24 novembre 2024

Eileen

Après Lady Macbeth, qui avait révélé Florence Pugh aux yeux des cinéphiles, William Oldroyd poursuit sur sa lancée en nous proposant un nouveau film d'actrices, Eileen, qui met en vedette Thomasin McKenzie et Anne Hathaway dans deux rôles qui semblent taillés sur mesures. La première incarne une jeune fille vivant seule avec son père alcoolo et noyant son ennui dans ses fantasmes sexuelles et des envies d'ailleurs de plus en plus difficiles à refouler. Sa morne existence est chamboulée quand une nouvelle directrice à l'élégance et à l'assurance magnétiques, campée par Anne Hathaway, est engagée dans la prison où elle travaille. Une relation ambiguë va progressivement se nouer entre elles... Et il ne vaut mieux pas en révéler davantage. Le film se déroule pendant les années 60 dans l'ambiance feutrée d'une petite bourgade de la côte Est et le réalisateur nous plonge délicatement dans cet environnement aux couleurs automnales, effacées par une brume matinale qui rechigne à se lever sur les journées répétitives de notre protagoniste frustrée. On s'y laisse aller comme on se plaît à regarder une toile d'Edward Hopper ou que l'on s'enfonce dans la lecture estivale d'un polar américain de premier choix.


 
 
Le cinéaste parvient facilement à nous choper et à maintenir notre attention grâce à cette atmosphère enveloppante, agréable à l’œil, et ne fait pas que s'appuyer sur deux actrices au diapason. Malgré une durée modeste (90 minutes et des poussières), William Oldroyd nous dresse patiemment le portrait d'un personnage aux abois, en grande détresse affective, totalement coincé dans une bulle qu'il crève d'envie d'éclater. Thomasin McKenzie, déjà remarquée dans Leave No Trace, confirme ici tout le bien que l'on commençait à penser d'elle. Anne Hathaway, appréciée récemment chez Jeff Nichols, confirme également la tournure intéressante que prend désormais sa carrière. On met donc un petit moment à comprendre que nous sommes en présence d'un thriller psychologique à combustion lente ou, devrait-on plutôt dire, à mèche très longue. C'est en effet au bout de l'heure de film que l'on bascule pour de bon dans le thriller pur jus et que le rythme s'emballe. Cela a pour effet de nous surprendre et de nous scotcher jusqu'au final à l'appréciable parfum de série B surgie du passé (le générique final assume totalement cette parenté). Bref, on tient là un très bon petit film, un peu passé inaperçu, et cela me semble assez injuste, c'est d'ailleurs ce qui m'a motivé à torcher ces quelques lignes. Will Oldroyd, je continuerai donc à vérifier ce que tu fais. 


Eileen de William Oldroyd avec Tomasin McKenzie et Anne Hathaway (2024)

24 octobre 2024

Geographies of Solitude / Le Plein pays

Allez savoir si chaque homme est une île ou si aucun homme n'en est une, en tout cas Jacquelyn Mills, dans Geographies of Solitude, sorti en 2022, filme une femme et une île. Une femme, Zoé Lucas, naturaliste et environnementaliste. Sur une île. L'Île de sable, minuscule terre canadienne en forme de sourire, sise à 170 kilomètres au large des côtes de la Nouvelle-Écosse, dans l'océan Atlantique. Zoé Lucas y vit depuis plus de 40 ans, seule. En tout cas seule humaine, puisque habitent aussi là de nombreux insectes et autres coléoptères, des oiseaux bien sûr, et même des chevaux, jadis emmenés là par les hommes puis abandonnés, mais qui prospèrent depuis dans les dunes, où ils vivent, se reproduisent, meurent. Le documentaire, d'une grande beauté et d'un calme agréable, montre les tâches incessantes et répétitives de Zoé Lucas sur cette île qu'elle arpente sans relâche depuis des décennies, qu'elle observe, étudie, nettoie et aime, où elle multiplie les prélèvements de toutes sortes, au risque d'accumuler chez elle des collections ubuesques de capsules de bouteilles, de ballons crevés en quantités faramineuses, de badges en plastique et autres menus objets débiles dont elle tente d'identifier la provenance, et qui l'inspirent aussi, dont elle se sert pour confectionner de nombreuses créations artisanales et artistiques qui décorent son foyer.  Et tous les jours de colliger des centaines, des milliers de données sur tout ce qui se passe là, avec un souci renouvelé du détail et de la précision qui laisse pantois non pas en soi mais maintenu sur une telle durée, qui épuise par procuration aussi, et qui interroge : qui lira tout ça ? qui s'en servira, après Zoé Lucas ? Ce travail de fourmi, si précieux et si colossal, restera-t-il vain ?
 
 



Or, comme Zoé Lucas se sert des détritus venus polluer l'île pour en faire de beaux objets, Jacquelyn Mills tend à faire de la matière même de l'île, de son substrat naturel et des objets qui la polluent, son film, ou, pour le dire autrement, tente de faire du film, de la matière filmique, à partir de la matière même de l'île et de ce qui s'y trouve. En utilisant diverses techniques, par exemple de collage, de superposition, et en réalisant des expériences, la cinéaste canadienne ponctue son documentaire de séquences expérimentales où la pellicule, exposée à la lumière des étoiles, développée dans les algues marines ou enfouie dans le sable, est soumise aux aléas et aux substances du milieu. Et le travail sur le son n'est pas en reste, quand Jacquelyn Mills capte avec un microphone de contact les moindres frémissements des herbes, les pas des plus petites bêtes, et en emplit, si l'on peut dire, l'image. Si bien que le film entier prend corps, ou racine, et en finirait presque par devenir une île lui-même, et par faire sentir les embruns et l'iode, nous laisser un petit goût de sable sur la langue. Et dans le même temps, alors que l'île et le film tendent à ne faire plus qu'un, la distance entre la réalisatrice et Zoé Lucas s'amenuise, à mesure que les paroles de la scientifique — que des images d'archives nous montrent toute jeune, à son arrivée sur l'île, avec des collègues encore à l'époque : et l'on mesure alors le temps écoulé depuis sur cette île minuscule et pour ainsi dire nue, tandis que le visage actuel de la chercheuse tarde à être approché, à nous être montré — se font plus personnelles, tentent de dire ce qui la retient à ce petit monde de solitude, et que pointent à la fois quelques regrets, par exemple de ne pas avoir vécu autre chose, et l'évidence, le temps passant, que sa place était bel et bien là.
 
 

 
 
 
Le beau film de Jacquelyn Mills m'a fait repenser à un autre documentaire fascinant, Le Plein pays, du français Antoine Boutet, réalisé en 2009, d'un aspect beaucoup plus brut, avec une image vidéo pauvre en qualité, qui suit, pendant une heure, Jean-Marie, dont on se demande pendant tout le film à quel point il est fou, qui vit seul et isolé dans une forêt française, terrifié par la surpopulation qu'il fuit, certain qu'elle annonce une catastrophe globale inévitable, et qui — quand il n'est pas fourré dans sa cambuse délabrée, envahie d'un fatras pas possible d'objets trouvés plus ou moins dégueulasses et d'autres à l'effigie de vedettes populaires, à écouter de la variété sur son poste radio, dont Jacques Brel chantant le "le plein pays" qui est le sien, et Jean-Marie de chanter par-dessus en faisant semble-t-il involontairement cette erreur qui donne son beau et triste titre au film — passe sa vie à excaver le sous-sol des bois qu'il arpente, retirant de la terre des roches énormes avec une volonté et une abnégation délirantes, pour creuser des galeries dans lesquelles il dessine des gravures pariétales destinées à délivrer un message aux futurs habitants du monde, ceux d'après la catastrophe. 
 
 


 
Le personnage est non seulement sidérant mais très attachant. Notamment dans cette séquence, si mes souvenirs sont bons, où, dans une des grottes qu'il creuse et orne de ses gravures étranges, Jean-Marie se met à psalmodier une étrange litanie, quelque chose comme une prière païenne, pour sa fille (j'espère ne pas me tromper, mais il me semble bien que c'est pour sa fille), dont les paroles, répétitives mais soumises à des variations improvisées, forment un poème aussi simple que bouleversant. Et l'on aimerait en savoir plus encore sur cet homme, clochard voûté, hargneux au "travail" épuisé, entouré de débris d'enfance et des rebuts d'un monde à moitié disparu, qui semble malheureux de l'avoir perdu.
 




Jean-Marie, jobard misérable, marginal cabossé et solitaire, homme des cavernes moderne et dépassé, triste comme les pierres, ces blocs rocheux énormes et informes qu'il s'acharne à sortir du sol pour aller peupler ses galeries sous la terre de toutes les paroles, gravées ou chantées, qu'il n'adresse à personne quand il remonte en surface, dans le monde, où son seul lien avec les autres est un émetteur branché sur Radio Nostalgie, n'a certes rien à voir avec Zoé Lucas, scientifique méthodique chevronnée qui dédie toute son existence à la préservation d'un écosystème et à l'analyse rigoureuse des phénomènes "anthropocéniques" qui le menacent chaque jour un peu plus. N'empêche. Dans les deux films, aussi remarquables l'un que l'autre, se dessine le portrait d'une personne seule, à la frontière entre génie et folie (la balance penchant clairement plus d'un côté de part et d'autre, vous l'aurez compris), creusant le sillon de sa propre solitude, hantée par l'angoisse de ce qui s'est perdu et de l'inévitable catastrophe qui vient, prélevant et accumulant les pierres, les plantes, les squelettes d'animaux et toutes autres choses, dont des déchets plastiques, pour l'une, des choses tirées du sol, les pierres et des déchets enfouis, pour l'autre, mais qui continuent de noter, de chanter, de creuser, de créer, pour qu'une forêt parle et qu'une île de sable soit regardée et que toute son histoire soit jour après jour consignée, et pour que tout cela, malgré tout, existe, ait existé.


Geographies of Solitude de Jacquelyn Mills avec Zoé Lucas (2022)
Le Plein pays d'Antoine Boutet avec Jean-Marie (2009)

16 octobre 2024

The Harbinger / The Witch in the Window

 
 
Oubliez Ari Aster, Robert Eggers et Jordan Peele, ces pâles figures de proue de cette soi-disant elevated horror, autant de tocards qui pètent plus haut que leurs culs et sont pourtant infoutus de réaliser un seul vrai bon film de bout en bout. Tandis qu'ils font la une des plus respectables revues consacrées au cinéma et que leurs critiques les plus mal avisées et connectées les citent systématiquement dans leurs sordides tops annuels ou bi-mensuels, le persévérant Andy Mitton, loin des radars, va son chemin, en toute discrétion, voyant au mieux ses œuvres modestes, qu'il scénarise, monte et met également en musique, diffusées sur des plateformes spécialisées au flair bien affûté. La comparaison est sciemment provocatrice, certes, mais vous aurez compris que je ne suis fan d'aucun des cinéastes susmentionnés et il y a de quoi être attristé quand on constate le manque de notoriété d'Andy Mitton et les notes cruelles que ses petits films récoltent sur les databases les plus fréquentées – parmi ces films, seul le laborieux We Go On, co-réalisé avec Jesse Holland et en grande partie flingué par son acteur principal, paraît mériter une certaine sévérité, tant il n'amène rien de neuf sur un thème rebattu (la vie après la mort) et pourrait refroidir les plus bienveillants spectateurs.

Après avoir été accueilli outre-Atlantique sur Shudder, The Harbinger était visible par chez nous sur Shadowz, qui a eu le bon goût de nous le proposer l'année passée dans le cadre d'un marathon horrifique spécial Halloween. Il s'agit déjà du quatrième long métrage du cinéaste américain spécialisé dans l'horreur qui, dans chacun de ses films, s'intéresse toujours de près à ses personnages, prend le temps de les faire exister, et cherche à aller au-delà du frisson facile en peaufinant de belles atmosphères desquelles surgissent toujours quelques grands moments d'angoisse. Peut-être tourné en plein confinement et avec trois bouts de ficelle, The Harbinger semble a priori causer du Covid, du confinement et de ses tristes effets sur les plus fragiles d'entre nous par le biais du récit d'un lent effondrement mental où hallucinations flippantes et réalité déprimante vont de plus en plus intimement s'entremêler. Plus généralement, le film aborde le sujet de la dépression de manière assez frontale et courageuse, ce qui l'empêche au passage d'être trop directement associé à la seule période de la pandémie et lui permet d'être plus atemporel.

 

 
Au-delà de ça, The Harbinger constitue également une très simple et belle histoire d'amitié. On y suit en effet une jeune fille qui, suite à l'appel au secours d'une vieille amie, s'affranchit du confinement strict respecté par sa famille pour aller lui rendre visite, l'aider et passer du temps avec elle dans son appartement délabré. Andy Mitton utilise intelligemment les divers éléments associés à la crise sanitaire, à commencer par la paranoïa ambiante fondée sur la peur irraisonnée d'être contaminé et le port du masque évidemment susceptible de divulguer n'importe quelle monstruosité inattendue. Autant d'outils qu'il place au service de son récit d'horreur avec une malice qui relève de l'évidence. Il reprend aussi le fameux masque porté par les médecins de peste pour habiller la sombre entité qui symbolise la menace dépressive omniprésente. Avouons qu'après une première heure rondement menée, le cinéaste semble ici avoir eu quelques difficultés à boucler son récit, on regrette ainsi un petit ventre mou où l'on ne sait plus trop où il veut en venir. Heureusement, il retombe tout de même sur ses pattes en beauté avec une ultime scène toute en sobriété, au pessimisme accablant mais hélas sensé, conclue d'une pirouette des plus logiques.

Quelques années auparavant, Andy Mitton avait signé une autre bobine horrifique de la plus belle eau, le plus abouti et plus court The Witch in the Window qui, quant à lui, nous racontait une belle histoire d'amour filial entre un père et son jeune fils derrière ce qui se présentait d'abord comme un bon vieux film de maison hantée. En réhabilitant une vieille ferme perdue dans le Vermont, un homme et son fils sont confrontés à l'esprit de son ancienne propriétaire, une femme à la solide mais ambiguë réputation de sorcière dont on évitait jadis de s'approcher de trop près du territoire. En réalité, le papa veut retaper cette jolie baraque dans l'espoir de donner un nouveau souffle à son couple qui bat méchamment de l'aile, comme on l'a compris dès la première scène, à la tension domestique sèche et des plus crédibles. La rupture définitive et le divorce planent, le garçonnet en souffre en silence, croyant au rêve de son père et s'accrochant au vain espoir de voir ses parents réunis dans une maison qui, sur le papier, a effectivement tout pour plaire à sa maman. Sauf que la sorcière s'avère assez possessive envers les infortunés, désireux de vivre chez elle. Et c'est l'occasion pour le réalisateur de déployer son sens de l'atmosphère manifeste et de nous proposer quelques pics de terreur véritables qui nous scotchent à notre fauteuil.


 
 
Lors de scènes a priori anodines où nous voyons père et fils s'affairer autour de la maison pour lui refaire une beauté, Andy Mitton joue brillamment de la profondeur de champ, sur ce qui peut se jouer en arrière-plan, en invitant le spectateur à être aux aguets, à guetter la moindre apparition fantomatique de ladite sorcière, illustrant littéralement, à plusieurs occasions, avec cette simplicité chère aux grands talents, le titre de son œuvre pleine de modestie. Il se montre dans le même temps capable de mettre en boîte des scènes au suspense étouffant, sans utiliser de ficelles faciles, mais en jouant avec brio sur l'attente, la crainte de voir enfin. Un autre grand moment d'effroi nous fait partager les hallucinations d'un père dont le chagrin l'amène à imaginer une réconciliation désespérée. Une scène patiemment amenée, au dénouement aussi glaçant qu'attendu, qui parvient même, et c'est bien là le plus dur, à nous émouvoir. Si les comédiens sont irréprochables (en particulier le daron Alex Draper qui, en outre, a de faux airs de leader quinqua d'un respectable groupe d'indie rock du nord-ouest américain), c'est aussi les dialogues du cinéaste qui sonnent justes et évitent savamment les clichés redoutés. Cette histoire de sorcière est donc avant tout le prétexte pour nous proposer un film sensible et délicat, où nous sommes touchés par ce que vivent des personnages bien caractérisés et par les enjeux dramatiques dévoilés progressivement. On prend autant de plaisir à le regarder qu'à lire une nouvelle fantastique écrite par un maître. Du velours pour les amateurs de frissons distingués, d'ambiance soignée, d'horreur réellement intelligente, qui s'en régaleront en déplorant, comme moi, que l'auteur ne bénéficie pas d'une plus grande renommée tout en se réjouissant d'avoir affaire à une obscure pépite injustement méconnue. Non, vraiment, croyez-le ou non, Andy Mitton est parmi la crème du cinéma d'horreur indépendant américain du moment.


The Harbinger d'Andy Mitton avec Gabby Beans, Emily Davis et Raymond Anthony Thomas (2022)
The Witch in the Window d'Anty Mitton avec Alex Draper et Charles Everett Tacker (2018)

18 septembre 2024

Au-delà des cimes

Catherine Destivelle, l'une des plus grandes grimpeuses de tous les temps, méritait bien qu'un beau documentaire lui soit entièrement consacré. C'est le spécialiste réunionnais Rémy Tezier, passionné de mer et de montagne, qui s'y est collé, avec un certain talent. Au-delà des cimes nous propose de suivre l'escaladeuse française au cours de trois ascensions de sommets alpins mythiques qu'elle choisit de réaliser en compagnie de quelques-uns de ses proches, ceux-là même qui l'ont accompagnée tout au long de sa si brillante carrière. Nous la voyons donc arpenter le Grand Capucin, imposant obélisque de granit qui fait le bonheur des grimpeurs de tout poil, avec l'une de ses anciennes élèves devenue une amie ; puis grimper l'Aiguille du Grépon, crête crénelée de plusieurs pointes où trône une statue de la Vierge Marie, auprès de sa sympathique et toute guillerette sœur cadette ; et enfin monter tout en-haut de l'Aiguille Verte, le plus difficile du lot, aux côtés de deux de ses mentors, d'amusants alpinistes chevronnés et septuagénaires, animés d'une affection évidente pour celle qui les a toujours épatés. Ces trois sommets ont chacun leur particularité mais ont en commun une beauté esthétique saisissante, joliment mise en valeur par les caméras de Rémy Tezier, qui viennent rappeler sans fanfaronnade toute la richesse et la splendeur des Alpes.



 
 
Le simple récit de ces trois ascensions successives, accomplies en toute tranquillité, dans une ambiance chaleureuse et légère, récit émaillé de rares et brefs flashbacks sur quelques-uns de ses exploits passés, narrés par le phrasé envoûtant de Bernard Giraudeau, dessine touche après touche un portrait délicat et juste de Catherine Destivelle, sacré bout de femme digne du plus grand respect. Au bout des 80 agréables minutes de ce documentaire, nous éprouvons même une sorte d'admiration pour la dame, personnalité discrète au charisme naturel, que nous avons presque l'impression de réellement connaître. Dans sa façon très simple, humble et concise d'évoquer son parcours, ses choix et son amour de l'escalade par quelques phrases prononcées en voix off, dans sa manière attentive mais jamais maternelle de veiller à la sécurité et à la bonne progression de ses compagnons de cordée, dans ses échanges, ses petits gestes et ses regards furtifs adressés aux autres, saisis par la caméra, c'est toujours la sincérité qui semble primer. On est rapidement captivé, curieux de la comprendre.



 
 
Il y a aussi quelque chose de très plaisant ici, et que l'on relève inévitablement en amateur du genre : le film de Rémy Tezier est totalement vierge des attributs habituels de la plupart des films de montagnes, bien plus souvent consacrés à nous dépeindre des performances masculines. Au-delà des cimes, aucun sensationnalisme, aucune volonté d'en mettre plein la vue, quand bien même certaines images sont effectivement impressionnantes et que le talent et la maîtrise de Cathy Destivelle (ouais, je l'appelle Cathy maintenant) sont proprement hallucinants. Elle qui a l'air aussi à l'aise qu'une araignée, une araignée qui serait inoffensive et gracieuse, sur les parois verticales vertigineuses, gravies vitesse grand V, précise qu'elle n'est en rien "suicidaire", bien que le danger puisse aussi la stimuler. En réalité, on la sent d'abord et surtout éprise de liberté. Le film colle avec la personnalité de notre vedette, elle qui aurait pu collectionner tous les trophées possibles et épingler à son palmarès les plus dangereux sommets du monde, mais n'avait pas spécialement l'esprit de compétition et était simplement portée par son amour pour l'escalade et la montagne. La douceur et la sincérité de ce film, apaisé et apaisant, contrastent avec le tout-venant et font du bien, tout simplement.
 
 
Au-delà des cimes de Rémy Tezier avec Catherine Destivelle (2008)

11 septembre 2024

The Last Stop in Yuma County

Très bon premier film signé Francis Galluppi, qui marche dignement ici dans les pas des frères Coen et de Quentin Tarantino, quand ces derniers choisissent de marcher à l'ombre, plutôt droits et, surtout, avec humilité. Comprenne qui pourra. On y retrouve Jim Cummings, que l'on considère comme un ami depuis son speech d'ouverture de Thunder Road. Ce dernier joue un vendeur de couteaux itinérant contraint à faire une halte dans un diner perdu en plein désert de l'Arizona, le comté de Yuma. Tous dans l'attente que le camion-citerne vienne enfin ravitailler la station-service du coin, de nouveaux clients forcés le rejoignent progressivement, formant une galerie d'énergumènes plaisants à découvrir petit à petit. Comme l'on sait déjà, par la radio entendue dans le véhicule du repré de commerce, qu'un braquage s'est déroulé le matin même et que les deux truands, à sec, finissent par s'attabler aussi au diner, on se doute bien que la situation va dégénérer à un moment ou à un autre. 




C'est donc avec une certaine délectation que l'on suit tout ça, le réalisateur et scénariste prend son temps pour planter le décor et installer les différentes forces en présence. Il s'appuie sur un casting aux petits oignons, avec une galerie de tronches choisies avec le plus grand soin et deux acteurs déjà dans nos cœurs pour ouvrir le défilé. J'ai déjà évoqué Jim Cummings, preuve que j'aurais pu mieux organiser mon papier et que j'écris celui-ci d'un seul jet, mais je n'ai pas encore mentionné Jocelin Donahue, ancien crush entré au panthéon des scream queens depuis le terrible House of the Devil de Ti West, qui incarne ici la tenancière du diner (je vous recommande également le compte instagram de l'actrice où elle partage notamment d'excellentes recettes de cheesecakes entre autres photos révélant son charme toute simple et naturel). Notons par ailleurs que Francis Galluppi doit connaître ses classiques et aimer les égéries de séries B puisque l'on retrouve également Barbara Crampton dans un petit rôle savoureux. Très référencé, sans que cela ne nuise jamais au film, The Last Stop in Yuma County se déroule dans la deuxième moitié des années 70. Aucun portable ne pourra donc venir en aide aux personnages, cernés par des calibres en tout genre et, évidemment, par les couteaux japonais du vendeur. Soit dit en passant, on peut toutefois douter de la crédibilité d'un guignol d'Amérique profonde qui prétendrait, à cette période, s'inspirer du tandem du Badlands de Terrence Malick (la tentation du jeune cinéaste d'adresser un clin d’œil au seul chef d’œuvre de l'auteur de Tree of Life devait être trop grande). 
 
 
 
 
On tient donc là un quasi huis clos dont chaque élément est patiemment mis en place, si patiemment que l'on en vient à se demander à partir de quel moment le film va s'énerver et basculer pour de bon. Nous sommes pleinement récompensés, puisqu'un dernier acte jusqu’au-boutiste et à la hauteur de l'attente pare ce divertissement de belle facture d'un propos lourd de sens sur l'Amérique, son rapport aux armes et l'appât du gain. La dernière demi-heure est si bien menée et haletante que l'on aimerait presque que le film continue encore, mais Francis Galluppi a déjà cette précieuse maturité qui lui permet de savoir s'arrêter au bon moment, nous quittant sur une dernière note cynique qui ne fait qu'appuyer la bonne impression que nous laisse sa première œuvre. Cinéaste à suivre !
 
 
The Last Stop in Yuma County de Francis Galluppi avec Jim Cummings et Jocelin Donahue (2024)

28 août 2024

The Visit

En 2015, dans le creux de la vague après de fameuses bouses nommées La Fille de l'eau, Le Maître de l'air ou After Earth, réalisés pour égayer les longs après-midis de ses trop nombreux enfants, Shyamalan se demande : "Que vais-je faire ? C'est l'hchouma... Il ne me reste que deux dollars en poche...". La réponse lui vient très vite : un found foutage de gueule. Bonne idée : ça coûte deux dollars tout pile, et ça peut en rapporter au moins le centuple, vu que les aficionados de ce genre ont à peu près le niveau d'exigence (et de culture, voire de discernement, mais aussi de courage et d'endurance) d'un supporter moyen du PSG en LDC. Bingo : pari réussi, Shyamalan retrouve ses esprits et relance sa carrière moribonde, doublant carrément la mise quelques temps plus tard avec Slipt, qui confirmera son retour en forme auprès de ses fans de la première heure, ceux qui se souvenaient encore de son nom mais ne suivaient plus sa trajectoire que d'un œil discret et inquiet, tel Donnarumma (n')anticipant (guère) la courbe d'un centre au cordeau sur corner après coup de pied arrêté de coin.
 
 

 
Les deux dollars d'avance étaient là mais il fallait encore une idée, laquelle vint à l'esprit bondissant de Schumi lors d'un week-end prolongé du 8 mai où l'homme conduisait sa ribambelle de mioches attardés chez ses beaux-parents adorés qu'il, comme il le dit à longueur d'interview, "ne peut pas saquer". Ce jour-là, qui plus est, Schumi sortait d'une séance de trois heures chez l'orthoptiste (compliqué de trouver un rendez-vous un 8 mai, mais possible quand on a pondu Sixth Sense et que l'orthoptiste du coin se dit toujours "retourné" par le mindfuck final, et "à genoux" devant l’Ethernet, aka Schumi, pour ça). Après ladite orthoptie, ses pupilles ayant colonisé le blanc de ses yeux, victimes d'une double conjonctivite en réaction à une séance un peu longue et trop intense, sa vision fut teintée d'horreur et d'un sombre voile de ténèbres opaques qui lui permit de voir sous un jour d'autant plus menaçant les deux vieux cons coupables d'avoir engendré sa femme et sur le point de se farcir ses gosses à sa place, eux qui le surnommaient alors "Apu", ou, en fin de week-end, "EL HIJO D'APU".
 
 
 
 
Idée géniale et jamais vue en plus de cent ans de cinoche et des millions d'années d'idées : centrer l'angoisse sur un couple de grands-parents aimants. Avec la sortie récurrente de films d'horreur basés sur des gosses flippants, comme le récent Abigail, dont personne n'a parlé à part nous à l'instant, de La Mauvaise Graine de Mervyn LeRoy à L'Autre de Robert Mulligan en passant (pour les gens qui n'ont qu'une culture ciné assez réduite et seront ravis de retomber sur des titres plus connus leur offrant le sentiment d'avoir des connaissances et de bien faire partie de ce monde) par Damien la malédiction ou L'Exorciste, on oublie de dire que la vie ne s'arrête pas à 12 ans avec la puberté, et que les vieillards sont ô combien plus nombreux et ô combien plus flippants que les ados, pour ne pas dire ô combien plus gênants que des mômes, même si, enfants comme vieillards, en vérité, pas de quoi flipper : on peut les retourner d'une balayette sur l'asphalte. Pourquoi, d'ailleurs, personne n'a eu l'idée d'en retourner une grosse à Damien de La Malédiction, pour lui faire voir un peu de paysage en mode 360° ? Gregory Peck avait les biceps et la grinta pour balancer deux allers sans retours dans la tronche de ce sale gamin, en visant le coin extérieur de la mâchoire tel un Dustin Poirier des grands soirs, KO technique direct, ou pourquoi pas l'achever par une petite "guillotine" qui le laisse pantois sur le tapis de l'octogone sans règle. Comme quoi, de la pire situation (ce week-end sordide chez les beaux-parents, commencé pour le fils cadet de Schumi-Apu en vol plané, propulsé par le toit ouvrant de la Xanthia par son cinéaste de paternel pressé de foutre les voiles, tel Carlton jeté en l'air d'un geste limpide par oncle Phil pour avoir trop louché sur Hillary), et d'un oubli mondial (filmer des vieux terrifiants), peut naître l'idée du siècle, et l'un des rares found footage que le dernier des esthètes, encore attaché aux belles choses, peut regarder sans avoir envie de mourir.
 
 
 
 
Quoi d'autre au menu de ce film ? Une sortie en luge qui se finit en boulet de canon contre le seul platane à cent kilomètres à la ronde, façon Dodi Di et Lady Al Fayed. Une partie de cache-cache entre deux bambins innocents et une mamie survoltée sous les pilotis de la maison, qui de notre côté s'est terminée en caca-culotte. Quelques jump-scares de haut vol pour fuites urinaires à peine contrôlées, telles celles de feu Bernardo Silva, plaquiste de métier, usant de sa couche intime lors d'une "pas-nenka", ni faite ni à faire, devant le goal de Madrid, Arsène Lupin (celui qui a volé la place de Thibault Courtois). Quoi de plus abominable que deux vieillards zonant à poil, en perte de contrôle de leur sphincter, dans les couloirs de leur airbnb de montagne ? C'est un peu la scène de la salle de bain de Shining mais pendant 2 plombes (Kubrick avait eu l'intuition, jadis, qu'il y avait un terrain avec les vieilles peaux qui fondent et font baliser, mais remplacez le solide Nicholson, incarnant un taré délirant, par deux enfants naïfs qui passent le début du film à chanter du Taylor Swift dans une private joke intra Schumi-family que M. Night Shumiland a portée à la vue de toute la planète, et vous comprenez qu'on ne se contienne plus devant ce film). Quoi d'autre encore ? De la peur à tous les étages, captée par des petites caméras planquées par les deux gamins paniqués devant les comportements de plus en plus déviants de leurs ancêtres. On sort du film en se languissant de la prochaine canicule bien frappée. Ce n'est pas anodin. Bref, മനോജ് നൈറ്റ് ശ്യാമളൻ (Shyamalan), en tout cas, les poches bourrées de blé, ses beaux-parents perdus à tout jamais, prêt à confirmer son retour en grâce avec Slip puis Glass, deux suites offertes à son grand Unbreakable (le tout connu sous l'appellation "trilogie d'Apu"), était parvenu à se relancer comme personne. Incassable.
 
 
The Visit de M. Night Shyamalan avec Olivia DeJonge et Ed Oxenbould (2015)

12 août 2024

Sang pour sang

Critique repentance. Que nous avons été durs avec les frères Coen. Qu'ont-ils fait de mal ? A part avoir un style un peu trop stylé, une bande d'acteurs fidèles toujours là au piquet, un humour décalé d'une ironie pince-sans-rire qui si elle vous laisse froid vous congèle carrément, et peut-être un public agaçant. Résultat des courses, pendant longtemps nous n'avons pas pu les saquer. Il faut parfois que le temps passe, qu'une carrière s'essouffle, que des dents se déchaussent, que la critique se détourne et que les rangs des fans s'éclaircissent pour qu'on donne une nouvelle chance aux cinéastes qui nous ont durablement gavés et, mine de rien, contre lesquels on a aussi pu se construire, bien malgré eux et à leur insu. Cf. Serge Daney, qui a forcément écrit là-dessus, et qui lui aussi s'est mépris de son vivant sur quelques cas, ne citons que Spielberg, dérouillé en règle pour ses Dents de la mer, ou Cimino, flingué à bout portant pour Voyage au bout de l'enfer. Nous avons un droit à l'erreur, ou plutôt aux multiples et impardonnables erreurs. Ne citons que nos griefs de jadis, parfois immortalisés dans ces pages, à l'égard de Brian de Palma, de Wes Anderson, de David Lynch. Autant de dégoûts anciens qui nous ont fait passer pour des guignols plus souvent qu'à notre tour, alors qu'ils étaient dus, le plus souvent, aux guignols eux-mêmes qui, en portant ces cinéastes aux nues avec des arguments débiles, creux et fallacieux, nous confortaient dans nos petites haines quotidiennes. (Déjà on change d'avis et on s'excuse, on va pas non plus assumer nos erreurs et s'abstenir de les imputer à autrui). Si ça peut vous rassurer, on a longtemps détesté les endives au jambon, pour l'amertume desdits jambons, oubliés sur la plage arrière de la Seat Córdoba en plein mois d'août. Or, pas plus tard qu'hier soir, on s'en est farci douze à deux. Et pas les plus fines endives du marché. Plutôt du gros chicon maous, vendus par le gardois du coin avec un p'tit sourire ambigu : "Dix euros les deux ! Et une barquette de fraises offertes pour cinq euros de plus !" Adorable.


 
 
Ce film-là, parangon du néo-noir, dont il est le premier spécimen (ou parmi les), contient tout le meilleur des frères Coen et a contribué, visionné tardivement, à les réhabiliter totalement à nos yeux. Seul hic : on a revu pas mal de leurs films après et celui-ci, qui est leur premier, reste pratiquement, pour nous, un sommet de leur art. Mais c'est un détail. Blood Simple, basé sur un scénario écrit à quatre mains de fées, mis en scène avec une efficacité et une audace dingues pour un premier essai, porté par des acteurs idéaux incarnant des personnages bien racés, est une grande réussite. (On a juste aimé le film putain, le fait est qu'on est blogueurs ciné et qu'on essaie de poser des arguments, disons des mots-clés, mais on est à poil pour expliciter tout ça, pour formaliser le plaisir pris devant ce qui reste un parangon du néo-noir). Un dernier mot quand même sur ce qui enlève le film pour de bon : la longue scène où l'enjeu est de se débarrasser du corps velu de Dan Hedaya. Une demi-heure muette où c'est simplement la magie du cinéma qui opère, un plan après l'autre, bien dans l'ordre, bien cadrés, bien timés. Thoret le dit toujours : un vrai bon film se jauge à l'aune de la touche "mute" de votre télécommande, virez le son et si vous captez la tempé c'est gagné. Ici, et dès leur premier coup d'essai, les Coen le font pour nous et c'est limpide. Quel toupet ces jeunes loups. Ils se trimballaient avec l'assurance d'un Eduardo Camavinga âgé de 7 ans et portant déjà le maillot du Real en quarts de finale de la Ligue des Champions.




Sang pour sang de Joel et Ethan Coen avec Frances McDormand, Dan Hedaya et John Getz (1984)