28 février 2022

American Flyers

Steve Tesich, Kevin Costner et des courses de vélos : il n'en fallait pas plus pour me filer envie de voir ce film américain oublié des années 80. Le premier, Steve Tesich, auteur reconnu sur le tard grâce à son excellent Karoo, en a signé le scénario ; on lui doit aussi celui de Breaking Away, ce très chouette film de Peter Yates qui mettait également la bicyclette à l'honneur. Le deuxième, Kevin Costner, n'était pas encore la gigastar hollywoodienne qu'il s'apprêtait à devenir, mais il fait ici plaisir à voir : il y a une certaine fraîcheur dans son jeu d'acteur et son charisme est au beau fixe, avec une moustache particulièrement fournie qui lui va à ravir. Et enfin, les courses de vélo : elles occupent une place non négligeable, plus d'un tiers du métrage à l'aise, et sont plutôt bien exécutées par un John Badham sérieux et appliqué. Le réalisateur britannique était alors au sommet de sa carrière d'honnête faiseur, lui dont le nom a été effacé derrière les titres à succès qu'il a commis : La Fièvre du samedi soir, WarGames et quelques autres, auxquels nous préférons son trop mésestimé Dracula. Il nous narre ici une histoire de réconciliation familiale, celle de deux frères qui vivent sous l'ombre menaçante d'une maladie héréditaire et se rabibochent définitivement en participant à une course cycliste éprouvante se déroulant en trois étapes dans les montagnes du Colorado.


 
 
American Flyers est un film bien de son époque avec ces beaux américains toujours victorieux et ces russes vilains sous tous rapports. Plus rigolo, on y voit beaucoup d'hommes et de femmes soucieux de leurs paraître suer comme des bœufs en salle de muscu puis se gaver de burgers et de coca au premier McDo venu, le tout sur une musique et dans des tenues d'un autre âge... On ressent peut-être la patte de Steve Tesich à travers quelques touches d'humour bienvenues et une paire de personnages secondaires ma foi assez amusants, je pense notamment à cet ado replet que son père, sportif convaincu, encourage à choisir une discipline où aucun noir n'a encore percé afin d'être un pionnier. L'intrigue est cousue de fil blanc, mais les protagonistes, campés par des acteurs agréables (le véritable premier rôle est endossé par David Marshall Grant avec une belle énergie), ne sont pas antipathiques et l'on suit sans déplaisir cette rivalité entre frères qui se transforme en une fraternité retrouvée. Vraiment rien d'essentiel ici, tout cela est somme toute très anecdotique, et je ne vous encourage en rien à redécouvrir ce film-là, mais un "early Costner" méconnu aura toujours sa place dans l'index de votre blog ciné préféré... 
 
 
American Flyers (Le Prix de l'exploit) de John Badham avec David Marshall Grant, Kevin Costner, Rae Dawn Chong et Alexandra Paul (1985)

18 février 2022

Le Dernier duel

Un viol, trois versions : celles de Jean de Carrouges (Matt Damon), Jacques le Gris (Adam Driver) et Marguerite de Thibouville (Jodie Comer). Comme moi, Ridley Scott a découvert Rashomon sur le tard. Il nous propose donc un film divisé en trois parties : trois flashbacks successifs qui nous proposent la vérité selon les différents personnages impliqués. Le premier, un chevalier vaillant au combat, marié à la victime, avide de prestige et de reconnaissance, veut sauver son nom et son honneur. Le deuxième, un écuyer roublard et libidineux, favori du comte, cherche à glorifier sa virilité en ces temps où les mœurs n'étaient pas tout à fait les mêmes qu'aujourd'hui. Quant à la troisième, une femme qui va donc souffrir de sa douceur et de sa beauté, toute entourée qu'elle est de rustres et d'éclopés du ciboulot, elle est déterminée à faire éclater la vérité en parlant pour celles qui se taisent. Ces différents points de vue, présentés les uns après les autres, forment un récit parfois assez monotone mais globalement divertissant et de plus en plus prenant à mesure qu'il avance. On finit par reconnaître l'art du storytelling que l'on croyait perdu d'un Ridley Scott plutôt en forme qui donne un certain souffle à un scénario dans l'air du temps et plutôt malin, écrit à trois mains (Ben Affleck, Matt Damon et Nicole Holofcener). Si son film paraît d'abord un poil long, il remplit au final aisément son objectif. Sa construction lui donne même un côté ludique malgré le caractère répugnant de l'histoire contée. 


 

 
Admettons cependant que tout ça n'est pas d'une grande finesse, ce qui n'a d'ailleurs jamais été le signe distinctif du réalisateur de Gladiator. Le Dernier duel pèse de tout son poids par sa photographie grisâtre, soignée mais terriblement banale pour un tel film, et sa peinture de l'époque à si gros traits. Le cinéaste anglais alimente en effet une vision décadente et outrancière du Moyen Âge tardif, qui a presque ici quelque chose de burlesque. Les Monty Pythons sont pas loin ! Les acteurs, en tout cas, semblent avoir pris du plaisir à jouer leurs partitions, même un étonnant Ben Affleck en comte débauché, que je suis pourtant d'ordinaire le premier à pointer du doigt. Matt Damon n'a pas rechigné à s'enlaidir, lui que les années n'épargnent déjà pas, et s'avère très crédible dans le rôle : on oublie l'acteur derrière les cicatrices et la coupe de cheveux immonde. Face à lui, Adam Driver joue parfaitement de sa large carrure et de son visage si particulier, je le qualifierai de reptilien et, plus exactement, de vipérin, ce qui est en outre raccord avec son propre anaconda qu'il ne parvient guère à maîtriser. Quant à Jodie Comer, elle est irréprochable et le choix de cette actrice habituée aux séries paraît très judicieux. Pour ce qui est du duel promis par le titre, que l'on obtient à la toute fin, il n'est en rien décevant malgré toute l'attente savamment entretenue par le réalisateur. Brutal à souhait et d'une longueur raisonnable, il vaut vraiment le coup d’œil : les amateurs d'action seront satisfaits. À 84 ans, Ridley Scott prouve qu'il n'a pas tout à fait perdu la main et qu'il peut encore nous faire profiter de ce savoir-faire qui lui a valu tant de succès depuis des décennies. Enfin, j'ai relevé un étonnant petit moment de grâce, peut-être fortuit, caché au beau milieu de ces 152 minutes de bobine : lors de cette scène, dans sa première version, où Marguerite de Thibouville, pour savoir qui vient, ouvre le judas de la porte cochère de sa demeure. Une jolie mèche blonde délicatement bouclée de l'actrice, soufflée par le vent, passe alors par l'ouverture, entretenant l’ambiguïté de la situation et contribuant, malgré elle, à attirer le prédateur chez elle.
 
 
Le Dernier duel de Ridley Scott avec Jodie Comer, Matt Damon, Adam Driver et Ben Affleck (2021)

12 février 2022

Une Vie démente

Nouvelle soirée-débat dans mon ciné de quartier attitré. Au programme : Une Vie démente, le premier long métrage d'un jeune duo prometteur qui nous vient de Belgique, Raphaël Balboni et Ann Sirot. Remarqué en France et acclamé dans son pays, ce film nous propose de rire de la maladie d'Alzheimer. A priori, pourquoi pas. Personne n'en souffre (pour le moment) dans ma famille, ce n'est pas un sujet sensible pour moi, et je suis très ouvert, j'ai tendance à accepter toute invitation à me poiler. La question du soir était "Comment réagir face à la maladie ?" et on sentait déjà que les organisateurs avaient galéré pour la trouver, optant au bout d'un long brainstorming pour le truc le plus bateau qui soit. A mon avis, ça allait encore faire un four complet, surtout par les temps qui courent, je craignais le pire et, à vrai dire, j'avais peur que l'on retombe dans la polémique autour de la vaccination. A moins que le film soit vraiment léger, fendard et engendre une atmosphère apaisée, propice aux échanges relax... 


 
 
Bon, comme d'hab, la présentation du programmateur avant la projo laissait carrément à désirer. En charge de la captation sonore de l'événement, je peux vous la restituer par écrit. "Bonsoir à tous ! Merci d'être venu si peu nombreux ! Soirée de dingo en perspective avec ce film, Une Vie démente, que je vais vous présenter rapidos. Premier bon point : sa durée. 87 minutes. Ça fait un bien fou ! A l'heure où la moindre connerie dure 2 plombes 30, voici un petit film vite vu qui va pas vous flinguer la soirée. Que vous ayez pu ou non bouffer avant, on s'en fout, c'est pas grave, vous allez survivre ! A 22h30, tout le monde sera rentré, on aura plié boutique, et vous serez au dodo de bonne heure, pas de souci là-dessus. Ce film-là va pas vous niquer la nuit. Deuxième bon point : c'est belge ! Et qui n'aime pas les belges ? Brel, Poelvoorde, Hepburn, Godard, Tintin, Titeuf... Bref, à part leur équipe de foot, franchement, tout le reste, on prend, non ?! Enfin, troisième et dernier bon point : ça a fait un tabac outre-Rhin, avec 12 nominations aux Magritte à la clé, leurs César à eux. Un record ! Ouais bon ok, c'est le cinéma belge hein... Pour vous donner une idée du niveau, Mr Nobody les avait tous raflés à l'époque. Jaco Van Dormael plane au-dessus de la mêlée là-bas... Bref, ça veut rien dire, ok... * brouhaha dans la salle* Alzheimer, ça vous parle ? Non, personne ? se met à lire un papelard tout chiffonné qu'il sort de sa poche Vous allez voir, le film s'attaque à ce sujet et interroge notre rapport à la maladie et, plus globalement, au vieillissement de nos parents. Il file des solutions pour continuer à kiffer plutôt que de nous coller une grosse déprime. Bref, ce soir, je vous propose un film belge de 87 minutes qui file pas le cafard, et c'est déjà pas mal pour vous donner envie. On se retrouve après la séance, moi je me le suis déjà farci, et une fois, ça m'a suffit. A tout' !" 


 
 
La séance a effectivement été émaillée de quelques rires. C'était pas la franche marrade, mais c'était déjà pas mal compte tenu du sujet, bel et bien abordé sous un angle positif, parfois comique et presque jamais plombant (on note tout de même un petit ventre, si ce n'est mou, au moins un brin morose). Surtout, le film de Raphaël Balboni et Ann Sirot a la chic idée de nous quitter sur une note optimiste, assez jolie même et, dans ces cas-là, la dernière impression, ça compte drôlement. Le duo parvient presque tout le long à trouver un juste équilibre, notamment parce que les personnages en présence, incarnés par des acteurs agréables, sont tous sympathiques et attachants, chose assez rare pour être soulignée. On suit donc Alex et Noémie (impeccables Jean Le Peltier et Lucie Debay), un couple de trentenaires qui envisage d'avoir un enfant quand la santé mentale de la mère d'Alex (bluffante Jo Deseure) se met à décliner progressivement. La maman retombe d'une certaine façon en enfance, devenant par la même occasion une sacrée charge pour le couple, qui revoit ses plans, doit beaucoup s'en occuper et décide de faire appel à un garde-malade, également très cool (excellent Gilles Remiche, le sosie exact d'un pote déjà super cool). 


 
 
Par une mise en scène faite de jump cuts en veux-tu en voilà, les cinéastes ont semble-t-il cherché à laisser libre cours à l'improvisation des comédiens, entre lesquels règne une délicate alchimie. Le résultat est souvent captivant et amusant. Certaines scènes, où nous voyons la maman, accompagnée de son fils ou du couple, se rendre à la banque, chez le médecin, ou à la caisse des retraites, sont visuellement plus osées : les personnages sont alors vêtus de tenues assorties aux décors, comme pour nous indiquer que la maladie concerne tout l'entourage. Ce décalage visuel permet au passage d'esquiver l'horreur de ces lieux anonymes, participe à désamorcer la lourdeur des situations dépeintes (madame a fait n'importe quoi avec sa retraite, madame découvre le sérieux de son état de santé sans le comprendre, madame échoue aux tests de mémoire les plus simples, etc.) et s'avère donc plutôt bien vu. Cette même astuce visuelle est appliquée à la chambre du jeune couple où pyjamas, abat-jour, tapisserie et compagnie s'harmonisent avec la parure de lit offerte par la mère dans l'une des premières scènes, là encore pour nous montrer, sans doute, comment la maladie s'immisce partout, teinte leur vie, même dans la plus grande intimité. Une petite idée simple et sympathique, à l'image du film. 




Malgré l'atmosphère bon enfant qui régnait dans la salle et s'annonçait propice à des échanges courtois, cette nouvelle soirée-débat a de nouveau tourné court. L'ambiance est retombée d'un coup dès qu'a reparu le programmateur, auteur d'une énième maladresse, cette fois-ci fatale. Celui-ci a eu la mauvaise idée de se pointer alors que le générique de fin n'était pas encore tout à fait terminé. Il faut savoir que mon ciné de quartier est exclusivement peuplé de spectateurs intégristes, du genre à tomber sur le râble du profane à la moindre occasion et notamment dès qu'un malotru a l'outrecuidance de se lever de son siège alors que les lumières ne se sont pas rallumées. Les connaissant bien, pour m'être moi-même déjà fait sévèrement rabroué quand j'avais eu le malheur de ronfler durant le dernier Roy Andersson, je me doutais que ça n'allait pas louper. Le retour du programmateur a provoqué un échange étonnant... Une voix très calme venue du fond de la salle a demandé à l'infortuné, sur un ton faussement amical, "Dis, ils faisaient quoi comme métiers tes parents ?", ce à quoi l'autre a répondu avec une belle sincérité "Ma maman était femme au foyer et mon père programmateur de ce cinéma même, pourquoi ?", puis, toujours avec cette même douceur trompeuse et un ton interrogatif surjoué, "Ils n'étaient donc pas vitriers, par hasard ?", "Euh non, pourquoi ?", et là, comme un coup de tonnerre : "Alors DÉGAGE !!". Les murs de la salle et mes propres tympans en vibrent encore... Un léger malaise s'en est suivi, plus personne ne mouftait. Les lumières enfin rallumées, le programmateur n'est guère revenu, on est tous sortis lentement, en regardant nos pompes, dans le plus grand respect de la distanciation physique et des gestes barrières. 
 
J'étais au lit sur les coups de 22h30.


Une Vie démente de Raphaël Balboni et Ann Sirot avec Jean Le Peltier, Lucie Debay, Jo Deseure et Gilles Remiche (2021)

6 février 2022

Slalom

Pour son premier long métrage de fiction, la cinéaste Charlène Favier s'est attaquée à un sujet particulièrement casse-gueule et, hélas, tout à fait dans l'actualité : l'abus sexuel dont sont victimes de jeunes femmes dans le sport de haut niveau. Casse-gueule parce qu'il s'agit de slalom à ski et parce que l'on aurait pu craindre un film lourd, maladroit, racoleur et usant de cordes faciles pour scotcher le spectateur, un peu à la manière du difficilement supportable Les Chatouilles, sorti en 2018. Dans l'actualité parce que de nombreuses affaires de harcèlements et de violences sexuelles dans le milieu du sport ont fait surface ces derniers mois. La réalisatrice elle-même en a été victime dans sa jeunesse et son film s'inspire en partie de sa propre histoire personnelle. Ce contexte si particulier, que l'on ne peut ignorer, ne rend que plus notables les modestes qualités d'un premier film maîtrisé et prometteur qui nous révèle une réalisatrice sensible et habile. Nous y suivons donc Liz (Noée Abita), une jeune fille de 15 ans en classe de ski-études d'un lycée de Savoie, qui va progressivement tomber sous l'emprise de son entraîneur (Jérémie Renier), désireux de faire d'elle une grande championne après avoir remarqué tout son potentiel...


 
 
C'est avec finesse et intelligence que Charlène Favier parvient à dépasser les limites de son sujet épineux pour, avant tout, nous proposer le portrait saisissant d'une simple adolescente. Une jeune fille, isolée et livrée à elle-même, qui se cherche et qui n'a certainement pas les armes pour comprendre et encore moins faire face à tout ce qui lui arrive en cette première année d'étude en autonomie, éloignée de sa mère divorcée et un peu déconnectée. La réalisatrice peut s'appuyer sur une double interprétation d'exception pour donner corps à son récit : d'abord celle de la remarquable Noée Abita, si crédible et juste dans la peau de cette jeune femme en construction, située à un moment charnière de sa vie, mais aussi celle d'un étonnant Jérémie Renier, dans un rôle très difficile dont il se départit avec brio puisqu'il parvient à nous faire ressentir tout le trouble qui l'anime. On ressent une grande empathie pour cette jeune skieuse prometteuse, aveuglée par son besoin de repères, d'affection et par ses rêves de réussite, voire pour son entraîneur dont le charisme et la détermination ne suffisent pas à dissimuler la part d'ombre. Celui-ci ne nous est guère bêtement montré comme un monstre mais presque lui aussi comme une victime de ses propres pulsions dévastatrices. A ce propos, les rares scènes où nous le voyons commettre l'inexcusable sont traitées avec une grande justesse, à la bonne distance. Leur brièveté, rendue perceptible par un montage sobre, réduit au minimum, souligne l’ambiguïté fragile de la relation des deux personnages et renforce paradoxalement leur impact émotionnel : quelques secondes suffisent pour que tout bascule. 


 
 
Charlène Favier fait donc les bons choix lors de ces moments couperets où ses deux acteurs s'avèrent eux aussi impeccables, mais le mojo de la réalisatrice ne s'arrête pas là. Pour ne rien gâcher, elle filme magnifiquement la montagne, dans toute sa splendeur et sa majesté, lors de plans et d'instants plus contemplatifs que nous aurions presque souhaité plus longs. L'immensité et la beauté des paysages contraste alors avec le drame intime qui se joue en leur sein. Enfin, les quelques scènes de courses sont très efficaces, simplement réalisées, nous y suivons la skieuse filmée de pied en cap tout au long de sa rapide descente, elles parviennent ainsi à nous transmettre une réelle impression de vitesse et d'aisance. La dernière ligne d'arrivée franchie, nous attendons seulement de connaître la suite de la carrière de cette réalisatrice, comme emplis d'une sereine curiosité.


Slalom de Charlène Favier avec Noée Abita et Jérémie Renier (2021)