17 mars 2024

La Promesse d'une vie

Devant un tel film, il y a deux solutions : soit on coupe net au bout d'un quart d'heure, comprenant bien vite à quoi on a affaire, persuadé que l'on ne va pas supporter la tonne de guimauve promise et les lourdeurs terribles de ce qui s'annonce d'emblée comme un gros mélo d'un autre âge ; soit on décide de prendre tout ça au second degré, d'en rire, et on se donne ainsi la chance de peut-être passer un bon moment, à condition d'être dans un bon soir évidemment... Pour son premier film en tant que réalisateur, Russell Crowe a vu les choses en grand et a choisi de chausser ses plus gros sabots. On croirait qu'il a retenu le pire de tous les cinéastes avec lesquels il a pu tourner. C'est dingue ! Ses scènes préférées de Gladiator, ne cherchez pas, ça doit être ces passages sépia particulièrement hideux où l'acteur passe sa main dans les hautes herbes, en repensant à sa femme et à son gosse assassinés, avec une musique plaintive ridicule en fond sonore. La Promesse d'une vie pèse lui aussi des tonnes et des tonnes. On a droit à tout, aucune économie dans les effets, tout est au service d'un style ampoulé que l'on croyait bel et bien éteint : des flashbacks improbables et répétitifs, des ralentis miteux et de très mauvais goût, une musique pleine d'emphase, des grands sentiments en veux-tu en voilà, des décors grandioses ou en carton pâte, etc... On n'est jamais dans l'entre-deux, c'est tout ou rien avec Russell, on aurait pu s'en douter.


Dès la première scène, Russell démontre ses talents de sourcier et creuse un gigantesque puits à la seule force de ses bras.

L'acteur-réalisateur s'est attribué le beau rôle, il est le water diviner du titre original, le sourcier, le valeureux et pieux australien doté d'un don pour deviner où l'eau se cache dans les sols arides de son pays. Le malheureux vient de perdre ses trois fils dans la bataille des Dardanelles, dont la reconstitution est tout simplement à pleurer. Après la mort de sa femme devenue dépressive au dernier degré, Russell Crowe n'a plus qu'un seul but : retourner en Turquie pour retrouver les restes de ses enfants et les enterrer auprès de leur mère. Une fois arrivé là-bas, le hasard l'amène à séjourner dans un hôtel tenu par une jeune veuve qui a les traits avantageux d'Olga Kurylenko et ne sera pas insensible au charisme irrésistible et à la sensibilité à fleur de peau de ce père brisé... Je préfère m'arrêter là car je serai tenté de tout vous raconter tant c'est too much. Dites-vous que même en plein âge d'or hollywoodien, peu de réalisateurs de la belle époque auraient été capables de transformer ce scénario de malheur en quelque chose de digeste. Russell Crowe, lui, a pondu une daube XXL comme on en croise finalement assez peu, le genre de films à regarder de préférence en groupe, entouré d'autres amateurs de plaisirs déviants, capables de reconnaître le comique involontaire de certaines situations tordantes et d'apprécier chaque facéties de la star omniprésente, derrière et devant la caméra.


Olga enseigne à Russell comment lire dans le marc de café. L'élève n'a d'yeux que pour sa prof.

Car il y a là de quoi se marrer franchement plus d'une paire de fois. Je me suis repassé en boucle certaines scènes, suscitant de nouveau l'incompréhension totale dans mon propre foyer... Il faut par exemple voir ce passage invraisemblable où Russell Crowe, embarqué clandestinement dans un train aux côtés de résistants turcs, explique en aparté à l'un d'eux le jeu du cricket, avant qu'ils se lancent tous avec un enthousiasme à peine contraint dans une partie improvisée en plein wagon... J'ai beaucoup aimé cet autre moment touchant où Olga Kurylenko s'inquiète de l'alimentation de son hôte, sur le point de partir à l'autre bout du pays à la recherche de l'un de ses fils peut-être encore en vie. "Vous n'allez pas partir le ventre vide ?" lui demande t-elle avec un regard soucieux et chargé de tendresse. Cut. Le plan suivant, nous les découvrons attablés tous deux devant un festin, éclairés par une centaine de bougies, dans un décor au romantisme kitsch rarement égalé, en train de se raconter leurs vies en se regardant dans le blancs des yeux. Quel grand sentimental ce Russell !


La partie de cricket est brutalement interrompue. Dommage, nous étions en plein délire !

Quelques répliques valent leur pesant d'or, surtout pour les tronches que tirent les acteurs en réaction (Yimlaz Erdogan excelle en la matière) ou les petits silences étranges qui les précèdent. Faut dire que c'est écrit à la truelle. Tous les comédiens en font des caisses, s'alignant sur leur leader Russell, dont le regard de chien battu et les mimiques si maîtrisées nous rappellent qu'on l'aime bien, au fond. Tels les plus grands, Russell Crowe sait aussi nous quitter sur une dernière note inoubliable. L'ultime scène du film correspond aux retrouvailles inévitables entre Olga et lui. Pour faire comprendre à Russell qu'il est plus que le bienvenu, la belle lui sert une tasse de café débordant de miel, en référence à une anecdote qu'elle a auparavant partagée avec lui (selon les traditions ottomanes ici véhiculées, plus le café est sucré, plus la personne serait désirée). Constatant cela en faisant émerger de sa tasse un morceau de miel noir infâme avec sa cuillère, Russell Crowe se lève alors d'un coup d'un seul, droit comme un I, et adresse son sourire ravageur à sa partenaire, comme s'il voulait lui dire "Message reçu ! On monte dans la chambre maintenant ?!". Clap de fin, fondu au noir sur la gueule radieuse de notre homme. Merveilleux ! Le film nous rappelle alors qu'il y a là quelque chose de très naïf, de simple, de sincère, qui empêche de prendre complètement en grippe son auteur. Sa crédibilité en tant que cinéaste et artiste est réduite à néant, mais son capital sympathie n'est guère entamé. On ne t'en veut pas Russell, tu nous auras bien fait marrer !


La Promesse d'une vie de Russell Crowe avec Russell Crowe, Olga Kurylenko et Yilmaz Erdogan (2015)

28 février 2024

Gueules noires

Je n'avais encore jamais vu de film de Mathieu Turi, jeune cinéaste français spécialisé dans l'horreur qui sévit depuis un peu plus de dix ans maintenant, dans une relative discrétion. L'argument lovecraftien m'a cette fois-ci permis de sauter enfin le pas. Son troisième long métrage nous plonge dans les mines du Nord de la France où, chargée d'accompagner un scientifique dans les tréfonds de la terre, une bande de mineurs réveille par mégarde une divinité monstrueuse. L'idée, pas si saugrenue, de croiser Germinal et Cthulhu aurait pu donner un ersatz sans grand intérêt de The Descent ou un énième survival prévisible de bout en bout. Mais, animé d'une belle conviction, épaulé par une petite troupe d'acteurs sympathiques, et fort d'une perspicacité devenue trop rare pour certains aspects décisifs du projet, Mathieu Turi emporte rapidement notre bienveillance et, en fin de compte, réussit globalement son film. 




Déplacer la mythologie lovecraftienne, ou du moins certains de ses éléments caractéristiques, dans une zone ouvrière marquée par la rudesse des paysages, des hommes et de leur travail s'avère malin et judicieux. Dès les premières minutes, un soin particulier est apporté à la reconstitution de l'époque et de l'univers minier. Avec simplicité, sans trop appuyer le trait, le réalisateur plante le décor habilement, efficacement. On pourra éventuellement regretter, a posteriori, cette scène d'introduction pas forcément utile qui a pour seul intérêt de nous éclairer sur ce qui nous attend, au détriment de l'effet de surprise à venir. Peut-être s'agit-il là de l'expression d'un léger manque de confiance d'un cinéaste qui aurait peur, sans ce stratagème archiconnu des amateurs de frissons, de ne pas accrocher son public ou de l'ennuyer. Reconnaissons toutefois que l'ambiance est déjà plutôt réussie lors de ces sombres premières minutes qui sont accompagnées des chants traditionnels des mineurs. 




Après cela, sur un rythme bien mené mais tout en prenant le temps de croquer ses personnages en quelques coups de pinceaux, Mathieu Turi nous amène dans les profondeurs du sol. Les emmerdes s'amoncellent progressivement pour nos mineurs rapidement coincés, et en très mauvaise compagnie, dans des galeries souterraines sans lumière. A ce propos, la lumière du film est très bien gérée. C'est hélas suffisamment rare pour être signalé. Mathieu Turi n'a pas peur du noir et rend cohérent l'environnement dans lequel nous baignons, où l'on ne voit quasiment rien en dehors de ce qui passe dans l'halo lumineux de vieilles frontales frémissantes. Le réalisateur sait que repose là-dessus une bonne part des frayeurs que son film veut provoquer. Autre choix particulièrement salutaire : celui d'opter pour les effets spéciaux pratiques (costume, maquillage et prothèses animées mécaniquement) pour donner vie à la fameuse créature. Celle-ci ne déçoit pas. Son charme certes fragile mais rayonnant ravira les fans d'horreur lassés des CGI sans âme qui peuvent grandement contribuer à flinguer ce genre de films.




Le casting s'avère aussi payant. On est content de retrouver ce bon vieux Sam Le Bihan, lui dont les choix de carrière traduisent une réelle appétence pour le genre. Il est crédible en mineur blasé et bourru, leader d'une équipe dont chaque membre est rapidement épinglé. Phil Torreton fait une brève mais convaincante apparition en directeur de mine corrompu. Jean-Hugues Anglade est également excellent en scientifique perfide qui planque de lourds secrets, je ne l'avais même pas reconnu sous son casque. Il lit l'équivalent du Necronomicon avec une belle terreur dans la voix, comme s'il découvrait les célèbres mots de Lovecraft. "N'est pas mort ce qui à jamais dort...". Alors certes, le troisième long métrage de Turi évoque un bon lot d'autres œuvres plus marquantes, telles qu'Alien ou The Thing, mais l'amour sincère qu'il véhicule pour le genre et la saine humilité avec laquelle il a été réalisé le rendent tout à fait recommandable. Une bonne surprise que ce film à la fois ambitieux et conscient de ses propres limites, respectueux des spectateurs et de l'écrivain auquel il rend hommage, signé d'un réalisateur que je suivrai désormais d'un peu plus près. 


Gueules noires de Mathieu Turi avec Samuel Le Bihan, Jean-Hugues Anglade, Amir El Kacem et Philippe Torreton (2023)

21 février 2024

La Mesita del comedor

Très rares sont les comédies horrifiques qui savent manier et convenablement doser l'humour noir le plus grinçant sans pour autant sacrifier la crédibilité du scénario et la psychologie des personnages. C'est qu'il faut pour cela trouver un savant équilibre et le tenir jusqu'au générique final, ce à quoi parvient étonnamment l'espagnol Caye Casas dans son premier long métrage réalisé en solo, La Mesita del comedor, littéralement La Table basse. Drôle de titre pour un film de genre, me direz-vous, mais il est tout à fait cohérent puisque ledit meuble est à l'origine du terrible cauchemar éveillé dans lequel nous invite sans ambages le cinéaste. Dès la première scène, le couple au cœur du film, accompagné de leur nouveau-né dans sa poussette, est en magasin face à la table au design douteux et à son vendeur ventripotent, usant d'arguments tout aussi douteux. Une discussion tendue entre l'homme, Jésus (David Pareja), désireux d'acquérir la table basse, et sa femme, Maria (Estefanía de los Santos), qui n'en veut surtout pas dans son salon, ouvre les hostilités. Déjà, le ton du film entier est donné et la mise en scène, faite de plans très courts aux multiples angles osés (des choix pas toujours très heureux que ne renieraient pas Jean-Marie Poiré), annonce aussi la couleur. Court, le film a le mérite de ne pas perdre de temps. La scène suivante nous montre Jésus transporter très difficilement le carton contenant la fameuse table dans les escaliers jusqu'à son appartement. Il ignore encore qu'il regrettera amèrement cet achat... Et je ne peux absolument pas vous en dire plus tant ce film s'appuie sur un effroyable évènement, survenant très tôt, qu'il serait idiot de vous dévoiler. Sachez juste que le pire est toujours possible quand nous sommes en présence de l'œuvre féroce d'un catalan provocateur et sans limite, au goût du blasphème prononcé, bien décidé à prendre le spectateur en tenaille. 


 
 
Sur un temps resserré, dans un décor quasi unique et grâce à des acteurs irréprochables (mention spéciale à la jeune voisine du dessus, amoureuse de Jésus), Caye Casas réussit son coup. Son œuvre est vouée à faire parler d'elle dans les divers festivals où elle sera projetée (je l'ai pour ma part découverte dans le cadre de la 25ème édition du Festival Extrême Cinéma de la Cinémathèque de Toulouse et d'une carte blanche à l'équipe du Grindhouse Paradise), à jouir d'un excellent bouche-à-oreille, et à plaire aux amateurs voire un peu au-delà de leur cercle restreint. D'une idée initiale a priori fragile et ténue, Casas tire un film qui se tient de bout en bout, parvenant même à une certaine épaisseur psychologique et à nous bousculer un peu. Il est en effet rare que l'on se mette ainsi à la place des personnages, en particulier devant de tels films qui, généralement, nous proposent des situations trop "bigger than life" pour que l'on puisse s'identifier et s'interroger à notre tour. Ce qui arrive ici est horrible aussi et relève du plus affreux des cauchemars mais, grâce à l'équilibre miraculeux évoqué dans mes premières lignes, on se projette et on passe un moment à se demander ce que l'on ferait dans pareille situation. La résolution finale choisit par Casas et le couple à l'écran s'impose à nous avec la même implacable fatalité. C'est là l'une des vraies forces de ce film par ailleurs modeste et malicieux, qui ne prétend pas à autre chose que nous faire passer une soirée en enfer. Dommage, cependant, que les talents de réalisateur de Caye Casas ne soient pas à la hauteur de ses dons d'écriture (saluons également Cristina Borobia, co-scénariste). Force est de constater que le film ne brille pas par la finesse de sa mise en scène et il y a quelques scènes qui pêchent par une lourdeur visuelle regrettable, soulignée par des choix musicaux du même tonneau. On s'étonnera par ailleurs que la photographie soit si sombre, au point parfois de pouvoir à peine deviner les traits du visage de David Pareja (admettons que cela colle à son rôle et que cela confère au film une ambiance ténébreuse raccord avec ce qui s'y passe, mais c'est franchement pas un régal pour les mirettes). Ces bémols importants, certes, sont toutefois largement insuffisants pour gâcher le plaisir quasi masochiste ressenti devant cette épouvantable parenthèse domestique noire de chez noire. Car La Mesita del comedor a enfin la précieuse qualité de distiller des ellipses bienvenues et de s'avoir s'arrêter quand il faut. Nous sommes donc désormais curieux de suivre la carrière de Caye Casas, en espérant que son style s'affine mais qu'il garde tout son mordant. 




La Mesita del comedor de Caye Casas avec David Pareja, Estefanía de los Santos et Claudia Riera (2022)

7 février 2024

Dersou Ouzala

Je n'avais pas revu ce film après l'avoir découvert un soir, sur Arte, il y a quelque chose comme vingt ans. Je n'en gardais qu'un vague et doux souvenir, et surtout l'envie, depuis tout ce temps, d'y revenir, de le revoir, de mieux en profiter, comme d'un vieil ami perdu de vue et un peu oublié. C'est chose faite, et le moins que l'on puisse dire c'est que ces retrouvailles sont plus qu'heureuses. Je peux dire désormais sans précautions que Dersou Ouzala est de mes films préférés, et que si je devais me lancer dans un classement de mes dix films d'amitié favoris, classement qui serait sans doute difficile à établir tant ce "genre" m'est cher, il y figurerait en bonne place, pour ne pas dire qu'il en prendrait la tête. Tout est d'une beauté quasi miraculeuse dans ce film, à commencer par les deux personnages principaux, Arseniev (Yuriy Solomin), capitaine d'une expédition de soldats en mission pour cartographier les secrets reculés de la Taïga, et Dersou (Maksim Munzuk), ce chasseur golde qui a perdu femme et enfants après une épidémie de variole et qui vit dans la nature, nomade, solitaire, animiste dans sa conviction que toutes les choses comptent à égalité, et que le soleil, le vent, le feu, l'eau, les bêtes sont des hommes autant que lui, généreux dans sa façon de toujours laisser derrière lui les lieux plus faciles à vivre pour qui passera par là ensuite, homme ou bête, homme quand même. Mais les autres personnages visibles à l'écran sont tous tout aussi touchants et aimables, comme les soldats du capitaine, qui respectent Dersou, écoutent ses remontrances sans broncher, admirent à l'écart l'amitié du capitaine et de l'homme des bois, se démènent toujours pour aider, surtout quand il s'agit de Dersou, que tous aiment beaucoup manifestement, évidemment.





La beauté des paysages de la Taïga compte aussi, que Kurosawa prend le temps de filmer, comme il prend le temps de faire sentir le temps qu'il faut pour se déplacer dans ces espaces, ou celui qu'il faut pour nouer une relation d'amitié, à commencer par la première rencontre, quand Dersou s'annonce avant de quitter l'ombre de la forêt pour ne pas faire peur à la troupe, puis s'avance vers nous, enfin va droit sur Arseniev et lui lance un franc "Bonjour, capitaine !", qu'il prononce plutôt "Capétan !", nom par lequel il s'adressera jusqu'à la fin à son ami. Le temps aussi des premières conversations, quand Dersou dit à un sous-officier d'Arséniev qu'il parle trop, puis des premiers moments d'observation, quand Arséniev observe les faits et gestes du mutique Dersou pour retaper un abri avant la nuit. 
 
 


 
Le temps des moments d'euphorie, comme quand le capitaine et Dersou se retrouvent au début de la deuxième moitié du film, ou plus difficiles, quand Dersou demande à retourner dans les collines, à la fin du film. Kurosawa, dans des plans plus magnifiques les uns que les autres, ce qui n'est pas l'apanage de ce seul titre de sa filmographie, loin s'en faut, utilise savamment la profondeur du champ et du temps, pour montrer la difficile séparation des amis à la fin de la première partie du film, qui ne cessent de se retourner et de s'appeler en criant leur nom (nul doute que Kevin Costner aura pensé à cette séquence pour le finale de Danse avec les loups, que l'on pourrait d'ailleurs considérer comme un très libre remake de Dersou Ouzala), aussi bien que l'empressement des deux hommes séparés par la densité des bois ou par une souche d'arbre mort quand ils courent dans les bras l'un de l'autre. 
 
 


 
Mais encore quand les deux amis assis ensemble rient tandis qu'à l'arrière-plan les soldats assis au spectacle de leurs retrouvailles les regardent en silence puis finissent par chanter pour leur rendre ce moment encore plus beau. Ou, à la fin du film, pour montrer le capitaine et sa femme qui écoutent aux portes les échanges entre Dersou et leur fils, après que le chasseur golde, dont la vue décline et qui se pense traqué par l'amba, l'esprit du tigre de la taïga qu'il a malencontreusement blessé en voulant seulement l'éloigner, a accepté l'invitation de son ami à vivre chez lui, en ville. Ou, peu après, quand le capitaine quitte le salon et monte à l'étage, lentement, puis redescend, encore plus lentement, Dersou demeurant prostré, désolé, au premier plan, entre l'épouse et le fils d'Arséniev, pour revenir lui offrir son fusil dernier cri, autorisation tacite à retourner dans les bois malgré les risques que lui fait courir sa vue défaillante. 





Dans ce seul plan-là s'exprime toute l'intelligence de Kurosawa. On ne sait pas où va le capitaine quand il quitte la pièce, on suit le déplacement de ses bottes dans les escaliers, surcadrés par l'ouverture de la porte dans le fond du plan, aller et retour, mais entre son départ, le moment où il laisse Dersou et sa demande de partir plantés là, sans dire un mot, et son retour, fusil dernier modèle en mains, Kurosawa nous donne le temps de nous demander ce qu'il pense, ce qu'il ressent, ce qu'il va faire, et ce que Dersou pense, ressent, attend, idem pour l'épouse et l'enfant, toutes choses qui, non-dites, parce que nous avons eu le temps de les penser et de les envisager avec les personnages, dans leur silence, et dans le temps et l'espace du plan, ont existé et rendu l'instant, la décision, les gestes, encore plus denses et émouvants. 
 
 


 
Ce n'est qu'une des constantes manifestations du talent et de la finesse du cinéaste. Mais je repense à cette scène où Dersou, inquiet et sombre après avoir blessé le tigre, est assis seul la nuit au coin du feu : un des soldats quitte sa tente pour venir près de lui et tenter de le faire rire, en vain, et toute la scène nous est montrée depuis le point de vue du capitaine, assis sous sa tente, qui soulève un pan de l'entrée pour voir Dersou, assis, de dos, sans réaction d'un bout à l'autre de la scène, sans contrechamp sur les réactions ou l'absence de réaction du chasseur golde. Pas besoin. Et tant de choses sont dites pourtant, et ressenties, entre les trois personnages, par la seule mise en scène.





Autre joie, que l'on doit sans doute en partie au récit autobiographique éponyme de Vladimir Arseniev publié en 1921 que Kurosawa adapte : aucune adversité. Non, aucun adversaire, aucun opposant, aucun personnage bête et méchant. On a vu dans tant de films les équivalents des soldats du capitaine, qui certes au début rient un peu de Dersou et de ses lubies (comme laisser de quoi faire du feu et de quoi se nourrir derrière lui pour qui suivra ; ne pas jeter les restes au feu mais par terre pour les animaux ; laisser un signe pour avertir les cueilleurs de Ginseng qu'ils n'en trouveront pas dans tel coin de la Taïga), finissent par le prendre en grippe quand il les invective, ou se montrent jaloux de sa relation avec le capitaine, ou encore refusent de prendre des risques pour sauver Dersou quand il se retrouve coincé au milieu d'une rivière déchaînée, mais cela n'arrive jamais. 
 
 
 

 
Les seuls personnages néfastes du film sont les Toungouses qui ligotent trois moujiks dans une rivière et enlèvent leurs femmes, mais ils n'apparaissent pas à l'image et l'épisode qui les concerne est vite réglé, n'aboutissant qu'à une autre rencontre cordiale et une autre occasion d'entraide entre la troupe du capitaine menée par Dersou et des paysans du coin sur les traces des brigands. On pourrait également citer un autre personnage, tout aussi absent du film, et qui intervient à la fin, mais ce serait trop en dire pour qui n'a pas encore vu Dersou Ouzala. Ou alors, en cherchant vraiment, le pauvre type qui vient vendre de l'eau à la femme du capitaine, en ville, et que Dersou insulte parce qu'il ose demander de l'argent pour de l'eau dont les rivières sont pleines, mais même lui se laisse insulter et s'en va sans répliquer à celui qu'il prend pour un sauvage.
 
 


 
La seule adversité, suffisante dans un scénario où celle des hommes est évoquée sans que le besoin se fasse sentir d'insister, est celle du milieu hostile de la Taïga (on ne pourra plus oublier la tempête de vent sur la glace et la course contre la nuit que mènent Arséniev et Dersou, ce dernier à la baguette, dans l'abattage d'herbes hautes destinées à monter un abri de fortune), des animaux sauvages (pour l'orage comme pour l'esprit du tigre amba, Kurosawa se fait plaisir par quelques effets de lumière fantastique qui anticipent déjà son ultime film, Rêves), du temps enfin et de ses effets sur les hommes et les corps. 
 


 
Ayant revu récemment la plupart des films d'animation de Miyazaki, je m'étonnai et me réjouis de l'absence totale de purs antagonistes dans des œuvres comme Kiki la petite sorcière ou Mon voisin Totoro, qui n'en ont pas besoin pour tenir la trame de leur narration et nous émouvoir par, là aussi, la simple beauté de relations amicales et solidaires entre les personnages, Kiki et la jeune femme autonome et bricoleuse qui vit seule dans les bois d'un côté, les deux sœurs et les esprits de la forêt, dont Totoro lui-même, de l'autre. 
 
 
 
 
Les films sans adversaires, ou qui, à tout le moins, ne font pas reposer toute leur structure sur l'opposition d'un ou plusieurs personnages plus ou moins bêtes et mauvais, ne courent pas les écrans. Mais ils existent. Quand on en trouve un, ou quand on en retrouve un, et un aussi beau que Dersou Ouzala, on le chérit.
 
 
Dersou Ouzala d'Akira Kurosawa avec Maksim Munzuk et  Yuriy Solomin (1975)

3 février 2024

Acide

Voici le deuxième long métrage de Just Philippot qui continue d'exploiter le filon de l'éco-anxiété après La Nuée. On pourrait même parler d'un diptyque, encore faudrait-il que la filmographie du cinéaste soit suffisamment passionnante pour nous donner envie de l'analyser plus en détails... Cette fois-ci, la menace ne vient plus de sauterelles dégénérées mais du ciel, tout simplement. Des pluies acides s'abattent sur certaines parties du globe puis atteignent le pays et notamment la région où vit pas si paisiblement la famille déjà bien décomposée de Guillaume Canet. On suit donc leurs mésaventures qui, ma foi, ont au moins le mérite de prendre très rapidement une sale tournure, Just Philippot ne perdant pas trop de temps au démarrage. 




Devant la fuite désespérée de cette famille éclatée dans un contexte de crise générale, de mouvements de foules et de danger grandissant face auquel l'impuissance est totale, on ne peut guère s'empêcher de penser, même de façon fugace, à La Guerre des mondes de notre tonton Spielby. Évidemment, la comparaison ne rend pas particulièrement service à Just Philippot, dont l'œuvre peine à véritablement nous saisir et manque d'énergie, en dépit des premières intentions affichées. On regarde tout ça, au mieux, vaguement intéressé. Notons que si La Nuée flirtait déjà avec le film catastrophe et s'inscrivait lui aussi dans un climat social hyper tendu, c'est encore davantage le cas ici. Ainsi, des images issues d'un téléphone portable (orientation portrait), captation sur le vif d'une manifestation d'agriculteurs musclée, ouvrent les hostilités. On peut alors légitimement se demander ce qui peut bien passer par la tête d'un cinéaste, en particulier d'un gars qui se spécialise dans le genre, pour avoir l'envie et l'idée de démarrer son film sur des images aussi purement et simplement laides. C'est vrai quoi, c'est moche. Alors qu'il aurait simplement pu filmer un joli nuage. Allez comprendre... 




Bref, sortons du cerveau de Philippot, il y fait mauvais temps. Nous tendons donc ici davantage ici vers le pur film catastrophe puisque la menace est naturelle (bien que due aux exactions de notre triste espèce sur notre belle planète, vous l'aurez compris), mais, d'ordinaire, un film catastrophe est au moins le prétexte à quelques images saisissantes, désormais régulièrement gâchées par les facilités technologiques. Ce n'est pas le cas chez Philippot : il fait un usage discret et plutôt intelligent des effets spéciaux. Conséquence ou non de ce choix, à rattacher à un certain manque d'imagination peut-être, il y a fort peu de visions d'apocalypse à se mettre sous la dent, à part peut-être deux ou trois plans de paysages ravagés, envahis de flaques d'eau dans lesquelles nous n'aimerions pas mettre un seul orteil. Il ne faut donc pas chercher de ce côté-là le plaisir que l'on pourrait trouver devant cette modique "proposition de cinéma" (j'essaie toujours d'employer les termes à la mode). Il est dommage de parvenir à si mal ou si peu jouer sur les peurs actuelles de toute une génération de spectateurs, la même, d'ailleurs, qui est plutôt friande de cinéma de genre... 




Sans marquer de progrès, Philippot nous ressert quasi exactement la même recette, en un peu plus énervé cependant. Il y a même une scène à laquelle on ne s'attend pas. Si vous tenez à mater ce truc-là par curiosité histoire de prendre le pouls du ciné de genre français, je vous invite à zapper les lignes suivantes. Je veux bien sûr parler de la scène peu ragoutante de la mort de Lætitia Dosch, qui se désagrège lentement dans les eaux contaminées d'un fleuve grisâtre (comme tout le reste) après être tombée d'un pont débordant de personnes à la recherche d'une zone plus hospitalière. Cette scène est d'une crudité plutôt surprenante, à tel point qu'il s'agit bien du seul moment du film où nous sommes happés, où l'on mesure les périls environnant. Je retiens aussi ce plan charmant sur les guiboles à moitié fondues de Guillaume Canet, reposant sur le capot d'une bagnole pour ne plus se dissoudre sur place après avoir traversé un champ non équipé des bottines adaptées à la situation. Là encore, nous sommes vaguement surpris par la violence de cette vision d'horreur furtive. Bon, évoquons tout de même un autre aspect positif du projet : Guillaume Canet, en agriculteur remonté et père de famille défaillant amené à devoir reprendre les rênes et faire preuve de courage, est plutôt convaincant, crédible, assez juste. Il faut bien le dire. Il y a chez lui un côté hargneux, terre-à-terre et bas de plafond qui sied bien au rôle et dont il sait tirer partie. Lors d'une séquence où il trouve refuge avec sa fille dans la maison d'une famille plus fortunée, il véhicule convenablement tout le mépris emmagasiné, recraché en quelques regards et rictus dégoûtés. Amer, on tire à peu près la même tronche après avoir perdu 100 minutes devant Acide.dé"


Acide de Just Philippot avec Guillaume Canet, Lætitia Dosch et Patience Munchenbach (2023)

14 janvier 2024

Cold

Cory Richards est un beau blond. A l'âge de 29 ans, en 2011, il est devenu le premier américain à réussir l'ascension hivernale d'un sommet de plus de 8000 mètres. Autant dire qu'il ne devait pas faire chaud là-haut, d'où le titre de ce court-métrage de 20 minutes en forme de journal de bord où notre homme se demande régulièrement ce qu'il fout là et se plaint du froid. "What the fuck am I doing here ?" sont les premiers mots qu'il prononce, d'une voix étonnamment fluette, désagréable à l'oreille. Il est alors filmé en selfie, déjà, de nuit, sous sa tente North Face. Pourquoi préciser la marque de la tente ? Parce que c'est ce qu'il y a de plus net à l'image, ce qui ressort le plus, en lettres blanches fluorescentes, tandis que tout le reste est à moitié flou et plongé dans l'obscurité. Cory Richards est sponsorisé par North Face, ce qui doit expliquer pourquoi le logo de la marque est toujours présent dans un coin du cadre. C'est qu'il y a besoin d'argent pour espérer finir dans le Guinness Book et accomplir une telle prouesse.


 
 
Cold a des allures de found footage, ces films d'horreur pour la plupart aussi laids que mauvais qui nous dépeignent, via une vidéo retrouvée sur les lieux ou un autre subterfuge, les mésaventures de jeunes crétins perdus dans une forêt hantée par une sorcière ou dans un immeuble barcelonais infesté de zombies. Sauf qu'ici tout s'est plutôt bien passé, le record est tombé, nonobstant quelques nuits passées à -40°C et une très (très) grosse frayeur. Car Cory Richards et ses deux compagnons d'infortune, un italien et un pakistanais qui sont présentés comme de purs et simples étrangers, ont miraculeusement survécu à une avalanche qui les a surpris (ce sont pourtant des choses qui arrivent) à la descente du Gasherbrum II. C'est le moment fort de ce court métrage. Et c'est carrément dingue d'avoir pu capturer de telles images. Et pourtant...


 
 
Cory Richards et son co-réalisateur Anson Fogel, celui qui a été choisi pour monter les heures de péloches ramenées d'Himalaya, se foirent alors complètement. Le nuage de neige dégringole dans un plan furtif auquel succède un cut brutal. On nous glisse alors des photos de notre héros, enfant, c'était déjà un beau bébé, et adolescent, un charme ravageur. Puis nous voyons celle que l'on devine être sa compagne, une asio-américaine, ce qui rend leur couple d'autant plus joli. Littéralement radieuse, puisque surexposée dans un halo de lumière, elle minaude, sourit de toutes ses dents à la caméra, fixant l'objectif d'un regard tendre, amoureux, puis nous adresse un baiser. Nous sommes dans la tête de Cory Richards, face à une plate illustration, à l'esthétique publicitaire ignoble, de ce qui est supposé défiler sous nos yeux lors de ces moments où l'on flirte avec la mort. Un moment particulièrement douloureux pour nous aussi. On se croirait devant un POV. Et un POV en pleine avalanche, j'avoue que je n'y aurai pas pensé. C'est rude.


 
 
Après l'avalanche, quand ils refont surface dans la blancheur omniprésente, ils semblent surpris de se découvrir tous les trois encore en vie. Cory Richards retourne alors rapidement la caméra vers le sujet qui l'intéresse le plus, lui-même. Il se filme en pleurs, dans un état second, difficile à définir. On dirait qu'il surjoue, mais... c'est impossible. On ne doit pas pouvoir penser à son image pendant un moment comme celui-là, non ? Drôle de type... Au même moment, il se prend également en photo. Il pense à immortaliser cet instant, le visage grimaçant, le regard halluciné, ne se doutant pas encore que son cliché fera la une du National Geographic, lui ouvrira les portes du célèbre média américain, et fera de lui une star. Personnellement, j'ai l'impression de voir un fox terrier saisi en pleine battue dans la neige, pas vous ?




Alors oui, je le reconnais, à force de les voir greloter à l'écran, se geler les miches comme pas deux dans leurs tenues de cosmonautes, des glaçons qui pendouillent de leurs narines et une fumée de tour aéroréfrigérante de centrale nucléaire qui s'échappe d'eux à chaque expiration, on ressentirait presque un peu le froid, nous aussi. On se les caillerait presque avec eux ! Et on est frappé, il est vrai, par ces plans furtifs sur un cadavre devenu bleu-vert, momifié par le froid, gisant au pied du sommet et croisé par hasard. Mais à part ça... Cold est un film de montagne de l'ère Instagram. D'ailleurs, dernier fait d'arme en date de notre ami Cory Richards : il a voulu envoyer un snapchat sur le sommet de l'Everest. Au moment d'ouvrir l'application, son téléphone est resté sur le carreau. "C'était la plus tragique ironie de toute l'expédition", commente-t-il. Ah ça, je veux bien le croire... On a déjà l'air con quand, à 30 ans passés, on se prend en snapchat, alors j'ose même pas imaginer quand on pense à faire ça sur le toit du monde et qu'en plus notre mobile nous lâche... Bien fait !




Les meilleures biographies de Cory Richards font de lui un aventurier, un explorateur, un grand alpiniste, ce qu'il est sans doute, d'une certaine façon. Il a en tout cas trouvé sa voie en devenant un photographe, mais pas n'importe quel photographe, un photographe de l'impossible, spécialisé dans les aventures ultimes, les conditions extrêmes. Si vous avez des clichés à prendre d'une expédition périlleuse au bout du monde, il est l'homme qu'il vous faut ! Cory Richards est un self made man, avec un parcours atypique, un véritable écorché vif, qui s'est retrouvé dans la rue à 13 ans, a été alcoolo, dépressif, camé, tout ce que vous voulez. N'empêche qu'il présente bien. Quelque part entre le viking et le surfeur californien. C'est parfait pour vendre des montres et des combinaisons de ski. Pour donner des conférences sur le dépassement de soi, sur l'importance d'aller au-delà de ses limites. Bref, Cory Richards est un beau blond. Mais c'est vraiment pas mon genre, vous l'aurez compris.
 
 
Cold de Cory Richards et Anson Fogel avec Cory Richards, Simone Moro, et Denis Urubko (2011)

6 janvier 2024

The Beckoning Silence

Les amateurs de récits de survie connaissent pour la plupart Joe Simpson, cet alpiniste britannique dont la terrible mésaventure, sur les pentes d'un sommet de la Cordillère des Andes, relatée dans son livre Touching the Void, a été très largement popularisée par un documentaire du même nom, réalisé par Kevin MacDonald en 2003. Sorti chez nous sous le charmant titre La Mort suspendue, il s'agissait en effet d'un véritable survival à l'efficacité indéniable qui marqua fort logiquement les esprits et je dois bien avouer que j'en garde moi-même un souvenir assez glaçant. Je lui préfère toutefois le plus relax mais néanmoins saisissant The Beckoning Silence, diffusé quatre ans plus tard par la chaîne de télévision britannique Channel 4, qui est une autre adaptation d'un bouquin de Joe Simpson. Ce documentaire met en parallèle la propre expérience de l'auteur-grimpeur avec l'histoire tragique de la tentative d'ascension du Mont Eiger via sa redoutable face nord, en juillet 1936, par l'allemand Toni Kurz et ses trois compagnons.


 

 
C'est à Louise Osmond, une cinéaste anglaise spécialisée dans les documentaires aux étagères garnies d'Emmy Awards, que l'on doit ce film, et l'on sent un savoir-faire évident transparaître de la construction solide et rigoureuse des 75 minutes qui constituent The Reckoning Silence et défilent très rapidement. L'essentiel est là. Tous les éléments de base sont réunis pour offrir à l'amateur de film de montagnes ce qu'il espère systématiquement quand il s'enfonce dans son sofa, les doigts de pieds en éventail, et appuie sur play. Un récit limpide et précis des événements qui nous permet de comprendre tous les enjeux et le contexte particulier de cette ascension, une reconstitution soignée et d'un réalisme indiscutable où les acteurs s'en sortent avec les honneurs, un narrateur appliqué, présent juste ce qu'il faut, dont la voix et la diction confèrent au film une ambiance singulière et, surtout, un seul intervenant, et le bon, plutôt qu'une multitude, impliqué à fond, passionné, et toujours agréable à écouter, en la personne de Joe Simpson himself.



 
 
Ce Joe Simpson m'a décidément l'air sympathique. On ne lui en veut même pas quand, à la toute fin du film, il jette un mégot dans la neige, tel un cowboy des alpages, avant de s'éloigner vers des lendemains moins escarpés. S'il peut encore mieux faire écologiquement parlant, il atteste en tout cas d'une certaine éloquence à l'oral. Sans jamais en faire des caisses, en dégageant simplement une belle sincérité et en choisissant les mots justes, il partage sans pudeur sa passion pour les hauteurs, sa fascination pour la destinée cruelle de Toni Kurz (il faut dire qu'il n'est pas passé loin de la vivre aussi !), et il nous permet parfaitement de saisir ce lent cheminement qui l'a amené à définitivement abandonner le piolet pour la plume. En l'écoutant, nous ne doutons pas que ses romans doivent également être captivants. C'est une photographie de Toni Kurz, tout sourire avant d'attaquer un sommet, éclatant de vie et de jeunesse, qui a motivé Joe Simpson à devenir alpiniste. C'est le roman tiré de cette tentative d'ascension du Mont Eiger, The White Spider de Heinrich Harrer, qui l'a profondément marqué et intimement lié à cet homme, Toni Kurz, et peut-être permis, quelques années plus tard, de trouver les ressources nécessaires pour lutter, quatre jours durant, pour sa vie, au fin fond d'une crevasse, perdant un tiers de son poids, la jambe cassée, parvenant à ramper miraculeusement jusqu'au camp où l'attendait son acolyte, celui-là même qui avait dû couper sa corde pour se sauver lui.



 
 
The Reckoning Silence parvient ainsi à mêler deux destins, deux trajectoires, l'une brutalement interrompue, l'autre miraculée, qui se reflètent dans la glace d'une paroi rocheuse impossible. Il relie le présent intime de Joe Simpson à l'histoire quasi légendaire du Mont Eiger, peut-être le plus mythique sommet des Alpes, dont la situation atypique fait de lui le théâtre de tous les dangers offert aux observateurs, nichés sur le balcon de la station de ski en contrebas. L'alpiniste et survivant de l'impossible devenu écrivain à temps plein revient sur les lieux, quitte à affronter ses propres démons, pour nous expliquer méthodiquement chaque étape qui a mené ce petit groupe d'allemands, fringants et brillants grimpeurs, vers une mort inévitable. La fascination de Joe Simpson est contagieuse bien que son expression soit des plus posées, presque didactique. Il s'avère être un excellent storyteller quand il nous raconte les événements de 1936, et il se montre humble et authentique quand il se livre à nous face à la caméra et évoque ce que recherche un alpiniste quand il se lance dans une telle entreprise, ce qui pousse un homme vers ces folies verticales pour l'extase unique du sommet.



 
 
Si le récit de l'échec mortel de Toni Kurz et sa bande permet le développement d'un suspense particulièrement opérant, il n'y a rien qui met mal à l'aise à cela, tant The Reckoning Silence se présente avant tout comme un film qui honore la mémoire des disparus et donne l'impression qu'il ne triche jamais, grâce à la simplicité et à la franchise de Joe Simpson, une personnalité attachante que révèle avec sobriété Louise Osmond. Tout cela fait de ce documentaire une vraie et notable réussite du genre, qui vous captive du début à la fin et finit même par vous scotcher à votre fauteuil, vous laissant un peu KO, meurtri par le sort cruel de Toni Kurz. Une œuvre infiniment plus recommandable que le film très moyen réalisé par Philipp Stölzl en 2008 que l'histoire du grimpeur allemand a aussi inspiré (en étant pour l'occasion quelque peu modifiée, à des fins dramatiques discutables et, comme le prouvent Simpson et Osmond, tout à fait dispensables). 
 
RIP TONI KURZ, ANDREAS HINTERSTOISSER, WILLY ANGERER ET EDUARD RAINER à jamais dans nos cœurs.
 
 
The Beckoning Silence de Louise Osmond avec Joe Simpson, Roger Schäli, Simon Anthamatten, Andreas Abegglen et Cyrille Berthod (2007)