger sur la correspondance exacte entre les tenues portées par la poupée et son jeune propriétaire, la première aurait pu être l'expression des pulsions du second ou que sais-je, le film s'embarrasse peu de cet aspect-là (peut-être le director's cut ?). En dépit de son manque de profondeur, Jeu d'enfant n'est pas déplaisant à voir et bénéficie du savoir-faire propre à ce genre de productions des années 80. Car par ailleurs, la mise en scène du réalisateur, alors au sommet de sa courte gloire, se joue assez bien des contraintes inhérentes à cette histoire de poupée tueuse. Les effets spéciaux sont simples et réussis, ils font appel à divers subterfuges, utilisés à bon escient, pour créer l'illusion. Un nain a été engagé comme doublure pour certaines scènes, des marionnettistes hors pair ont aussi été sollicités, et la mise en scène s'est chargée du reste. Des plans en steadicam nous font adopter la vue subjective de Chucky, ils sont accompagnés de ses bruits de pas rapides et presque stressants, assez bien pensés. Cela nous permet d'être avec elle, de la faire exister, sans la voir. 
 
 

 
 
Autre point amusant, que les volets ultérieurs useront jusqu'à la corde et nous offre ici une amusante conclusion aux soubresauts interminables, l'irréductibilité de Chucky, qui nous fait immanquablement penser à un Terminator miniature animé de la même folie meurtrière qu'un Jack Torrance. Flingué, brûlé, découpé en morceaux, Chucky revient toujours à la vie, sous un aspect de plus en plus révulsant et éloigné de sa forme originelle. Manifestement comique et clairement horrifique, c'est l'essence même de Chucky, objet propice aux clins d'œil à l'échelle réduite aux classiques. De mémoire de cinéphage, sachez tout de même que Jeux d'enfants, au pluriel, le film homonyme franco-belge (dans ces cas, il faut partager les responsabilités), réalisé par Yann Samuell en 2003, avec Guillaume Canet et Marion Cotillard dans les rôles principaux, était beaucoup plus traumatisant. Beaucoup plus.


Jeu d'enfant (Child's Play) de Tom Holland avec Alex Vincent, Brad Dourif, Chris Sarandon, Catherine Hicks et Ray Oliver (1988)

18 octobre 2022

À Plein temps

Cours, Laure Calamy, cours !... C'est une référence à ce film allemand signé Tom Tykwer qui avait fait le buzz à l'époque, Cours, Lola, cours, où Franka Potente montait et descendait des escaliers à toute vitesse puis se tapait un marathon à travers Berlin parce que son scooter était en panne (je m'en souviens très mal). Je précise parce que c'est une référence assez pointue, un brin vieillotte, et je veux que le blog reste à la portée de tous, même des plus jeunes cinéphiles... Avant d'attaquer ainsi ma critique, j'ai tapé "Cours Laure Calamy cours" sur Google, avec les guillemets, car j'étais persuadé que quelqu'un l'aurait déjà faite, mais apparemment non. Bizarre, c'est pourtant tellement évident. Bon, peut-être parce que ce n'est pas si malin que ça ? Pas grave, j'ai l'air preum's donc je fonce ! Bref, dans À Plein temps, Laure Calamy court, et elle court beaucoup. Elle court pour rejoindre les deux bouts. Elle court pour arriver au boulot à temps, le palace où elle travaille en tant que première femme de chambre ne supportant pas les retards. Elle court après une situation plus tenable et doit pour cela être disponible sur ses horaires de travail pour des entretiens déterminants. Elle court parce qu'une grève des transports paralyse les allées et venues vers Paris. Elle court parce qu'elle est seule et s'occupe seule de ses deux enfants. Elle court, et nous courons avec elle. 


 
 
Avec une énergie et une force indéniables, Laure Calamy campe de nouveau une femme de tous les jours, de la vraie vie, de la plus dure réalité. Nous sommes suspendus à ses regards, à son inquiétude, attentifs à chacun de ses tics d'anxiété. On veut la voir se reposer, souffler, on apprécie ces si rares moments d'accalmie qui ne durent jamais. On maudirait presque le petit Nolan, son garçon de 5 ou 6 ans, turbulent à souhait, qui a le hurlement si facile et vient la déranger quand elle prend son bain et croit trouver enfin un peu de quiétude. Au passage, quelle chic idée d'avoir nommé ce sale gosse Nolan en marque d'irrévérence évidente à l'auteur d'Inception. Je valide totalement. Un Nolan de plus que l'on aimerait voir disparaître de nos écrans ! 


 
 
Le cinéaste Eric Gravel colle donc au plus près de son actrice et se focalise à 100% sur ce personnage, courageux et plein d'abnégation, quitte à laisser le reste dans un flou que l'on n'a guère tant besoin que ça de voir plus clair (les lieux sont ainsi réduits à la stricte périphérie de Calamy). Il s'appuie, de manière peut-être un peu facile et trop systématique, sur une musique électronique répétitive et étouffante, qui nous prend régulièrement en étau, appuie encore davantage cette pression pénible que subit à plein tube cette mère de famille isolée, à la vie impossible et sans temps mort. Par des petits détails bien sentis, on a l'impression de partager au plus près le quotidien de cette femme, sans qu'il soit nécessaire de s'appesantir ; nous traversons avec elle cette terrible semaine dont l'ambiance lourde est insidieusement retranscrite par un environnement sonore travaillé avec un soin maniaque – je pense notamment à ces brefs extraits de flashs infos qui passent à la radio, amplement suffisants pour cerner le bouillonnement social du pays. 


 
 
Quand l'horizon s'assombrit et semble définitivement bouché, cela devient si difficile et délétère que l'on en vient à craindre, pour cette maman auquel l'espoir d'une issue s'effiloche, un dénouement à la Umberto D., mais sans le petit chien... Imaginez donc. Il faut dire que Laure Calamy voit aussi passer les trains, quand elle ne doit pas se glisser à l'intérieur des rames à toute allure... Dans toutes ces situations, l'actrice est terriblement convaincante, qu'il lui faille défendre ce job qu'elle n'aime pas mais lui permet de se maintenir à flot ou passer des entretiens d'embauche tendus, elle est même étonnamment touchante lors de ce moment de relâchement, où elle se laisse aller à une tendresse spontanée pour son voisin aidant. Un deuxième César, pour ce rôle-ci ou pour Une Femme du monde, n'aurait guère été volé. 


 
 
Ce film-là n'est donc pas de tout repos, c'est un véritable thriller social, dont on accepte quasiment toujours le suspense épuisant, quand bien même ses ressorts soient, sur la toute fin, un brin prévisibles et un peu trop grossièrement amenés. Son rythme, tendu comme c'est pas permis, nous prend au piège, son montage adroit est fait de petites ellipses intelligentes, le réalisateur ne cherche pas à nous fournir une impression de temps réel lors des passages les plus intenses, il vise un effet plus continu, avec quelques pics de stress, et parvient plutôt bien à donner à son film un effet global. Cramponné, on attend qu'une seule chose, que le visage de Laure Calamy s'illumine enfin, se décrispe, se relâche et s'éclaire, enfin, d'un sourire, apaisé, délivré. Il faudra attendre jusqu'au bout.


À Plein temps d'Eric Gravel avec Laure Calamy (2022) 

11 octobre 2022

Bandits à Orgosolo

Le premier long métrage de fiction de Vittorio De Seta est ressorti cet été dans une belle version restaurée. Primé au festival de Venise 62 comme meilleur premier film, Bandits à Orgosolo est loin d'être véritablement le premier fait d'armes de son auteur, plus connu pour ses nombreux courts métrages documentaires réalisés à partir de 54 dans le sud de l'Italie, qui valent le détour. On retrouve cette inspiration dans le premier long de Vittorio De Seta, qui débute d'ailleurs en se donnant les airs d'un strict document, avec une voix off expliquant la rude vie des bergers dans la Barbagia, les montagnes de Sardaigne, leur coupure presque totale d'avec les affaires courantes du monde et leur statut de quasi hors-la-loi par essence, leur vie se déroulant en dehors de la société civile, avant qu'ils ne deviennent éventuellement hors-la-loi par le fait, quand la nécessité ou les contrôles des carabiniers poussent certains d'entre eux à effectivement devenir bandits (à la manière des klephtes grecs ou des haïdoucs de Roumanie, contraints au crime par résistance à un pouvoir spoliateur, et pour subsister).




Puis le film se rapproche un peu du cinéma direct d'un Jean Rouch, quand De Seta fait jouer à de vrais bergers leur propre rôle, tout en leur demandant d'interpréter une fiction qui pourrait aussi bien être vraie. Cette fable, d'aspect néo-réaliste, a pour personnes-acteurs-personnages Michele Cossu et son petit frère Peppeddu Cossu, bergers sardes pris malgré eux dans un règlement de comptes entre des carabiniers et des voleurs de cochons et contraints de s'exiler dans les hauteurs montagneuses pour échapper aux représentants de la loi convaincus de leur culpabilité, dans le seul but de sauver ce qui doit absolument l'être : leur troupeau. Le documentaire tient alors dans la matière du film, les odeurs qu'il fait venir, de chênes, de mousse et de rocaille, de brebis, de chapeau poissé de sueur et de chemise usée jusqu'à la trame ; ou à ces plans, que l'on aurait aimé plus nombreux encore, sur les mains de Michele qui montrent à Peppeddu comment on fait du fromage. La fiction, mais c'est encore vérité, tient quant à elle au destin (le mot est prononcé par Michele Cossu) implacable qui condamne d'avance cette fuite en avant des deux frères, bien aidés par une amie du village. (La suite révèle le dénouement du récit). La beauté tient enfin à ce que toute la tragédie porte sur le sort des brebis. Les plans où les bêtes tremblantes, épuisées, malades, sont tassées sur le flanc de la colline, mourantes, et où Michele dit à son frère que tout est fini puisque les bêtes ne tiendront pas et qu'il faut s'en retourner au village, touchent au sublime.




Hasard du calendar, il se trouve que j'ai découvert ce film en salle une après-midi juste avant d'aller revoir pour la énième fois, en salle aussi, Le Bon, la brute et le truand. Est-ce que c'est le résultat de ce double-programme, mais je n'ai pas pu m'empêcher de voir une ressemblance entre les fins des deux films, sortis à 4 ou 5 ans d'intervalle, qui n'ont par ailleurs pas grand chose à voir. Dans les deux cas, des bandits de circonstances, de pauvres diables miséreux (c'est surtout vrai pour Tuco dans le western de Leone, brave type manifestement devenu truand pour se sortir d'une détresse totale) finissent par se tirer dans les pattes entre eux pour survivre, et l'un d'entre eux, les mains liées, maudit à grand renfort de cris et d'injures son alter ego fuyant le cadre, fuyant le film, suivi en travelling, riche de ce qu'il a pris à l'autre, mais pour combien de temps ?
 
 
Bandits à Orgosolo de Vittorio De Seta avec Michele Cossu et Peppeddu Cossu (1962)

4 octobre 2022

Deux minutes plus tard

Deux minutes plus tard est aux films de voyages temporels ce que Ne Coupez pas ! est aux films de zombies. Le rapprochement est facile mais naturel : tout y invite. Egalement venu du Japon, le premier long de Junta Yamaguchi, qui repose lui aussi sur une prouesse technique qui ne paraît pas vaine ou gratuite, est animé par la même inventivité et le même enthousiasme. Il s'agit de ce que l'on appelle dorénavant un nagamawashi, un petit film de genre au budget ruiquiqui, tourné en un seul jet, phénomène justement apparu sur l'Archipel depuis le succès du zombie flick original et déjanté de Shin'ichirô Ueda. On nous propose ici de suivre les mésaventures du gérant nonchalant d'un petit café de Kyoto qui, un beau soir, découvre que le moniteur de l'ordinateur de sa chambre affiche des images se déroulant deux minutes dans le futur. Il s'aperçoit dans la foulée que l'écran de son café, situé à l'étage inférieur, affiche quant à lui des images du passé, avec toujours le même décalage de deux minutes. Rapidement, un petit groupe d'amis se constitue autour de lui, chacun s'emballe pour cette inexplicable étrangeté temporelle et propose de mener quelques expérimentations... Jusqu'à ce que, évidemment, les choses se compliquent, notamment à partir du moment où l'un d'eux a la chic idée de positionner les deux écrans l'un en face de l'autre afin d'y voir plus loin dans l'avenir et créer un effet Vache-qui-rit temporel (ou effet Droste, comme repris dans le titre original).


 
 
Contrairement à d'autres films du même genre, à concept fort, qui finissent par plier sous le poids de leur idée initiale et de ses conséquences démesurées, Deux minutes plus tard, tel le saut de puce temporel qu'annonce son titre, sait joliment se contenir, ménage intelligemment ses effets et n'est jamais dépassé par son pitch. Son scénario, aussi modeste que malin, est habilement resserré et c'est très naturellement que le paradoxe temporel aboutit, en fin de compte, aux prémices d'une histoire d'amour. Ainsi, Junta Yamaguchi penche beaucoup plus vers l'humour, la légèreté ou la comédie romantique, que le sérieux et le mindfuck que lui aurait aussi permis son idée de départ endiablée. Quand deux agents du futur apparaissent tout à coup pour mettre un peu d'ordre dans la pagaille provoquée par la bande de loustics, ils amènent des principes faciles à avaler et sont immédiatement tournés en dérision avec leur pistolet laser ridicule et leur poudre magique supposée effacer les mémoires trop gênantes façon Men in Black. L'esprit éminemment simple et sympathique du film est résumé là.  


 
 
Tourné au smartphone, avec trois francs six sous, dans un seul décor, par une petite équipe soudée et soucieuse de ne commettre aucun couac – tel nous le montre le générique final, qui nous propose quelques aperçus des coulisses – le film de Junta Yamaguchi allie, comme son sanguinolent prédécesseur, une ambition étonnante malgré des moyens minimes. Comme la longue première partie déconcertante de Ne Coupez pas, Deux minutes plus tard consiste donc en un seul plan séquence. L'inventivité fait tout, et elle est quasi de chaque instant. Ce choix a ici un sens évident, puisque la sensation du temps réel rend tangible et grisante l'expérience vécue aux côtés des personnages : nous sommes presque dans le même état d'excitation. Il s'accompagne aussi d'une petite réflexion ludique sur le cinéma et le pouvoir des images, le libre-arbitre et notre façon d'envisager l'avenir. Bien sûr, Deux minutes plus tard est avant tout une petite parenthèse divertissante et ne creuse pour de bon aucune des pistes évoquées. On est là pour rigoler, principalement, et imaginer, superficiellement, ce que nous ferions dans la même situation. Le dernier lauréat du Prix du Public du Festival du film fantastique de Toulouse est donc un petit régal à savourer d'un trait. On y retrouve exactement les mêmes ingrédients que dans Ne Coupez pas et cela fonctionne de nouveau à plein tube. Sur un rythme trépidant, en à peine 1h08, le film n'ennuie et n'assomme jamais, mais amuse tout le long. On ne peut que passer un bon moment et saluer la malice de la fine équipe aux commandes. On attend désormais le remake miteux de Michel Hazanavicius avec Duris et Bejo ! 


Deux minutes plus tard de Junta Yamaguchi avec Kazunari Tosa, Aki Asakura et Riko Fujitani (2021)