Le titre original (Man in the wilderness) et le titre français (Le convoi sauvage) de ce chef-d’œuvre méconnu de Richard C. Sarafian sorti en 1971, si on les réunit, recomposent l'image globale d'un film fracturé en deux pratiquement dès le départ. Le cinéaste nous embarque au beau milieu d'une expédition de trappeurs pour le moins improbable (mais inspirée d'une histoire vraie) dans le nord-ouest américain des années 1820. Ayant fait le plein de peaux de castors valant leur pesant d'or, les hommes du capitaine Henry (interprété par le grand cinéaste John Huston) se dirigent vers le fleuve Missouri en tirant un bateau monté sur roues à travers les terres à l'aide d'un attelage de 22 mules. Lors d'une halte, Zachary Bass (Richard Harris), membre de l'équipage et favori du capitaine, est attaqué par un ours qui le met en pièces. Le capitaine Henry commande à deux de ses hommes de veiller sur son protégé aux portes de la mort jusqu'à ce qu'il trépasse puis de l'enterrer pendant que lui et le reste du convoi poursuivront leur route. S'il n'est pas mort au petit matin, qu'ils l'achèvent. Mais Zach Bass n'a pas l'air de vouloir y passer et ses deux fossoyeurs attitrés, effrayés par l'approche de quelques indiens, le laissent en l'état. Petit à petit, le mourant recouvre ses forces et se remet sur pattes, au point de se lancer vaille que vaille à la poursuite de ceux qui l'ont abandonné.
Autant dire que si nous sommes bien dans un western avec cette chevauchée sans pareille de chasseurs en manteaux à franges confrontés à une Amérique du nord montagneuse, enneigée et hostile, peuplée de bêtes sauvages et d'indiens, c'est à un western bien particulier et complètement hybride que nous avons affaire. Le film s'ouvre en indiquant qu'il se base (très librement en réalité) sur des faits réels mais prend immédiatement l'aspect d'un conte sidérant. Les premiers plans, où le convoi tumultueux et le bateau roulant qu'il charrie à grand bruit sur une musique géniale de Johnny Harris se distinguent lentement derrière des broussailles dans un paysage séculaire, donnent le ton en nous plaçant immédiatement devant une sorte de chimère mécanique, pure apparition jaillissant de nulle part dans un
no man's land propice à l'irruption du fabuleux.
Le Convoi sauvage prend très vite l'aspect d'une légende, avec l'ancrage dans un fond de vérité historique et l'extrapolation mythologique que cela implique. Cette dualité est à l’œuvre durant tout le film (même si rien n'y est binaire ou simpliste, comme nous le confirmera la fin du récit), au point que l'histoire se scinde en deux. D'un côté le film prend la forme d'un
survival, où Richard Harris se reconstruit petit à petit pour rattraper ses anciens camarades et se venger, et de l'autre celle d'une épopée homérique. La partie la plus importante de l'histoire, le titre original ne s'y était pas trompé, concerne le personnage de Zachary Bass qui, parallèlement au voyage de l'énorme véhicule monstrueux et composite du capitaine Henry, digne d'une créature féérique, va lui-même se transformer en chimère organique, mi-homme mi-bête. Après s'être fait déchiqueter par un grizzli, Zach sauve sa peau en pêchant le crabe à la main et en cueillant des baies, il se recouvre de feuilles pour que l'odeur de son sang n'attire pas les prédateurs, dispute la viande d'un bison agonisant - qu'il dévorera crue - à des loups sauvages, et n'hésite pas à chasser le léopard afin d'en utiliser la peau comme vêtement.
Difficile de ne pas penser à
Essential Killing en voyant le film aujourd'hui, mais le héros de Sarafian emprunte finalement une trajectoire contraire à celle du personnage de Skolimowski, même si dans les deux cas il s'agit pour l'homme d'opposer résistance à la fatalité et de préserver coûte que coûte une part d'humanité. Le taliban joué par Vincent Gallo, peu à peu condamné à sombrer, est poussé dans ses derniers retranchements et dans ses plus bas instincts bestiaux par des circonstances sans issue, en dépit de l'insoumission farouche de sa conscience d'homme. Zachary quant à lui retrouve peu à peu forme humaine lorsqu'il réapprend à faire du feu et à se tenir debout, quand il se recouvre de peaux de bêtes et reprend la route. Il reste pourtant double jusqu'à la dernière scène : humain parce que mu dans son épreuve par le souvenir de sa femme et de son fils, la première moitié du film étant rythmée par des flashbacks sur la vie de Zach, comme dans le film de Skolimowski, visions oniriques auxquelles s'ajoute une scène d'hallucination (qui contribue d'ailleurs à installer la dimension merveilleuse du récit) dans laquelle le héros se projette parmi les siens, et cette part d'humanité du héros rejaillit d'un bloc lorsqu'il est bouleversé de voir une femme indienne accoucher seule au milieu de la forêt dans l'une des plus belles séquences du film ; mais bestial encore en tant qu'il reste obsédé par sa haine et sa volonté de vengeance.
De l'autre côté du film progresse le convoi pour le moins exceptionnel du capitaine Henry. Et c'est par là que le film s'écarte encore davantage des codes du genre pour aller flirter avec ceux du fantastique, voire du film d'horreur (les aventures de Zach, barbare carnassier survivant dans une lointaine Amérique du XIXème siècle sauvage et enneigée, ne sont pas sans faire écho au
Vorace (1999) d'Antonia Bird). Le capitaine Henry est en quelque sorte un
Fitzcarraldo américain. Obsédé par l'idée de faire voyager un bateau hors de l'eau, il ne se démène pas pour l'amour de l'art, comme son homologue européen dans le film de Werner Herzog, mais pour l'amour de l'or.
Et au phonographe de Klaus Kinski se substitue le canon de John Huston, placé à la proue de son navire sur roues. Avec son long manteau bleu-noir et son haut-de-forme tordu et cabossé, perché par tous les temps sur le pont de son bateau, le solitaire capitaine Henry évoque une figure de conte tragique. Plus encore dans cette scène remarquable - où l'on pense à Carpenter en croyant retrouver l'ambiance et l'univers de
The Fog dans le décor de
The Thing - où lui et l'un de ses hommes croient voir apparaître le fantôme de Zachary Bass dans la brume, venu se venger de leur affront.
Fantôme, Zachary Bass l'est plutôt deux fois qu'une. Revenu d'entre les morts grâce, qui sait, aux formules chamaniques proférées par quelque indien sur son corps sans forces, il est aussi le fantôme de l'Amérique elle-même. Littéralement sorti de terre, né une seconde fois de l'eau des rivières américaines et de la viande de ses créatures ancestrales, il se confond désormais avec les natifs et n'a plus rien à voir avec les trappeurs qu'il fréquentait dans sa première vie, ces pilleurs et chercheurs d'or sans scrupules défiant les lois de la nature jusqu'à l'absurde avec leur bateau traversant la lande. Quand les hommes du convoi arrivent enfin à destination, le fleuve qu'ils voulaient atteindre est desséché, et le capitaine Henry de dire "On arrive trop tard", comme si les trappeurs avides, chassant les bêtes pour leur fourrure et détruisant les ressources des premiers habitants de ces terres pour l'amour de l'or, avaient déjà pompé les dernières ressources naturelles locales au point d'avoir asséché jusqu'aux fleuves du pays.
La dimension politique et humaniste de ce film hétéroclite magistral apparaît ainsi en guise de conclusion, quand la dualité de Zachary Bass est résolue et sa trajectoire accomplie, une fois la leçon des indiens apprise, qui veulent vivre dans et avec la nature plutôt que la soumettre à une avidité déraisonnable et élever leurs fils plutôt que les abandonner pour partir en quête d'un empire dérisoire ou pour assouvir une soif d'aventure - ou de vengeance - sans lendemain. Au point que l'ex-trappeur devient quasiment le fils spirituel du chef indien qui l'a épargné et peut-être guéri quand il était à demi enseveli dans sa tombe, Richard Harris arborant à la fin du film des traces de suie noire sous les yeux et des tresses dans les cheveux. De sa seconde naissance à la fin de ce périple, Zachary Bass a progressé vers la sagesse pour redevenir humain, renoncer à sa soif de vengeance et se rappeler sa condition de père.
A travers l'odyssée de Zachary Bass sur des monts brumeux et glacés, le film fait aussi penser à
Jeremiah Johnson, même si Sarafian revendiquait un aspect beaucoup moins hollywoodien, qui valut cependant au film de Sydney Pollack, sorti presque en même temps et par le même studio, d'être préféré au moment crucial du financement de la promotion. C'est sans doute en partie pour cela que
Le convoi sauvage est un film finalement si peu connu. C'est pourtant une œuvre superbe, que les éditions Wild Side Videos ont eu la belle idée de rééditer en doublon avec
The Man Who Loved Cat Dancing (
Le Fantôme de Cat Dancing en Français, encore une histoire de spectres donc, et de fantôme indien qui plus est), autre western de Richard C. Sarafian réalisé en 1973 avec Burt Reynolds et Sarah Miles, plus étroitement lié au genre même s'il s'agit d'une magnifique histoire d'amour autant que d'un western. Deux films à découvrir ou à redécouvrir sans tarder, à commencer vous l'aurez compris par
Le Convoi Sauvage, véritable merveille de western, qui s'éloigne du genre pour mieux le sublimer et qui, s'il a été injustement mis de côté pendant des années, n'est pas près d'être oublié par ceux qui voudront bien lui redonner une chance.
Le convoi sauvage (Man in the Wilderness) de Richard C. Sarafian avec Richard Harris, John Huston, Henry Wilcoxon, Percy Herbert et Dennis Waterman (1971)