30 juin 2020

Un Flic sur le toit

C'est ce qu'on appelle un polar, pur et dur. Et c'est assez curieusement au réalisateur d'Elvira Madigan que nous le devons. Bo Widerberg adapte ici l'un des romans policiers de la série des enquêtes de Martin Beck écrite par le couple d'auteurs suédois Maj Sjöwall et Per Wahlöö, une saga apparemment bien connue par les amateurs. En parcourant rapidement les commentaires au sujet de ce film édité en vidéo chez Malavida en 2017, il apparaît que celui-ci est souvent décrit comme pouvant être scindé en deux parties : une première, soi-disant soporifique, lente et donc souvent rapprochée de la série Derrick, à laquelle il faudrait survivre pour enfin profiter de la seconde, bien plus intense et enthousiasmante. S'il est vrai que le film est facilement sécable et que notre détective n'a pas des allures de playboys, la comparaison avec Derrick est un raccourci bien facile et qualifier la première partie de lente ou ennuyeuse ne rend aucunement justice à la finesse du regard posé par Bo Widerberg sur les policiers qu'il met en scène et qui fait selon moi tout le sel de son œuvre.




Le cinéaste s'attache à des détails pour rendre ces personnages terriblement humains et parvient à dresser un portrait assez précis de chacun d'eux et des rapports jamais simples qu'ils entretiennent. Bo Widerberg nous en montre quelques-uns avant qu'ils ne se rendent au travail, chez eux, et cela suffit à ce que l'on ait une idée assez nette de leur vie familiale et conjugale, bien loin des clichés des films hollywoodiens. Dans un style quasi documentaire, très réaliste, le réalisateur s'attache ensuite principalement à nous les montrer avancer, très laborieusement, dans leur enquête sur le meurtre d'un de leurs collègues aux méthodes brutales critiquées mais passées sous silence par la police. On ne lâche quasiment jamais les flics d'une semelle et le scénario, qui avance d'abord assez nonchalamment, mais sûrement, est d'une belle limpidité (moi qui suis facilement paumé, j'ai pu tout piger !). Aspect particulièrement appréciable, Bo Widerberg rend parfaitement compte de l'écoulement du temps, saisissant joliment la lumière déclinante puis renaissante dans les froides rues de Stockholm. Là encore, cela participe à la lisibilité et à la clarté frappante de son œuvre, dont on saisit très naturellement les unités d'espace et de temps.




Bo Widerberg filme les camions de nettoyage récurer les trottoirs de la capitale suédoise aux premières heures du jour comme il filme, et je reviens ici aux personnages, son enquêteur en chef retirer discretos ses pompes sous son bureau et nous montre les habitudes des flics lors de la pause café (un, deux sucre ? thé, café ? cafe con leche ?) : avec le même soin de maniaque réfléchi. Du travail d'orfèvre. Méticuleux et bien fait. Parmi les policiers, j'ai particulièrement apprécié celui nommé Einar, flic besogneux, réduit à éplucher les archives, toujours prêt à faire le boulot, tête baissée, une sorte de google avant l'heure, qui a réponse à tout et ne dort pas pendant deux jours en raison de l'affaire qui lui tombe dessus pendant son quart. Chaque commissariat, chaque lieu de travail collectif, devrait avoir son Einar ! On peut constater sa posture s'affaisser progressivement, son teint devenir de plus en plus grisâtre et ses rares cheveux partir en cacahuète à mesure que le film avance.




Cet Einar est également concerné par un petit échange entre flics que j'ai trouvé touchant, celui lors duquel Martin Beck découvre le patronyme complet de son irréprochable collègue. Ça n'a l'air de rien, dit comme ça, mais cela s'inscrit dans ces détails a priori anodins qui comptent énormément pour dessiner les relations des uns et des autres. Einar est joué par Håkan Serner, un acteur auquel je rends donc ici un hommage appuyé car il abat en toute humilité un travail monstrueux, crédible de bout en bout. D'ailleurs, tous les acteurs sont remarquables là-dedans. Dans le rôle de Martin Beck, Carl-Gustaf Lindstedt est impeccable et on a qu'une envie : que l'affaire soit vite réglée pour qu'il puisse lui aussi rentrer chez lui, tel un vieil ours fatigué retrouvant enfin dans sa tanière, pour se rabibocher avec sa femme, dormir ailleurs que sur le canapé du salon et se reposer du sommeil du juste. J'ai aimé ces quelques regards caméra troublants dus à son léger strabisme et je suis persuadé que Widerberg les a encore plus appréciés que moi. 




Impossible de causer de ce film sans évoquer la scène quasi inaugurale du meurtre du flic. On se dit alors que Bo Widerberg a dû voir les meilleurs giallo, en prenant des notes, pour s'en inspirer avec une habileté qui laisse pantois. Cette scène terrible et si bien amenée, qui surprend par sa brutalité et son caractère sanglant, est un modèle du genre. On garde longtemps en mémoire cet œil observateur qui, avant de surgir, apparaît à peine dans l'obscurité, entre deux rideaux, puis cette mare de sang dans laquelle finit par glisser la victime. Un moment réellement digne d'un grand réalisateur de films de trouille. Chapeau l'artiste. A l'image de cette première scène, la deuxième moitié du film est assez tendue et beaucoup plus portée sur l'action pure : le tueur bien armé et perché sur le toit d'un immeuble, menace de faire un carnage de flics et ces derniers essaient de trouver une manière de le mettre hors d'état de nuire.




Une scène palpitante du crash d'un hélico n'a strictement rien à envier aux meilleurs moments de grands films d'action US. Un Flic sur le toit datant de 1976, on peut aussi se dire que Bo Widerberg a dû apprécier French Connection et emprunter au fameux polar urbain de Friedkin son style de réalisation, sec et sans chichi, d'une efficacité indéniable, sachant également suspendre par moment l'intensité pour mieux laisser son spectateur sur le fil du rasoir. Widerberg a en outre l'intelligence de ne pas tomber dans la psychologie de bas étage et fait de son tueur, aux motivations désormais connues et compréhensibles, une figure presque abstraite que l'on peut ainsi aisément nourrir et interpréter. Toutes ces qualités font d'Un Flic sur le toit (dont le titre original, L'Homme sur le toit, est moins bas de plafond) un polar de très belle facture. On comprend sans souci qu'il soit considéré comme un petit classique du genre. 


Un Flic sur le toit de Bo Widerberg avec Carl-Gustaf Lindstedt, Håkan Serner et Sven Wollter (1976) 

18 juin 2020

USS Indianapolis

On attendait tous avec impatience l'adaptation de la sinistre destinée de l'USS Indianapolis, ce croiseur américain qui, après avoir livré les composants des bombes atomiques, fut torpillé par un sous-marin nippon et coula rapidement, laissant plus de mille hommes en plein océan, à la merci, notamment, des requins. Ce récit de survie tétanisant avait déjà été sublimé sur grand écran par le fameux monologue de Robert Shaw dans Les Dents de la Mer, l'une des meilleures scènes du film de Spielberg, un moment terrible que l'on garde tous en mémoire, magnifié par des acteurs au sommet de leur forme. Mario Van Peebles s'attaquait donc à du lourd et, comme on pouvait malheureusement s'y attendre, le résultat n'est pas du tout à la hauteur. On peut tout de même saluer le courage du cinéaste, bien déterminé à mettre en image cette histoire et à n'omettre aucun détails malgré un budget clairement insuffisant. Dès la première scène, une attaque aérienne sur un croiseur dirigé par le capitaine McVay (Nicolas Cage), on a l'impression de voir la cinématique d'un jeu vidéo ayant très mal vieilli. Les effets numériques sont tout bonnement hideux. Ils nous amènent à croire que, certes, les moyens étaient insuffisants mais qu'en outre, les deux ou trois zonards chargés des effets spéciaux derrière leurs ordinateurs étaient incompétents. Ça fait mal aux yeux... 




Soucieux d'adapter l'intégralité de la page wikipédia consacrée au naufrage de l'USS Indianapolis, Mario Van Peebles consacre la dernière demi-heure du film au procès du capitaine McVay, tenu coupable d'avoir oublié de zigzaguer pour esquiver les torpilles adverses. C'est intéressant, puisque c'est une partie plus méconnue de l'Histoire, mais cinématographiquement, c'est nul et non avenu. Le réalisateur aurait dû se focaliser essentiellement sur la survie de l'équipage dans l'océan, il aurait dû nous faire ressentir la douleur de ces pauvres gars abandonnés, tour à tour victimes d'hallucinations, de déshydratation, d'hypothermie et, bien sûr, des attaques de requins. Ce passage-là occupe peut-être le tiers du film, mais il paraît totalement insignifiant, on ne tremble jamais, on ne sent guère le temps qui passe, les longues journées qui s'enchaînent au milieu des grands blancs, et les nuits qui devaient paraître encore plus interminables... Inutile de dire que les mots de Robert Shaw dans le classique de Spielby faisaient un tout autre effet. 




Dans le rôle du capitaine McVay, Nicolas Cage fait tout son possible. Il y croit dur comme fer. Il met, dans ce film, le même amour qu'il insuffle habituellement à ces séries b de bas étage dans lesquelles il traîne sa vieille ganache. La star aurait mérité une œuvre à sa démesure. Peu de coups d'éclat de sa part sont à signaler ici. L'acteur paraît également paralysé par le sérieux du projet. Par ailleurs, Van Peebles fait preuve d'un manque de finesse atterrant. Sa mise en scène peu inspirée et les dialogues lourdingues sèment bêtement des indices sur la destinée de l'USS Indianapolis et paraît même s'en amuser. "Ne devrait-on pas zigzaguer pour éviter les torpilles ?" dit naïvement l'un des subalterne de Cage à son supérieur. "T'imagines si on finit dans la flotte, vieux ? Les requins vont se régaler... On sera le casse-dalle de ces charognards !" lance un marine précog à un collègue, avant que la caméra ne fasse la mise au point sur une mâchoire de squale qui encercle les deux hommes. Bref, tout ça pèse des tonnes. Et en plus, c'est bien long. Malgré les bonnes intentions évidentes de Mario Van Peebles (qui reste au demeurant un type sympa, toujours bien intentionné), USS Indianapolis est un triste film. 


USS Indianapolis de Mario Van Peebles avec Nicolas Cage et quelques guignols gravitant autour de lui (2016)

15 juin 2020

Them ! (Des monstres attaquent la ville)

Sorti en 1954, Them ! (prononcer à l'anglaise : "Zem !"), traduit en France par le très plat Des monstres attaquent la ville, est un film de SF et de série B très sympathique, basé sur la peur commune à un millier de films sortis à la même époque, soit en pleine guerre froide : celle de l'apocalypse atomique. Les premiers essais effectués en 1945 dans les White Sands ont ici une conséquence terrible : l'apparition de monstres. Mais point de Godzilla, ici les créatures destructrices sont des bestioles bien banales de notre monde, devenues gigantesques et donc terrifiantes. Et il ne s'agit pas des créatures les plus effrayantes de notre quotidien (araignées ou serpents), non, ce sont des fourmis (vingt ans avant le moins trépidant mais parfois très beau Phase IV - et l'on se dit que le scénario du film de Gordon Douglas combiné aux inventions plastiques de celui de Saul Bass aurait peut-être fait des fourmis les plus belles égéries du 7ème art).




Se signalant par des bruits aigus terribles, les fourmis géantes commencent par foutre la merde dans le désert du Nouveau-Mexique, où elles éventrent la caravane d'une petite famille qui a mal choisi son spot de vacances. Ne survit qu'une petite fille, sous le choc, rendue muette par les horreurs auxquelles elle vient d'assister (c'est la très bonne idée de la séquence d'introduction), qui guidera malgré elle les flics locaux vers la découverte des monstres. Mais ces derniers sont bientôt réduits en poussière par une pluie de tirs de bazookas. Trop tard cependant. Les bêtes se sont déjà répandues. Une reine a foutu le camp et condamné un navire (scène malheureusement absente du film), tandis qu'une autre est suspectée d'avoir volé jusqu'à Los Angeles...




Le film est plaisant à voir en tant que pur film d'action, assez rondement mené, au point d'avoir largement inspiré son Aliens à James Cameron. On en retrouve de nombreux éléments ici, de l'ardeur militaire (les USA sortent les gros bras, et les flics de balancer des dizaines de grenades sur chaque spécimen monstrueux), à la musique (qui, bien que discrète, nourrit efficacement le suspense et par certains côtés rappelle parfois celle de James Horner) jusqu'à cette séquence finale où les militaires investissent le réseau souterrain de Los Angeles en jeeps, ou à quatre pattes via des conduits d'aération, et se retrouvent confrontés à un nid purulent de fourmis progressant dans l'obscurité des égouts, dans le but de délivrer, à coups de lance-flammes, deux gamins qui s'en sont miraculeusement sortis dans le réseau de canalisations infesté de monstres (lesquels, associés à la petite orpheline choquée aux joues salies du début, rappellent le personnage de Newt). A ceci près que la seule femme impliquée dans l'expédition insecticide, la fille du grand scientifique, incarnée par Joan Weldon, n'a pas droit à la tête d'affiche, contrairement à Sigourney Weaver 25 ans plus tard, au profit de James Whitmore, croisé dans de nombreuses séries et mémorable par de nombreux seconds rôles (comme dans La Charge des tuniques bleues, Face au crime ou bien plus tard dans Les Évadés). 




Là où le film est malin en choisissant de mettre en lumière des fourmis, c'est qu'il nous fait prendre conscience de notre chance, notamment à travers une séquence très documentée d'exposé tenu powerpoint à l'appui face aux flics et militaires du coin par un vieux scientifique barbu (Edmund Gwenn), qui leur expose les mœurs des fourmis, finalement assez semblables aux humains dans leur froide obsession de la conquête par le travail de construction et par la guerre. Quand cet expert nous explique qu'une reine se contente d'un accouplement pour pondre des œufs pendant 15 ou 17 ans, dont de nouvelles reines qui, éphémèrement pourvues d'ailes, se répandront au loin pour former de nouveaux nids et de nouvelles colonies, on réalise notre chance que les fourmis ne mesurent pas trois mètres, comme dans le film, mais trois millimètres, et qu'il s'en est fallu de peu (environ 2,999 mètres) pour que les fourmis rule the earth.


Them ! de Gordon Douglas avec James Whitmore, Edmund Gwenn et Joan Weldon (1954)

10 juin 2020

Buchanan Rides Alone

Le cinéaste Budd Boetticher et son acteur Randolph Scott ont collaboré pour sept westerns réalisés entre 1956 et 1960 entrés dans la légende du genre et que l'on désigne sous le nom de "cycle Ranown" en référence à la société de production qui en a produit la plupart. Sept westerns et autant de pépites, tous marqués par un sens de l'épure admirable, qui se reflète notamment dans leurs courtes durées. La Chevauchée de la vengeance, Sept hommes à abattre et Comanche Station sont sans doute les tout meilleurs du lot mais cela se joue à des détails tant ils valent strictement tous le coup d’œil. Parmi ces sept films, il y en a tout de même un que j'aime tout particulièrement, ou disons plutôt différemment, il s'agit de Buchanan Rides Alone, assez platement devenu en VF L'Aventurier du Texas. Si la découverte de tous ces westerns est une source de plaisir garantie pour l'amateur, celle de Buchanan Rides Alone est peut-être encore plus jubilatoire.





Tourné en 1958, il est le quatrième film du cycle, soit pile au milieu : est-ce pour cela qu'il a ce ton particulier, peut-être plus léger, plus comique, comme une petite pause, une parenthèse amusée, après trois films plus graves et plus tendus ? Dès les premières images, à la vue du sourire béat et de l'allure joviale de Randolph Scott, on se dit que ce film-là sera différent. L'amusement que l'on ressent immédiatement passe donc d'abord par l'attitude de notre inévitable héros, un brave type qui revient du Mexique, où il a participé à la révolution, pour s'installer dans son Texas natal. Sur le chemin, il fait halte dans une petite ville située à la frontière californienne dont il constate rapidement qu'elle est entièrement sous la coupe d'une seule famille, les Agry. Après avoir pris la défense d'un jeune mexicain, notre homme devient l'ennemi des Agry et se retrouve impliqué dans une sombre histoire où il va risquer sa vie pour récupérer son oseille et, surtout, sauver son nouvel ami chicano.





Lors de toutes ces péripéties, Randolph Scott conservera son sourire de playboy et son air si serein, même dans les pires situations, quand sa vie est en jeu, sortant régulièrement des répliques implacables à ses adversaires. Le très chouette scénario du film est adapté d'un roman intitulé The Name's Buchanan et notre bon vieux Scott doit prononcer cette phrase au moins cinq ou six fois, au début du film, lorsqu'il se présente, pour notre plus grand plaisir. Au passage, l'acteur, d'ordinaire si impassible, auquel on peut peut-être reprocher un certain monolithisme dans les autres films du cycle, se montre ici plus expressif qu'à l'accoutumée, très détendu ; il prouve qu'il est capable d'évoluer dans des registres différents et surprend agréablement en faisant preuve d'une telle autodérision. Notons aussi que son personnage joue cette fois-ci à peu près le même rôle que l'homme sans nom de Sergio Leone dans Pour une poignée de dollars, élément perturbateur entre deux camps, semant la zizanie dès son arrivée, mais ici malgré lui et sans vrai calcul, à la différence de Clint Eastwood.





En 78 petites minutes menées tambour battant et passant en un clin d’œil, Budd Boetticher parvient à faire vivre toute une tripotée de personnages truculents. Soit dit en passant, bien des réalisateurs devraient voir ça aujourd'hui, à l'heure où la moindre cochonnerie hollywoodienne dépasse allègrement les deux plombes sans aucun personnage mémorable à l'écran... Notons toutefois qu'il n'y a parmi eux aucune femme, le nom de Jennifer Holden apparaissant sur l'affiche alors qu'elle est réduite à de la figuration. Le scénario rocambolesque et amusant de Buchanan Rides Alone fait la part belle à des hommes hauts en couleur, dépeints en quelques coups de pinceau, avec cette efficacité épatante qui caractérise aussi la patte Boetticher. Ils sont tous assez drôles dans leurs petits travers : les Agry sont une galerie de lascars de tous poils qui vont bien sûr finir par se tirer les uns sur les autres lors d'une scène finale réjouissante. Quelques-uns, dans la bande à Buchanan, sont très vite attachants et je pense notamment à l'un des adjoints du shériff, joué par un formidable L.Q. Jones, que Buchanan se mettra rapidement dans la poche. Cet autre texan est d'ailleurs au cœur de la scène la plus belle et étonnante du film, une oraison funèbre improvisée très touchante, prononcée avec un accent texan à couper au couteau, pour un cadavre ligoté à un arbre car ne pouvant pas être enterré dans une zone trop marécageuse ; un moment inutile à l'avancée de l'intrigue mais tout bonnement délicieux que se permet là Budd Boetticher.





On regarde donc tout ça avec un vif plaisir. L'humour est omniprésent mais toujours bien dosé et ne vient jamais parasiter l'action, bien au contraire. Quelques dialogues valent leur pesant d'or et certaines situations diffusent une décontraction contagieuse principalement véhiculée par le héros, tout en dérision, si cool et tranquille. A un moment crucial, alors que l'un de ses acolytes lui demande, inquiet, s'il a un plan et comment il imagine la suite des événements, Buchanan répond en toute simplicité et d'une voix inimitable : "D'abord, nous allons prendre soin des chevaux. Ensuite... je ne suis pas sûr...", passant alors devant le champ et quittant le cadre le dos voûté, le sourire en coin. C'est notamment pour ce genre de choses que Buchanan Rides Alone est un western si divertissant, dans le plus noble sens du terme, la joyeuse perle du Cycle Ranown de l'ami Budd Boetticher. Un pur régal !


Buchanan Rides Alone (L'Aventurier du Texas) de Budd Boetticher avec Randolph Scott, Craig Stevens, Barry Kelley et L.Q. Jones (1958)

5 juin 2020

Ava

Ce qui convainc immédiatement devant Ava, outre la belle séquence d'introduction — un chien noir parcourt une plage bondée de touristes, en renifle certains, légèrement inquiets à sa vue, puis finit par aller boulotter les frites dans la barquette posée sur le ventre de l'héroïne éponyme, jeune fille endormie sur la berge, les pieds dans l'eau —, c'est précisément ladite jeune fille, ou plutôt son interprète, Noée Abita, dont c'était le premier film et qui avait sauf erreur 18 ans à l'époque du tournage mais qui est absolument crédible dans la peau d'une adolescente de 13 ans. J'ignore quelle est la part exacte de naturel là-dedans, toujours est-il que Noée Abita a ici non seulement le physique mais l'attitude, les gestes, les regards, la voix et le débit d'une jeune adolescente, sans jamais en faire trop ni agacer le moins du monde. Surtout, l'actrice, d'une présence assez magnétique, joue remarquablement bien sa partition d'un bout à l'autre, dans le rôle de cette jeune fille en vacances sur la côte avec sa mère (Laure Calamy, qu'on aime bien mais qui, une fois de plus, fait du Laure Calamy ; on croit retrouver exactement le personnage d'Un monde sans femmes qu'elle traine depuis 10 ans maintenant) et son tout petit frère, et qui se voit dès le début du film confirmer par un médecin qu'elle est en train de progressivement perdre la vue.





On pourrait croire, d'abord, que le film prend la direction d'un drame un peu lourd et grave, du fait de cette cécité imminente, mais pas du tout. Certes Ava est un personnage parfois sombre, en proie à des cauchemars horribles (bien mis en scène, ce qui n'est pas si fréquent, avec un vrai penchant pour le fantastique et des images d'une obscure beauté aux accents vaguement buñueliens, impliquant fleurs envahissantes et œils omniprésents). Elle est aussi quelques fois dure, en particulier avec sa mère (qui n'est pas toujours tendre ni très présente), avoue quelque attrait pour la mort, à un âge difficile et dans un monde par ailleurs pas gai (que le film représente assez justement, avec entre autres ces nombreuses apparitions de flics montés sur des chevaux noirs), mais la jeune fille, toujours en mouvement et prête à prendre au mot l'injonction de sa mère à passer « le plus bel été de sa vie », finit par trouver un élan vital en mêlant sa trajectoire à celle d'un jeune gitan nommé Juan, réfugié dans un bunker sur la plage, cette rencontre ayant pour entremetteur le chien noir du début, qui ne tardera pas à nous régaler, plus tard, lors d'une belle séquence sur une moto volée. 





Ce récit de la découverte de l'amour et de la sensualité, véritable émancipation pour l'adolescente, n'est évidemment pas d'une immense nouveauté, sur le papier... Mais, dans un film que nous avons nettement préféré à ses nombreux ersatz récents (comme Les Météorites, réalisé par Romain Laguna en 2018), ce récit s'emballe et décolle grâce à des scènes enlevées, vivantes (à l'image de la séquence des braquages de nudistes illustrée par l'affiche), souvent drôles aussi, et par des détours heureux, comme la fuite du mariage gitan, où c'est Ava, pourtant aveugle à basse luminosité, mais que l'on a vue plusieurs fois s'entraîner à marcher sur une corniche ou sur la plage les yeux bandés, qui guide Juan pour traverser une rivière déchaînée. Dans le plan suivant, on voit les deux amoureux parcourir un chemin, dont la ligne de fuite à l'arrière-plan est étrangement illuminée. On comprend bientôt que ce sont les phares d'une voiture qui s'approche, mais on a eu le temps d'avoir l'impression de sortir du monde aussi noir que lumineux d'Ava, et l'image est belle, comme d'autres dans ce premier long métrage de Léa Mysius, réalisatrice, et de Noée Abita, actrice, qui donne envie de voir les prochains.


Ava de Léa Mysius avec Noée Abita, Laure Calamy et Juan Cano (2017)