19 décembre 2023

Le Garçon et le héron

J'ai revu La Nuit du chasseur l'autre soir et, étrangement, j'ai repensé au dernier film de Miyazaki, Le Garçon et le héron, sorti cette année. Pour une scène, celle que j'ai le plus aimée dans le film du cinéaste japonais, film qui en compte beaucoup de très belles, y compris dans sa deuxième partie folle de liberté et d'éclatement narratif, au point de devenir difficile à cerner, peut-être à totalement aimer, du moins en une fois (comme du reste l'unique film de Charles Laughton est, me semble-t-il, particulièrement déstabilisant et a de quoi dérouter profondément qui le découvre et ne s'en remet pas, avec l'intuition que le film ne cessera de se faire aimer davantage à chaque redécouverte). Parmi les très beaux moments du film de Miyazaki, celui, vers la fin, où la mère morte du jeune héros lui dit qu'elle compte bien revivre sa vie et sa mort tragique une seconde fois tant le mettre au monde, lui, son fils, valait le coup. Mais la scène qui m'a le plus ému et que je retiendrai plus que toute autre du dernier Miyazaki est celle, dans la première moitié du film, où le héron, posé si mes souvenirs sont bons sur une pierre au milieu de la rivière, exhorte le garçon, debout sur la rive, à le suivre s'il veut retrouver sa mère : toute une horde de crapauds sort alors de l'eau et se met à grimper sur les pieds du garçon, puis recouvre tout son corps en scandant "Viens ! Viens ! Viens !" jusqu'à pratiquement l'engloutir sous un amas vivant et grouillant.
 
 

 
Je n'ai pas pensé à La Nuit du chasseur devant cette scène, mais j'ai repensé à cette scène devant La Nuit du chasseur et sa fameuse séquence de la rivière, avec l'enchaînement de plans fixes sur le cours d'eau filmé depuis la berge, où descend lentement la barque qui éloigne les deux enfants orphelins de leur beau-père, et l'inoubliable succession d'animaux sauvages au premier plan de l'image : crapauds, araignée, lapins, etc. Dans les deux films, c'est la mère morte qui porte et emporte les enfants, ces êtres endurants, comme les qualifie à plusieurs reprises le personnage interprété par Lilian Gish dans le chef-d’œuvre de Laughton. Le souvenir de sa mère porte Mahito, le garçon de Miyazaki ; sa présence dans la rivière, morte ligotée et noyée dans une voiture engloutie, porte Ben, le garçon de Laughton, et Pearl, sa petite sœur joufflue.
 
 
 
 
 
"There is still the river" dit Ben dans ce qui est, pour moi, le plus beau moment du film, parmi tant d'autres. La présence de la mère, son fantôme, et la rivière, c'est la même chose, qui soutient la barque (laquelle appartenait au père des enfants, avant qu'on l'arrête et le pende, ce père qui avant de mourir, loin de les soutenir, a accablé ses gosses du pire poids possible, celui des 10000$ volés et du secret de leur cachette, qui tout du long pèse sur leurs chances de survie), la mère est là, malgré tout, sous l'eau où file la barque abandonnée dans laquelle le frère et la sœur échappent enfin, pour un temps, aux griffes du meurtrier Harry Powell, aka Robert Mitchum. 
 
 


Les deux films, au fond, parlent de la même chose : qui nous porte et que portons-nous ? De quoi héritons-nous ? Le jeune héros de Miyazaki, dont la mère est morte sous des bombes incendiaires et dont le père fait fortune avec son usine d'avions de guerre, rencontre dans le monde parallèle où l'emmène le héron un vieillard qu'il appelle "grand-oncle", le maître de ce monde-là, chargé de le maintenir dans un équilibre précaire. Ce vieux bonhomme moustachu lui demande, à lui, Mahito, l'enfant, de prendre sa suite, ce que le garçon refuse, au risque que tout s'effondre. Le vieil homme, défaillant donc, n'est peut-être pas aussi coupable que le père criminel des gosses de Laughton, ni que leur mère devenue bigote, noyée avant de l'être vraiment dans sa soumission à son faux prêtre de mari et dans son abandon à Dieu, elle qui fait pratiquement vœu de cécité..., ni que le vieux pêcheur qui a promis à Ben qu'il serait toujours là pour lui, et que le garçon appelle "oncle" aussi, mais qui, par peur d'être accusé, ne dénonce pas le crime de Mitchum quand il découvre le cadavre de la mère de Ben sous la surface de la  rivière, et se noie à son tour, mais dans l'alcool, quitte à laisser les enfants se débrouiller. Quand, à la fin du film, rejouant le traumatisme de l'arrestation de son père, le garçon se jette sur Mitchum arrêté par les flics et lui balance les 10000$ sur le dos en gueulant que c'est trop lourd à porter, c'est aussi un refus d'hériter. Refus de l'argent sale du père (dans les deux films), et du monde que ce fric-là représente, mais aussi, chez Miyazaki, du poids d'un autre monde qui tombe.
 
 


 
Mais surtout, j'y reviens, chez Laughton comme chez Miyazaki, la présence de la mère par-delà la mort se manifeste dans la présence de la nature, des animaux sauvages que la rivière semble appeler chez Laughton, et qui, rien moins que menaçants, bordent le cours d'eau, accompagnent de leurs bruits nocturnes la descente de la barque ; ou qui viennent de la rivière, la quittent comme on sort d'un rêve (toujours liquide, si l'on en croit la terrible scène où Mahito retrouve sa mère endormie pour la première fois et la voit fondre sous ses doigts puis se liquéfier sous ses yeux), pour rattraper et appeler le garçon : "Viens !", chez Miyazaki. Dans les deux films, la séquence touche juste, plus encore quand on sait que ces choses-là ne sont pas que des histoires, et dans les deux films elle est bouleversante. 
 
 
Le Garçon et le héron de Hayao Miyazaki (2023)

10 décembre 2023

Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan

Le réalisateur Bourlouboulon a voulu faire un western "à la Sergio Leone", tout en reprenant les codes des productions Marvel (plans-séquences truqués de bastonnade d’une qualité que l’on qualifiera de médiocre par politesse) et en situant son action au temps des mousquetaires. L’histoire étant tombée dans le domaine public depuis plus de cent ans, pas de problèmes de droits et pas d’ayant droits qui mettraient un contrat sur sa tête pour non respect (au minimum) de l’esprit de cette œuvre que tout le monde connait au moins vaguement. L’intrigue originale est suffisamment dense pour faire deux films, voire une mini-série de dix épisodes. Mais Groboulon souhaite raconter d’autres choses car l’histoire originale ne lui semble pas assez riche en flingues et tirs de snipers au temps du roi Louis XIII. Les décors intérieurs restent la meilleure chose du film : hôtels particuliers, édifices religieux, châteaux. Les décors extérieurs le sont beaucoup moins. Par exemple, le lieu du premier duel entre D’Artagnan et les trois mousquetaires est une sorte de plantation de conifères vieille d’une trentaine d’années, sans aucun charme, sans aucune référence au bouquin. Les chevauchées "dans les champs" s’apparentent à des banques de vidéos achetées rapidement sur internet pour combler les rushes manquants après le tournage. Tout ça est recouvert d’un filtre jaune pisse qui laisse à penser que le directeur photo repartira avec le César 2024 de la photographie. L’ajout de la conspiration protestante menée par le frère (?) d’Athos pour tenter d’assassiner le roi via un fusil de sniper anachronique est une idée, débile certes, mais c’est une idée qui n’aurait jamais dû exister si vous souhaitez avoir mon avis personnel. Connaître dès leur première apparition l’identité complète des trois mousquetaires est également un manque de compréhension de l’esprit de l’œuvre. Mais passons. Il y a tant de scènes, d’idées, de choix, qui montrent que les personnes qui ont fabriqué ce truc-là n’ont rien compris au livre que ce serait un trop long article par rapport à l’intérêt de ce film, très mauvais quelle importance. Le pire est certainement la première scène de D’Artagnan qui semble atterrir dans la bouillie du Pacte des Loups alors que, dans le bouquin, ce passage-là a un énorme potentiel et fait une excellente introduction aux personnages de D'Artagnan, Rochefort et Milady. Petit aparté sur Rochefort, totalement oublié dans ce film, ce qui doit être une des décisions les plus débiles, car comme nemesis de D’Artagnan, il aurait été parfait. Je constate sur Wikipedia que Rochefort est bel et bien casté mais, personnellement, je ne l’ai pas vu. J’ai entendu qu’on parlait de Jussac à un moment… Ici, cette scène inaugurale est tout simplement affreuse, et elle donne le ton de tout ce qui suit. C’est pour moi le meilleur qualificatif pour ce film : AFFREUX.
 

 
 
Je ne parle pas du fait qu’au XVIIe siècle tout le monde est sale, tout est terne, tout est jaune pisse et triste. J’adresse une mention spéciale tout de même à Louis Garrel qui surnage au milieu de cette fange, et l’inverse d’une mention spéciale pour l’acteur qui joue Richelieu, Éric Ruf. Sachant que ce dernier est sociétaire et administrateur général de la Comédie Française, ça laisse rêveur. Évidemment, la principale erreur réside dans le casting principal, à savoir nos trois mousquetaires et D’Artagnan, j’ai tant de mots teintés de mépris et de consternation qui me viennent que je préfère en rester là pour éviter le procès en diffamation.


Les Trois Mousquetaires : D'Artagnan de Martin Bourboulon avec François Civil, Vincent Cassel, Romain Duris, Pio Marmaï, Eva Green et Louis Garrel (2023)

2 décembre 2023

Terrifier 2

Le cinéma d'épouvante compte donc dans ses rangs un nouvel énergumène. Celui-ci a fait une entrée particulièrement remarquée, allant jusqu'à squatter les pages des Cahiers du cinéma après avoir provoquer évanouissements et vomissements dans les salles obscures. Il a été définitivement admis cette année à l'académie des pires boogeymens du septième art, auprès des Jason Voorhees, Freddy Krueger, Michael Myers et consorts, mais ne ferait qu'une bouchée de tous ces types qui passeraient presque pour des enfants de chœur à ses côtés. Il s'agit évidemment d'Art le clown, la création de l'esprit torturé de Damien Leone. Réalisateur, scénariste, producteur, monteur, en charge des effets visuels, Leone est un véritable esthète, un pro des SFX et un amateur de boucherie fine, le genre de type adorable au quotidien, doux comme un agneau, qui canalise toutes ses plus noires pensées dans son art, animé d'un amour sincère pour l'horreur et sans doute même pour la fantasy, ce qui suinte de son travail et réfrène notre envie de l'attaquer sur ses faiblesses et ses excès. 





Si Terrifier 2 marque ma première rencontre avec ce maudit clown, il s'agit déjà de sa sixième apparition sur les écrans, puisqu'il a d'abord commencé par sévir dans des courts métrages puis des segments de films à sketchs, toujours confectionnés par Damien Leone. C'est le deuxième long métrage qui lui est consacré, le premier avait déjà tapé dans l'œil de quelques amateurs vigilants, le deuxième, considéré comme supérieur et dont on peut très bien comprendre toutes les subtilités du scénario sans avoir vu le précédent, l'a fait exploser aux yeux du grand public, qui n'en demandait pas tant. Si le clown de Ça vous faisait peur, il y a des chances que celui-ci vous traumatise à vie. Personnage mutique, mime Marceau diabolique, expert en cruauté et en souffrance, Art entre directement au panthéon des plus infréquentables croque-mitaines en redonnant un sacré coup de fouet au sous-genre d'ordinaire moribond et ennuyeux du slasher surnaturel. Nous sommes ici en plein dedans, ne cherchez pas d'explications ni de repères tangibles. De la première à la dernière seconde, le film baigne pour son plus grand bien dans une atmosphère surréaliste inquiétante à souhait, déployant progressivement un univers visuel solide, empruntant beaucoup au monde forain et riche des créations multiples d'une équipe artistique motivée par un chef de chantier survolté, Damien Leone en personne.  



 
 
On tient donc là un slasher pur jus, sans sous-texte social, apparemment dénué de la moindre morale, et, à vrai dire, comme on n'en fait plus. Le genre de trucs clivant, sale et gratis qui aurait fait un ravage à l'époque révolue des vidéoclubs, alimentant les discussions des couche-tard, attisant la curiosité des plus jeunes. On peut très bien rejeter d'un bloc l'œuvre sanglante et abstraite de Damie Leone. Je ne vous jetterai pas la pierre, j'ai failli en faire autant. Déjà, il est assez culotté de proposer un slasher long de près de 2h20. Mais cela fait partie du délire, nous répondra-t-on, et c'est un fait. Cette démesure participe en effet au sentiment de malaise et à l'ambiance brumeuse et automnale de ce cauchemar qui semble sans fin, sans issue, sans queue ni tête. Accessoirement, cela permet à Terrifier 2 d'être le film gore le plus long de l'histoire (information que je vous invite tout de même à vérifier, on ne sait jamais qu'un hurluberlu se soit déjà amusé à commettre pire méfait). Pendant tout ce temps, Damien Leone esquisse une sorte de mythologie autour d'Art the Clown, ici accompagné d'une fillette fantôme particulièrement flippante, complice passive de ses exactions. On devine qu'il s'attachera à compléter cet univers et à l'enrichir lors des forcément nombreux opus à venir. Pour ma part, cela a suffit à m'intriguer et à me donner envie d'en savoir plus. Je préfère quelques petites touches intelligemment distillées ainsi, et une large part laissée au mystère, plutôt qu'une pénible anamnèse de l'origine d'un tel tueur, de ses motivations éventuelles et une présentation laborieuse de ses piteuses victimes, surtout dans un tel film, où les explications de texte correspondent en général à des passages douloureux ou pathétique. 



 
 
Cet horrible film d'horreur et d'horreurs est empli de visions proprement abjectes, d'images marquantes et révulsantes. Les corps, particulièrement les visages et plus précisément les yeux, subissent tout, éclatent, fondent, s'ouvrent en deux et éclaboussent de long en large les fameux décors bariolés avec un soin savant. Terrifier 2 est un spectacle baroque à l'humour noir en pointillé, farci de détails macabres, et ponctué de longues scènes gore jusqu'au-boutistes, outrancières, où la violence est déréalisée, ce qui la rend plus tolérable. Ces excès amènent une distance salutaire, qui permet de ne pas rendre son déjeuner et tout simplement de tenir bon, mais ils peuvent néanmoins choquer. Il y a là comme un acharnement qui fascine et révulse tout à la fois. Car si la surenchère amène un décalage nécessaire et que certains plans ne laissent aucun doute quant à la fausseté des matières ou fluides en présence ainsi qu'au malin plaisir pris en coulisse par les artisans souriants aux manettes, ils sont aussi associés à une pointe de réalisme glaçante qui peut secouer, mettre à mal. Quelques pures visions de cauchemar restent en tête, l'air de rien, et on se souviendra d'une scène de meurtre sauvage dans une chambre à coucher dont la brutalité et la cruauté laissent coi. Elle peut évoquer l'un des premiers meurtres particulièrement sanglants des Griffes de la Nuit, de Wes Craven, quand Freddy tailladait une jeune fille blonde en nuisette et la traînait jusqu'au plafond en défiant les lois de la gravité, mais tout est ici bien plus cruel et cru, et on ne doute pas que cette scène-choc aura le même effet sur toute une génération de nouveaux spectateurs impressionnés. En fin de compte, on peut noter qu'il n'y a là-dedans aucun jump scares, Damien Leone préfère provoquer notre dégoût et engendrer un malaise plus lancinant, par ces différents moyens. L'action a beau se dérouler principalement durant Halloween et le tueur être un clown sadique, Damien Leone s'affranchit de la franchise lancée par Carpenter et renvoie Pennywise dans son bac à sable, il ne tire pas sur les mêmes ficelles et s'entête principalement à mettre en forme ses sordides hallucinations, à nous proposer un grand huit horrifique plus sec et dénué des idioties hideuses d'un James Wan.



 
 
Damien Leone atteste donc d'une brutalité graphique assez inédite, qui est vierge de toute explication psychologique. On sent d'ailleurs que ça n'est pas là le fort du cinéaste, qui peine un peu à dépeindre une famille monoparentale avec une mère dépassée par les événements et les agissements incompréhensibles de ses enfants, en réalité obnubilés ou dictés par le clown maléfique ; une petite famille vivant toujours dans l'ombre du deuil de leur paternel, qui était lui aussi fasciné par le tueur en costume et ses crimes odieux. Plus occupé à faire traîner en longueur des scènes quasi oniriques vouées à s'achever dans un bain de sang plus qu'à faire avancer le semblant d'une intrigue, le réalisateur se concentre seulement sur deux personnages, son clown au nez crochu mais aussi sa jeune rivale (Lauren LaVera), inévitable final girl. Il les dessine, littéralement, plus qu'autre chose, de la même façon que l'héroïne se conçoit elle-même une armure inspirée des dessins de son défunt père (sa famille est donc liée au clown, mais ce background assez brouillon n'est pas vraiment le point fort du projet, vous l'aurez compris, il sera néanmoins creusé dans la suite déjà tournée). Et le cinéaste semble y croire très fort, essayant à fond, et donc parvenant au moins un peu, même au regard des plus sceptiques, à leur donner ce caractère quasi mythique tant recherché. On est curieux de retrouver Art le clown à l'avenir, mais aussi de recroiser cette héroïne aux ailes d'ange factices, énièmes déclinaisons du sempiternel combat du bien contre le mal. Le long duel final et l'ultime mise à mort du clown, à la dernière mimique effrayante, concluent avec une logique certaine cet interminable circuit en train fantôme, qui en dégoûtera beaucoup mais pourra ravir quelques amateurs.
 
 
Terrifier 2 de Damien Leone avec Lauren LaVera et David Howard Thornton (2023)