25 février 2015

Willow

Comment ne pas se laisser embarquer dans les aventures de Willow Ufgood, bon père de famille et apprenti magicien Nelwyn (nain), placé à la tête d’une petite communauté chargée non pas de cramer un anneau mais de confier à une personne responsable la petite Elora Danan, bébé daïkini (humain), trouvée au bord d’un fleuve par les enfants de Willow, et qui, selon la légende, est censée mettre fin au règne de la despotique Reine Bavmorda (Jean Marsh). Comment surtout ne pas tomber sous le sortilège de Joanne Whalley (voir paragraphe ci-dessous) dans le rôle de Sorsha, fille de Bavmorda, ou ne pas craquer face au charme ravageur de Val Kilmer, dans la peau de Madmartigan, chevalier déchu qui deviendra l’ami de Willow. Ces deux-là ont d’ailleurs fini en couple, à la vie comme à l’écran. Comment ne pas souhaiter, enfin, vivre dans le village des Nelwyn, parmi toutes ces personnes de petite taille si bonhommes et affables ? Bon, à toutes ces questions, on peut certes répondre qu'il suffit d'être allergique à l'empire Lucasfilm, à l'héroïc-fantasy, aux films pour enfants ou à Ron Howard. Mais, je l'avoue, difficile pour moi de résister à la sympathie sans limites de Willow Ufgood et de son ami Meegosh, aux facéties du grand Aldwin, sans oublier, parmi les compagnons qu'ils croiseront au cours de leurs aventures, les cabotins Rool et Franjean, deux brownies (lilliputiens) hauts comme une pomme et timbrés.




Mais qui dit film de nains dit aussi acteurs nains, et nos amis de petite taille sont souvent traités par-dessous la jambe au cinéma. On est habitué à ce que les bébés se relaient à l’écran dans les films impliquant des nouveaux nés, pour des raisons tout à fait évidente de planning, de couches pleines de fientes et de biberons, mais aussi parce qu’ils ont tous plus ou moins la même tronche. C’est d’ailleurs le cas dans Willow, avec la petite Elora Danan, à laquelle deux gamines, les sœurs Greenfield, Ruth et Kate, ont prêté leurs traits poupins. Plusieurs acteurs pour incarner un même personnage dans un film, ça passe quand il s’agit de bébés (les personnages adultes qui changent de façade d’un film à l’autre au sein d’une même saga, parce que le comédien d’origine avait un semi-marathon ce jour-là ou juste parce qu’il avait flairé la suite merdique, c’est déjà moins évident). Mais on admet. Par contre un seul acteur recyclé dans plusieurs scènes, au sein d’un seul et même film, là, perso, ça coince ! Et c’est trop souvent le cas pour les acteurs nains, à qui l’on demande de jouer plusieurs rôles en croyant que personne ne le remarquera. Passe encore quand ils sont grimés, planqués sous un costume et donc méconnaissables. Exemple : Kenny Baker, le seul et l’unique R2-D2, qui, dans Le Retour du Jedi, s’est aussi glissé sans prévenir dans la fourrure d’un Ewok nommé Paploo (l’acteur était ravi de pouvoir, une fois dans sa vie, bouger ses bras et ses jambes sous l’objectif d’une caméra, quitte à le faire devant un AT-ST, engin de transport bipède de l’empire, sur le point de lui cramer la touffe).




Mais que dire de ce brave Warwick Davis, l’éternel Willow ? Saviez-vous qu’il a joué Pinocchio et Gepeto dans Pinocchio et Gepeto ? L’acteur a aussi prêté sa petite taille à six Leprechauns différents (dont le personnage éponyme, Lepre Chaun) dans la saga des Leprechauns. Six ! A quoi ça rime ? Plus difficile encore à avaler, ses multiples interventions dans la saga Star Wars, encore elle… Il était bien sûr et avant tout Wicket, le plus mignon de tous les Ewoks, à deux doigts de se serrer la princesse Leïa entre deux séquoias, sur la planète forestière Endor, dans le Retour du Jedi. Mais dans Star Wars : épisode 1 - La menace Fantôme, il devient subitement un dénommé Wald, ami d’Anakin Skywalker doté d’une gueule pas possible, ainsi qu’un spectateur lambda de la course de pods, amateur de vitesse et de sensations fortes, les mains plongées dans un pot de pop-corn plus grand que lui, mais aussi un citoyen sans histoires de Mos Espa, habillé comme un clodo… Qui incarnera-t-il dans Star Wars : épisode VII - Le Réveil de la force ? L’animal de compagnie de ce vieux con de Mark Hamill ? Le cul de Chewbacca ? Un jawa numérique sur Tatouïne ? Un 7ème Leprechaun ? Idem dans la série de films Harry Potter, où Warwick est à la fois Craspec le gobelin, le professeur Filius Fistfuck et un type tristement nommé Griphook, sans oublier Magicien (c’est le prénom du personnage, pas sa fonction, vérifiez sur l’encyclopédie en ligne du cinématographe si vous ne me croyez pas) dans le meilleur épisode de la saga, Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban.




Warwick n’est pas le seul à cumuler les rôles dans un même film, c’est aussi le cas, par exemple, toujours dans l’épisode I de Star Wars, de Silas Carson, qui interprète Nute Gunray, Ki-Adi-Mundi, Idi Amin Dada et Lott Dodd, rien que ça... sauf qu’un seul de ces personnages ne porte pas (ou pas totalement) de masque. Alors que Warwick, quand il suit la course de pods  sur Tatouïne ou quand il fait la manche dans Mos Espa, le fait à visage découvert ! Sans véritables postiches et surtout sans être l'acteur principal du film, volontairement décliné dans plusieurs rôles, tel Peter Sellers dans Docteur Folamour. Comme si, de toute façon, personne n’allait le reconnaître. N'est-ce pas un brin insultant ? Car il ne s’agit pas d’un de ces films dont c’est le parti pris que de faire jouer plusieurs rôles à un même acteur, parce qu'il s'agit d'interpréter des jumeaux ou des clones (Van Damme s’en est fait une spécialité), parce que c’est la famille (Jerry Lewis dans Les Tontons farceurs, Eddie Murphy dans Professeur Foldingue, ou Alec Guinness, non pas dans Star Wars cette fois mais dans Noblesse oblige), parce qu'une descendance consanguine en a décidé ainsi (Michael J. Fox dans Retour vers le futur, ou les villageois de La Malédiction d’Arkham, affaire d’héritage et plus encore), parce que le héros se dédouble (Michael Keaton dans Mes doubles, ma femme qui n’en demandait pas tant et oim), parce qu'il est question d'un acteur qui devient tout un tas de personnages (Holy Motors), parce que c’est brillant (Smoking, No Smoking) ou parce que c’est nawak (Cloud Atlas).




Je concède, ceci étant, que c’est un bon moyen pour ces comédiens de cumuler les contrats et les paychecks. Il n’y a bien que Peter Dinklage pour rouler des mécaniques (sa jambe gauche plus courte que l’autre l’aide bien) à la tête de Games of Thrones, même s’il galère un maximum pour grimper sur lesdits thrones, perdant régulièrement aux fameux "jeux des trônes" rythmant chaque épisode, simple jeu de chaises musicales avec des trônes musicaux à la place des chaises, qui a donné son nom à la série et qui en a assuré le succès auprès des gosses. Mais il peut dire merci à Warwick Davis, qui méritait amplement ce rôle, pour faits d’armes. J’ai personnellement une molaire contre Peter Jackson qui n'a pas filé à Willow Davis le moindre nain à jouer dans sa trilogie de l'anneau et autres films de Hobbits, qui en sont remplis à ras-la-gueule, préférant sans doute engager des mecs de 2m10 pour ensuite les miniaturiser grâce à Paint ou autre logiciel de retouche d’image à la pointe, comme il l’a fait pour Froton et ses potes. Triste monde.




Mais revenons à nos moutons (pas d'offense). Vous me direz qu’il n’est pas rare, dans des films à petits budgets, voire dans des séries B, que des figurants jouent plein de rôles différents. Mais Star Wars, la deuxième saga, petit budget ? Soyons sérieux. Pire encore : Warwick Davis, un figurant... On aura tout vu. Vous me direz aussi que dans le cas de Warwick Davis il s'agit plus d'un caméo, d'un clin d’œil, qu'autre chose. Mais aurait-on imaginé Harrison Ford interprétant deux ou trois clochards anonymes au détour d'une paire de faux-raccords dans Star Wars : la menace I - l'épisode fantôme, pour faire coucou ? Caméo, mon cul... Alors quoi ? Ca veut dire que les nains sont interchangeables, comme les nourrissons, ou comme les chiens dans tous les films de chiens ? On s’était assez plaint, rappelez-vous, de l’utilisation de toute une portée de clébards pour incarner Sébastien dans Belle et Sébastien, mais ce maudit film n’était que l’arbre qui cache la forêt, car c’est le cas dans pratiquement tous les films du genre ! Un seul saint-bernard de Clairvaux dans Beethoven ? Croyez-le... Un seul Willy dans Sauvez Willy ? Tu parles ! L'équipe de tournage en bouffait un exemplaire entre chaque scène ! Un seul rat dans Ratatouille ? Mon œil... Un seul ours dans L'Ours ? Un seul frère dans Deux frères ? Non, il y en avait au moins deux. Quoique, ce fourbe de Jean-Jacques Annaud est capable de n'en avoir utilisé qu'un, avec tout un système de miroirs à l'appui, dans le seul film où il en fallait bien deux au casting ! Jean-Jacques Annaud parlons-en. Il sort aujourd’hui Le Dernier loup, mais je déteste déjà son film qui prétend nous faire admirer le dernier leup alors que le cinéaste, coupable du même subterfuge sur de nombreux films par le passé (on a longtemps cherché à se convaincre du contraire, mais il faut regarder la vérité en face), se vante encore en interview d’avoir utilisé 150 loups d’élevage différents au bas mot pour incarner son soi-disant héros, prétendue ultime bestiasse de sa race. Mais que dire quand il s’agit d’un nain ? Et pas de n’importe quel nain… Remarquez, Hollywood a fait pareil avec les indiens, qui (quand ils n'étaient pas tout simplement remplacés par de purs playboys comme Rock Hudson ou Burt Lancaster), devaient passer et repasser dans le champ, à l’arrière-plan, cinquante mètres au moins (distance de sécurité) derrière telle illustre star déguisée en cowboy, et changer de chapeau à plumes, de mocassins et de démarche chaloupée pour avoir l’air, à chaque passage, d’un autre indien. On sait gré à Michael Mann de voler un poil au-dessus de J.J. Annaud, puisqu'il a refusé de faire tourner 50 indiens différents pour incarner Chingachgook, le dernier des Mohicans, dans Le Dernier des Mohicans. C’était le dernier ou c’était pas le dernier ? Bon ben si c’est le dernier y’en a pas une chiée plus mille qui attendent leur tour derrière le combo, merde !…




Méditez là-dessus… Est-ce que tout le monde trouverait ça parfaitement banal si le fringuant Val Kilmer incarnait Madmartigan dans une scène, la sorcière Fin Raziel dans la suivante, la fée Cherlindrea dans la troisième et un poivrot sans répliques, assis dans le fond d’un plan de coupe, au milieu de la séquence de la taverne, celle où il est d’ailleurs déguisé en femme (mais toujours dans la peau de Madmartigan), et où l’un des deux brownies, celui joué par Kevin Pollack, est à deux doigts de se noyer dans une pinte de bière (un conseil : c'est bien meilleur trempé dans du lait) ? Permettez-moi d’en douter. C'est donc limite… Remarquez, pas plus que de les foutre dans tout un tas d’appareils ménagers (R2D2) et autres peluches (les fameux Ewoks), et que d’embaucher six ou sept nains à tout casser par mesure d'économies puis de les jeter dans quinze costumes différents pour tromper le spectateur (aujourd'hui, on n'hésiterait pas à les démultiplier numériquement...). Mon affection pour Willow n’en est pas altérée, parce que ce problème ne se pose pas dans ce film, tout connement. Au contraire, il n’en sort que grandi, d’abord parce que Ron Howard, cet homme d'exception, l'un des rares cinéastes rouquins de l’histoire d'Hollywood (le seul ?), qui en sait donc long sur les minorités visibles, a, quant à lui, fait tourner une foule de nains pour composer la population du village Nelwyn (parmi lesquels Tony Cox, le célèbre nain de Fous d’Irène), et a donné au cinéma (avant de lui prendre beaucoup...) l’un de ses rares héros nains, sans costume poilu pour le recouvrir de la tête aux pieds. Ensuite parce que Warwick Davis sera à jamais pour moi un caméléon, et l’un des meilleurs acteurs nains de l’histoire du cinéma.


Willow de Ron Howard avec Warwick Davis, Val Kilmer, Joanne Whalley, Jean Marsh, Patricia Hayes, Kevin Pollack, Billy Barty, Phil Fondacaro, Tony Cox et David Steinberg (1988)

23 février 2015

Safe

Cela commence par un petit rhume a priori anodin. Et puis il y a cette sensation de fatigue, persistante, encombrante, usante. Les médecins sont pourtant affirmatifs : Carol White (Julianne Moore) est en parfaite santé. Tout devrait rentrer dans l’ordre avec un peu de repos. Elle est « surmenée » disent-ils. Nouvellement installée dans une banlieue chic du nord de Los Angeles avec son fils et son mari, un cadre supérieur peu attentionné, Carol White mène pourtant une existence bien confortable, apparemment éloignée de tout stress. Face au psychiatre qu’elle finira par aller consulter, elle se présentera comme une « femme d’intérieur » travaillant sur « la décoration de sa maison », quand elle a du temps libre prendra-t-elle le soin de préciser. En réalité, sa vie est à peu près totalement vide. Son quotidien est fait d’allers-retours vers le centre commercial et le pressing, de jardinage et de séances d’aérobic. Son mariage est stable, mais austère, froid, dépourvu de réelle intimité émotionnelle. Son fils, d’une présence fantomatique, est en fait son beau-fils, issu du mariage précédent de son mari. Ses amies existent et elle les voit régulièrement, mais leur amitié est distante, superficielle, éteinte.




On comprend assez vite que c'est sa vie stérile et transparente qui a rendu Carol malade. Elle en était inconsciente, mais c'est son corps qui a sonné la révolte. Elle devient peu à peu allergique à tout ce qui l'entoure : les gaz d'échappement des voitures, les textiles chimiques de son nouveau canapé, les bombes aérosol, l'encre des journaux... Tout cela l'agresse et dérègle progressivement sa vie douillette, si lisse et si nette, morte. Elle s’enfonce dans sa dépression et personne ne saura lui venir en aide. Les spécialistes qu’elle va voir s’avèrent tous incapables d’identifier son mal, et paraissent toujours peu concernés, insensibles. Incomprise, la jeune femme décide alors d'entrer dans un drôle d'institut : un endroit étrange et déconnecté de tout, coincé en bordure d’un désert, qui accueille les victimes des maladies que l’on suppose liées à l'environnement. Ces malades forment une petite communauté vivant en autarcie, chapeautée par un homme a priori sensible et perspicace, donnant régulièrement des discours rassembleurs. Ce centre est le lieu idéal, paraît-il, pour se ressourcer, moralement et physiquement...




On pourrait qualifier Safe, film étonnant et singulier, qui nous rappelle la vivacité du cinéma indépendant des années 90, de « thriller psychologique », mais cette appellation en surprendrait plus d’un étant donné le rythme particulier du film. L'angoisse est pourtant bel et bien au rendez-vous. Le réalisateur, Todd Haynes, dont il s’agissait du second long métrage, a une manière assez fascinante de nous montrer le lent processus de décomposition et d'isolement de son personnage principal. Il procède par touches imperceptibles, en creux. Il apporte notamment un soin particulier à la bande-son, silencieuse et principalement faite des bruits de fond issus du quotidien de l’héroïne, peu à peu dérangeants, envahissants, énervants. La première partie du film, c'est-à-dire jusqu’à ce que l’héroïne entre dans l'institut isolé, est de loin la plus réussie et maîtrisée. Le découpage est harmonieux, le ton, lent, déploie une force tranquille, sereine, sûre de parvenir à ses fins. Il ne se passe pratiquement rien, l’action est réduite à des petits riens sans importance, mais un malaise diffus sourd de chaque plan et devient de plus en plus évident. Les incidents paraissent d’abord anodins, mais à mesure qu'ils s'accumulent l'inquiétude s'installe. Todd Haynes cultive une tension insidieuse, gênante, bizarre. Julianne Moore, idéale dans ce rôle, est d’abord une petite femme tirée à quatre épingles, figée dans un coin de l’image, perdue dans des décors vides, immenses et sans vie. Puis elle devient progressivement une plante desséchée, agonisante, sur laquelle l’ultime plan du film, glaçant, finira par se focaliser, en nous laissant à peine espérer un sursaut de vie.




La seconde partie est un peu trop longue et peine à retrouver la force de la première heure du film. Mais Todd Haynes y dépeint toujours assez brillamment le fonctionnement de l’institut étrange et quasi sectaire où Julianne Moore a trouvé refuge. Il nous montre avec talent et sans aucune lourdeur l’endoctrinement sournois qu’y exerce son grand gourou. Le cinéaste ne porte cependant aucun jugement, il se contente de décrire froidement la capacité de séduction de ce type d’organisation, dont le responsable est un personnage ambivalent, parfaitement joué par Peter Friedman, qui tenait là un rôle pourtant pas évident et pour lequel il fallait nécessairement trouver le ton juste, un équilibre délicat. Entre deux de ses discours, l’un des malades du centre raconte à son voisin une anecdote à propos de l’un de ses proches : un type chez qui rien ne clochait, en pleine santé, tout à fait normal, mais qui, dès qu’il mettait les pieds dans une grande surface, était soudainement pris de sanglots et déprimait complètement, au point de penser au suicide. C’était systématique. Pour retrouver son état normal, il suffisait à ce drôle d’individu de sortir du centre commercial. Cette anecdote, sournoisement placée là par Todd Haynes, l'air de rien, m’a beaucoup parlé. Je me suis totalement reconnu en ce pauvre homme qui perd ses moyens dès qu’on a la sale idée de le traîner dans un centre commercial, car cela m'arrive très souvent aussi. Les supermarchés me rendent malade ! Safe, film visionnaire et plus que jamais d'actualité, m’a laissé une drôle d’impression !


Safe de Todd Haynes avec Julianne Moore, Peter Friedman, Xander Berkeley et April Grace (1995)

21 février 2015

Comme des frères

Quand Charlie (Thierry Mélanie) clamse, les vies de Boris (François-Xavier Demaison), Elie (Nicolas Duvauchelle) et Maxime (Pierre Niney) volent en éclats. Ces trois hommes avaient pour Charlie un amour singulier. Elle était leur sœur, la femme de leur vie ou leur pote, c’était selon. Sauf que Charlie est morte et ça, ni Boris, homme d’affaires facho accompli, ni Elie, scénariste nymphomane, ni Maxime, 25 ans toujours puceau, ne savent comment y faire face. Mais, parce qu’ils avaient prévu de partir tous ensemble en Corse pour un roadtrip sans permis, ils décident de s'y rendre tout de même, comme une catharsis. Seulement voilà, 900 kilomètres coincés dans une C5, à la merci de la stupidité de ses occupants, quand on a pour principal point commun un attachement pour la même femme-enfant, c’est long… Boris, Elie et Maxime, trois hommes endeuillés, trois générations brisées, et zéro affinité sur le papier, se retrouvent donc engagés dans un voyage qui n'aurait jamais dû commencer. C'est le début d'un long supplice pour le spectateur.




Hugo Gélin est le fils de Xavier Gélin, le petit-fils de Daniel Gélin et Danièle Delorme, l’arrière-petit-fils d’André Girard et le neveu de Maria Schneider, Manuel Gélin et Fiona Apple. C'est son premier long métrage et, on l'espère de toutes nos forces, le dernier. Comme des frères a été projeté pour la première fois au festival de Cannes 2012, lors d'une séance spéciale pour les exploitants. Cette séance fut un échec total puisque tous les exploitants quittèrent la salle lors de cette scène où Nick Duvauchelle retire le bas. Malgré cela, ce passage inespéré sur la Croisette a laissé un très bon souvenir à toute l'équipe du film, et tout particulièrement à la starlette Mélanie Thierry. "La veille de la projection-test, se souvient-elle, on s’est retrouvés tous les quatre dans ma chambre d’hôtel autour d’une bouteille de shampoo. Au début, on se regardait tous en chiens de faïence car cela faisait plus de 8 mois que nous nous étions pas vus, depuis la fin du tournage. Pierre était quant à lui en chien de fusil sur le lit. Au bout d'un moment, pour rompre un silence de mort, Nicky s'est mis à faire des percussions sur un coin de table, c'était du dubstep amateur dont il a le secret, il complétait la section rythmique de ses morceaux par des acrobaties vocales dignes du Scatman. Bip papapa lopo. Après un petit moment de malaise, on s'est rapidement mis à danser en regardant la mer. Puis, sous l'impulsion de FX 2Maison, on s'est tous mis à saisir les objets qui nous tombaient sous la main, qui devenaient autant d'instruments plus ou moins mélodieux. On avait strictement rien à se dire, mais la musique parlait pour nous. C'était un retour aux racines même de l'humanité. Il faisait beau et on était sincèrement heureux de se retrouver." Ce que Mélanie Thierry ne dit pas, c'est que ce petit bœuf n'a duré qu'une dizaine de minutes, c'est-à-dire jusqu'à ce que le propriétaire de l'hôtel, à cran, finisse par péter un boulon avant d'appeler les flics pour tapage diurne. Une accusation qui d'habitude se règle à l'amiable mais qui a cette fois-ci débouché sur un procès médiatique sanctionné d'une peine de prison ferme pour le réalisateur Hugo Gélin. On s'en réjouit !




Le tournage de Comme des frères s'est déroulé à plusieurs centaines de kilomètres de Paris, notamment dans le sud de la France, plus exactement dans les Landes. Cette région fut choisie par Hugo Gélin pour sa soi-disant ressemblance avec les paysages de l'Île de Beauté. A l'écran, cette prise de liberté ne pardonne pas. Les routes corses n'ont jamais été aussi droites. Autre souci : cet éloignement de la capitale gênait considérablement les acteurs, notamment Nick Duvauchelle qui n'arrivait plus à se fournir en coke. Mais au bout d'un mois de tournage, ponctué par les prises de becs et les menaces de stars incapables de supporter l'isolement, la petite bande a fini par s'adapter. François-Xavier Demaison raconte : "On séjournait dans un petit motel en bord de mer et on se baignait à la pause déjeuner, au grand dam de l’assistant réalisateur, paniqué à l’idée des raccords !". Si les acteurs se sont bien amusés à jouer dans l'eau entre les prises, dites-vous que l'assistant réalisateur avait raison de voir rouge. François-Xavier Demaison a peu de cheveux, certes, mais cela se voit tout de même quand, d'un plan sur l'autre, ses quelques mèches apparaissent collées par le sel avant de se mettre à danser le tango sous l'effet d'une légère brise à l'image suivante. Nick Duvauchelle a beau être assez beau mec, c'est choquant de voir ses tétons pointer sous son t-shirt mouillé d'abord, puis cachés derrière un pull à col roulé fuchsia ensuite. Fayot du dirlo photo, seul Pierre Niney obéissait aux directives et était raccord entre les plans. Faut dire qu'il ne sait toujours pas nager... De toute façon, avec les litres de gel qui recouvrent en permanence ses cheveux, on aurait rien calculé.




Plus triste encore, Comme des frères est une nouvelle comédie française à classer dans la catégorie des films qui semblent conçus pour nous faire pleurer et nous coller une sévère dépression. Les couleurs dominantes sont gris clair et gris foncé, avec parfois quelques nuances : gris amiante, jaune pisse, rouge sang, vert glauque et blanc cassé. Conseil amical : regardez ce film un beau jour de printemps, dans une pièce bien illuminée avec, si possible, une baie vitrée donnant sur un jardin fleuri rempli d'animaux de compagnie bienveillants et de jeunes femmes dans le plus simple appareil. Autrement, c'est le cafard assuré. Plus simple : ne le regardez pas. Même quand notre trio infernal pique-nique dans un champ, sous un soleil de plomb et un ciel que l'on devine d'un bleu éclatant derrière les filtres utilisés par Gélin, tout paraît gris et mort. Comme dans beaucoup de films français, la prise de son est également à chier et n'arrange rien à notre mal de crâne. On cherche les sous-titres anglais sur le net, histoire de piger une ou deux phrases. En vain. Il faut dire que Nick Duvauchelle n'est pas non plus réputé pour son excellente diction, et que François-Xavier Demaison a davantage de poils sur la langue qu'au-dessus du crâne.




Ce film est aussi l'occasion de constater le mépris parisien pour la province. Dans une campagne plate, pas de réseau. Nos personnages perdent patience ! Ils montent dans un bus sans âge, tout droit sorti des années 80, qui les emmène droit vers les emmerdements sur une départementale toute cabossée. Beaucoup de mépris aussi pour la populace locale, que ce soit des gendarmes bien intentionnés, qui leur demandent un autographe parce que l'un d'eux est le fils d'un acteur de feuilleton télé minable, ou des vieux sympathiques, qui supportent avec le sourire leurs attitudes hautaines dans l'autobus. Le comble du glauque est atteint lors de cette scène hautement anxiogène dans un night club d'Aix-en-Provence où les trois zigotos ont l'air de penser très fort au suicide, coincés dans un décor vraisemblablement inspiré de la ville de Pripiat (Припять), subissant les amusements des dégénérés mentaux qui les entourent. Ils finissent toutefois par se prendre au jeu et Nick Duvauchelle nous livre une interprétation coup de poing de la chanson phare de Toto Cotugno, L'Italiano. L'acteur a perdu 3685 followers sur Twitter et 25850 fans sur Facebook suite à cette scène (alors qu'il n'en comptait pas tant), sans parler de ses cheveux...




Le film, qui a le look d'un téléfilm de sixième partie de soirée, est construit comme un road movie freiné dans sa course laborieuse par un enchâssement ridicule de flashbacks explicatifs. Un premier flashback nous montre une scène de foot entre amis, qui ferait détester le foot entre amis à n'importe qui. Ces flashbacks rythment le film et nous sont utiles pour comprendre les liens qui unissent les personnages entre eux, et leur rapport spécial avec Charlie, interprétée par Mélanie Thierry, la raie humaine (Aetobatus narinari thierry). Charlie tousse, elle a des glaires, elle est malade, mais le cache à ses meilleurs potes, pour ne pas les embêter avec ça. Dans mon cercle de potes, je passe pour celui qui aime défendre les femmes aux tronches originales, celui qui se plaît à souligner leur charme singulier, quitte à me retrouver dans la situation d'Erin Brokovich, c'est-à-dire seul contre tous. Avec Mélanie Thierry, je peux pas. Je déclare forfait. J'aime l'atypique et tout ce qui est de guingois. Mon vieil appartement en est la preuve. Mais Mélanie Thierry dépasse mon seuil de tolérance. Elle passerait inaperçue au milieu de la fameuse clique de fumeurs de oinjs de Courtauly & Saint Benoît, avec sa tronche de belge enfarinée et ses habits de clodo. Elle passerait incognito au marché de Mirepoix, entre deux vendeurs de fripes, en train de mendier quelques centimes auprès de touristes anglais à bout de nerfs.




Dans une scène ô combien méprisable, on s'aperçoit que, comme d'habitude, ces personnages sont richissimes et habitent dans des appartements de 8000m² avec jardin, en plein cœur de Paris. Ils n'hésitent pas à insulter sans ménagement leur domestique d'origine chicanos quand celle-ci les gêne pendant qu'ils jouent à Fifa 12 sur un écran mural de 4 mètres d'envergure. Ils sont donc misogynes en plus d'être racistes. C'est à la suite de cette partie de foot virtuelle qu'ils apprennent la mort de Charlie. Et c'est là qu'on se rend compte que ce ne sont pas des mauvais acteurs, mais de très mauvais acteurs. On ne peut s'empêcher de souhaiter une mort rapide bien qu'extrêmement douloureuse à chacun de leur personnage. Pierre Niney passe tout le film sur la banquette arrière, sans ceinture de sécurité, la tronche plongée entre les deux sièges avant, déblatérant des saloperies à ses deux collègues, à la façon d'un débile mental sous acide. En le voyant comme ça, on ne rêve que d'une chose : que le conducteur freine un coup sec. Et est-ce normal d'avoir envie de s'arracher le cœur quand Nick Duvauchelle apprend, les larmes aux yeux et dans une interprétation qui cumule tous les clichés, qu'il va être papa ?!

Ce film confortera les haters du cinéma français dans leur opinion et leurs préjugés. C'est à pleurer.


Comme des frères d'Hugo Gélin avec Nicolas Duvauchelle, François-Xavier Demaison, Mélanie Thierry et Pierre Niney (2012)

19 février 2015

Avant d'aller dormir

Bien tenté. Rowan Joffé, comme blaze, c’est bien tenté. Le gars s’est dit qu’en se donnant un prénom très proche de celui de son père cinéaste, palmé à Cannes en 86 pour Mission, j’ai nommé Roland Joffé, il créerait le doute et, sur quelques malentendus, pourrait au mieux monter les marches à Cannes, au pire passer preums dans la file d’attente de L’Entrecôte. C’est bien tenté. Roland Joffé, Rowan Joffé, avouez qu’on se laisse facilement avoir, et nul doute que les films du second auront gagné trois ou quatre entrées grâce à des spectateurs inattentifs (moi-même j’ai regardé le film en croyant découvrir le nouveau bébé du papa de Vatew). Mais il fallait carrément changer de blaze et en choisir un plus vendeur ! Je sais pas moi… Terrence Mawick peut-être, ou Cristopher Nowan. Rowan a déjà piqué le script de Memento, il pouvait aussi tirer son patronyme complet au nouveau pape d’Hollywood.




Ceci dit Avant d’aller pioncer porte bien son titre : le film n’empêchera personne de dormir. Il raconte l’histoire de Christine (Nicole Kidman), quarante ans, amnésique. Tous les matins elle se réveille à poil et a tout oublié. Tous les matins, son mari, qui est du genre patient, lui explique avant d’aller au boulot comment elle s’appelle, où elle vit, qui il est, ce qui lui est arrivé, et ainsi de suite, aidé par une foule de post-it et de photographies accrochés sur tous les murs. Et chaque soir, une fois endormie, Christine oublie tout. Rowan Joffé ne manque pas de mémoire quant à lui puisqu’il mise donc tout, d'une part, sur les belles sonorités de son nom, empruntées à celui de son père, cinéaste britannique quant à lui depuis longtemps oublié, et d'autre part sur le script du premier grand succès de Nolan (en réalité le film est adapté d'un best-seller, pas fou...), mais aussi sur ses propres wet dreams de Nicole Kidman : le tout premier plan est un clin d’œil à l’un des plus fameux du film Les Autres, et trente secondes plus tard Nicole Kidman (ou une doublure ?) se trimballe cul nu, de dos, dans sa salle de bain, ce qui ne peut manquer de nous rappeler (en mode nostalge...) la première image, inoubliable, de l'Eyes Wide Shut de Kubrick.




Autour d’une Kidman qui ne sait plus où s’acheter des cheveux pour les rabattre sur ses joues et sur son front histoire de cacher la misère, rôdent Colin Firth, dans le rôle du mari, et Mark Strong, dans celui du médecin, et tout le film, qui est un thriller mou du genou, consistera à nous faire douter de l’un et de l’autre. Christine est certes amnésique mais elle l’est depuis une agression aussi barbare que mystérieuse et, manifestement, on lui cache des trucs. Chaque jour, elle s’enregistre dans des vidéos qui lui servent de journal, afin de se remémorer ses découvertes le lendemain et d'avancer dans son enquête. Mais je ne vais pas vous dévoiler le fin mot, on ne sait jamais, des fois que vous en auriez quelque chose à foutre… En même temps, à part moi, seuls les lecteurs du bouquin à succès verront le film, et ils n'auront même pas la vague curiosité de découvrir le dénouement pour les maintenir vivants jusqu'au bout. Oublions Rowan Joffé, et inutile de coller un post-it sur la tête de lit pour se souvenir de lui demain ! A quand, en revanche, le premier film de Rowan Emmerich ?


Avant d'aller dormir de Rowan Joffe, avec Nicole Kidman, Colin Firth et Mark Strong (2014)

17 février 2015

Locke

Le film Locke, de Steven Knight, nous aura appris un truc : que concrete, en français, veut dire « béton ». En fait il nous aura appris deux trucs. On a toujours pensé que l’album Concrete Jungle de Bob Leymar parlait d’une « jungle concrète », et nous pigeons désormais le vrai sens de ce titre. Ce film nous a appris trois trucs, pour être honnête. On pensait aussi, de proche en proche, que Concrete Island de J. G. Ballard parlait d’une « île concrète » (titre plausible pour un livre de SF !), avant de piger que l’écrivain causait simplement d’une « île de béton », ce qui fait complètement sens étant donné le contenu de l’ouvrage. Le film Locke a donc considérablement simplifié nos vies. Et ce n'est pas son seul mérite. Avez-vous vu beaucoup de films dont le héros travaille dans le bâtiment ? Il ne s’agit pas d’un pilote du tout, comme l’affiche, appelant sournoisement l’amalgame avec celle de Drive, pouvait le laisser croire. Il ne suffit pas de mater l’affiche, il faut s’intéresser au pitch parfois pour cerner un film ! C’est bien d'un maçon dont il s'agit. Le film dure une heure et quart, c’est un film à idée de base forte, comme Buried ou autres. C’est l’histoire d’un type qui zone une heure et quart en bagnole, à passer des coups de fil pour le salut de sa vie.




Au moment où le film démarre, qui coïncide avec le moment où Tom Hardy met le contact dans sa bagnole, le personnage apprend qu’il va devoir gérer la plus grosse coulée de béton de toute l’histoire du génie civil hors ouvrages militaires. Ce qui n’est pas rien. Le bonhomme maîtrise son sujet pour qu’on lui confie de telles responsabilités. Mais non content d’avoir ce poids sur les épaules, Locke, puisque c’est le nom de notre maçon, apprend d’un coup de fil que sa vie va basculer : sa maîtresse l’appelle pour lui dire qu’elle est enceinte et qu’elle va accoucher dans neuf mois vu qu’ils viennent de baiser il y a neuf jours (Locke se justifiera de cet acte manqué dans une scène de confession en avouant : « Un soir où ma femme a tardé à répondre au téléphone, je l’ai trompée, j’en ai bousillé une autre »). Aucune incohérence dans ce film qui a été écrit d’un coup sec, pas le temps pour les incohérences, l’auteur a foutu une gifle à son clavier et ça a donné cette histoire. C'est un film à records, puisque c’est aussi le seul film où un seul acteur, Tom Hardy donc, apparaît à l’écran. Il y avait également huit caméras casées dans le véhicule de Tom Hardy. Huit caméras ! Tous les records sont battus dans ce film, sauf un ou deux.




Pour revenir au script, le film est une série de coups de fil entre Tom Hardy, sa femme trahie et éplorée, ses employeurs à bout de nerfs, son gamin qui lui fait le résumé minute par minute façon L’Équipe du match du soir opposant Liverpool à Twickenham à coups de « Papa ! Papa ! T’as raté le coup d’envoi ! », « Papa ! Papa ! T’es fan de foot et t’es pas là ! »... bref, l'homme est scié entre sa femme en larmes, son fils hooligan en herbe et sa maîtresse, son coup d’un soir, son one perfect shot. Pour gérer tout ça, Tom Hardy a un kit main libre et une bonne bagnole tout confort de marque BM avec options comprises et incrustées sur le tableau de bord (c’était les conditions de Tom Hardy pour accepter de faire le film). Dans ces conditions optimales, Locke plaque sa femme et son boulot pour retrouver son one perfect shot.




Le personnage, on le comprend assez vite, a perdu son père. On le comprend quand on voit Tom Hardy parler à son paternel mort assis sur la banquette arrière (pour rappel Tom Hardy est seul à l’image, et joue donc contre le rétro), lui répétant non-stop « Tu vois P’pa ! J’fais pas comme oit ! ». Avec un flegme imperturbable, il quitte sa femme et lui raccroche au nez, pour aussitôt se connecter au web et poster « Larguer ma meuf : check » sur Facebook. Il gère avec le même calme olympien un de ses employés qui menace de faire foirer la plus grande coulée de béton ever faute de trouver les clés que Tom Hardy a emportées avec lui dans sa besace en quittant le boulot. Le film se termine sans qu’on en sache beaucoup plus. On se dit que Locke a sans doute bien géré la coulée, vu qu’il s’est assuré de plein de détails avec scrupule et soin (c’est une perle, c’est pourquoi ses boss lui en veulent de les quitter en si bon chemin). Pour conclure, saluons Tom Hardy. Pas une critique de ce film, dans le monde entier, n’a omis de saluer la performance bluffante de Tom Hardy, sauf nous.


Locke de Steven Knight avec Tom Hardy (2014)

13 février 2015

Le Corbeau

Film mineur dans la série des adaptations de Poe par Corman, Le Corbeau sort tout de même du lot par sa qualité de comédie. Le film ne nous fera pas marrer comme des baleines, mais il est clairement léger et voué à distraire tranquillement. Pas d’horreur ici, pas de véritables créatures maléfiques ni aucune zone d'ombre. On retrouve bien quelques motifs récurrents (un tombeau, un amour perdu, un château en flammes), mais Corman et son scénariste attitré, Richard Matheson, se fichent un brin du poème éponyme d'Edgar Allan Poe, cité au début et à la fin du film par principe. L’œuvre s'éloigne ainsi allègrement des vers mélancoliques du poète pour nous offrir en spectacle les conflits de trois magiciens, incarnés par des acteurs qui aident à se sentir bien : Vincent Price, bien sûr, qui en fait des tonnes, mais aussi Peter Lorre, dans le rôle d’un magicien raté, alcoolique et maniganceur, et ce cher Boris Karloff, dans la peau du vilain. Sans oublier Jack Nicholson, collaborateur de Corman et déjà acteur pour lui dans le célèbre et plus directement potache La Petite boutique des horreurs, qui est ici producteur en plus d'incarner le fils un rien benêt du magicien aux yeux globuleux joué par l’éternel M le maudit.



Ce geste de Vincent Price résume assez bien la position de Corman vis-à-vis de tout esprit de sérieux dans cette adaptation.

Le film, tourné avec un budget extrêmement maigre (comme d'habitude ; d'ailleurs le cinéaste recycle quelques stock-shots, notamment un plan en contreplongée sur un château gothique vu plusieurs fois dans La chambre des tortures, tourné un an plus tôt, plan qu'il recyclera de nouveau l'année suivante dans La Malédiction d'Arkham), souffre de quelques longueurs (comme beaucoup d'épisodes de la série, y compris parmi les meilleurs), mais aussi d'un manque d'efficacité, y compris dans la trivialité. Corman nous livre une suite de situations cocasses devant lesquelles on se contente de sourire. Mais on peut prendre quelque plaisir devant cette scène où Vincent Price va couper une mèche des cheveux du cadavre verdâtre de son père (qui n'est pas sans évoquer l'incroyable Hulk) puis mitonne une potion magique sous les conseils d’un Peter Lorre transformé en corbeau (d'où le titre). Idem avec cette autre scène où Boris Karloff transforme le même malheureux Peter en flaque fumante de confiture de framboise, et, surtout, celle, clou du film, malheureusement un poil trop longue, où les deux véritables magiciens du film, Price et Karloff, s’affrontent dans un duel à mort plus pépère que cruel, assis face à face dans des fauteuils et s’envoyant toutes sortes d’objets au visage qu’ils évitent par mille ruses et autres tours de magie. Les effets spéciaux sont ce qu'ils sont, le jeu des acteurs est plus souvent grotesque que burlesque, et on aurait pu espérer mieux – quitte à rester dans le genre comique – de la réunion de tels comédiens, mais tout cela conserve le petit charme des immenses acteurs en présence et des choses idiotes que Corman leur donne joyeusement à faire.


Le Corbeau de Roger Corman avec Vincent Price, Peter Lorre, Boris Karloff, Jack Nicholson et Hazel Court (1962)

10 février 2015

It Follows

Déjà remarqué au Festival de Cannes l'an passé, It Follows a, depuis, suivi son petit bonhomme de chemin, en ne ratant aucune étape. Couvert de louanges et de récompenses, le film de David Robert Mitchell arrive aujourd'hui sur nos écrans auréolé d'une réputation écrasante qui entraîne logiquement des réactions passionnées. Moi-même, je n'ai pas pu m'empêcher de ressentir une petite pointe de déception à la sortie de la séance, rapidement dissipée. On en oublie en effet le film que l'on a devant soi, pour ne penser qu'à celui que l'on s'imaginait et que l'on s'était mis à attendre. Et pourtant, It Follows est peut-être bien celui-ci. Le film d'horreur nécessaire et espéré. Un film certainement voué à devenir culte et qui saura conserver une place de choix dans la cinéphilie de beaucoup de ses spectateurs. Une chose est sûre : il vaut le coup d’œil, mérite qu'on lui donne sa chance et justifie que l'on s'y attarde un peu.




Non, ce film ne révolutionne pas le genre. Mais pourquoi le cinéma d'horreur aurait-il besoin d'une révolution ? Quand déboule un film comique qui fait marrer tout le pays, on ne se plaint pas qu'il ne révolutionne guère la comédie, non ? Condamné à une certaine redite, inondé de navets intenables et purement commerciaux, baignant ainsi dans une médiocrité crasse et une répétition lassante qui lui semblent inhérentes, le genre horrifique devrait donc trouver son salut dans un indispensable bouleversement. On peut encore l'attendre, cette révolution... Si l'élégant It Follows parvient à susciter de tels éloges, c'est peut-être tout simplement parce que le second film de David Robert Mitchell se trouve au bon endroit, au bon moment. Avant d'aller plus loin, ouvrons une petite parenthèse pour établir un bien triste constat : avant, les noms des cinéastes spécialisés dans l'horreur avaient quand même autrement plus de gueule ! Wes Craven, John Carpenter, Dario Argento, Tobe Hooper, George Romero... C'est autre chose que "David Robert Mitchell", non ?! C'est quand même dommage... Je ne suis pas contre l'usage d'un pseudonyme quand on a un patronyme si plat et que l'on s'essaie à l'horreur. Enfin bref, passons. 




It Follows m'apparaît donc, à sa façon, comme le film d'horreur nécessaire et attendu. Pourquoi ? Parce qu'il est à la croisée des chemins de plusieurs tendances actuelles, qui généralement n'arrivent pas à s'entendre et à se rejoindre pour de bon, et parce qu'il parvient à tirer et à représenter le meilleur de chacune d'elles. Dès les toutes premières images, et ce superbe plan-séquence en panoramique dans un quartier pavillonnaire qui nous est étrangement familier, nous savons que nous sommes en présence d'un film issu tout droit du cerveau et de l'imaginaire d'un cinéaste ayant grandi avec le meilleur du cinéma de genre des années 70, 80 voire au-delà. Wes Craven, David Lynch et, bien sûr, John Carpenter, sont les premiers noms qui me viennent en tête. Nous tenons là une œuvre sous influences, qui ne cache pas sa filiation, et qui pourrait même être interprété, mais ce serait bien réducteur, comme une brillante variation autour d'Halloween, sa référence la plus voyante. Il est d'ailleurs à la fois amusant et consternant de constater que les mêmes griefs sont dirigés à l'encontre des deux films. A près de 40 ans d'intervalle, ils véhiculeraient un même puritanisme rétrograde, dangereux et nauséabond, ils consisteraient, somme toute, en un même appel grotesque et odieux à l'abstinence, car la relation sexuelle tue, transmet le mal. S'arrêter à une interprétation si terre-à-terre pour un film qui nous laisse si libre d'y voir ce que l'on veut, qui multiplie intelligemment les pistes et déploie une vraie richesse thématique, est surtout, en réalité, d'une grande tristesse et atteste d'une sacrée étroitesse d'esprit. 




It Follows se présente ensuite comme un film indépendant qui s'intéresse exclusivement à la jeunesse, ne montre quasiment pas un adulte, et porte sur ses jeunes protagonistes un regard attentionné et inquiet, doux et mélancolique. Un dialogue délicatement amené et survenant assez tôt nous apprend que l'un des grands garçons souhaiterait tout simplement retourner en enfance, à cet âge où l'on est encore heureux car tout est encore possible. Cette jeunesse est donc plutôt blasée, pessimiste, cernée par la crise et par la mort, abandonnée par ses aînés ; elle ne sait pas quoi faire de sa vie, et paraît avoir accepté une certaine fatalité, le caractère inéluctable d'une existence sans éclat, d'un avenir morose, sans réelle liberté. Les sinistres "suiveurs" sont souvent des parents, des personnes âgées, qui symbolisent toutes leurs peurs. David Robert Mitchell n'oublie pas non plus de se doter d'un regard social bienvenu en filmant très frontalement les banlieues grises, délaissées et sacrifiées de la ville de Detroit. Des zones pratiquement interdites, dont on ne parle plus, où la petite bande se rend dans l'unique but de retourner sur les traces éventuelles de leur malédiction, à son origine. Avec ce double regard adroit et discret, le cinéaste convoque toute une frange de ce cinéma indé américain que l'on aime et que l'on défend, les Kelly Reichardt, Matthew Porterfield et compagnie, en remontant plus loin, on pourrait même citer Gus Van Sant.




Enfin, et c'est ce qu'il y a sans doute de plus agréable à observer, It Follows porte clairement la marque d'un nouveau cinéaste, encore en devenir certes, mais qui, de par la maîtrise formelle éclatante dont il fait de nouveau preuve, la capacité rare à investir et à s'approprier les codes d'un genre, ainsi que la cohérence avec son précédent film (le méconnu The Myth of the American Sleepover qui sera, je l'espère, redécouvert à la lumière de son poursuivant), vient ici confirmer son éclosion. On a comme l'assurance d'avoir là affaire à l’œuvre d'un auteur à suivre, et la vision d'un film d'horreur offre rarement cette intime conviction. Ces derniers temps, la plupart des réussites du genre apparaissent souvent d'emblée comme des coups uniques, laissés sans suite. Le prochain opus de Mitchell sera très attendu, et il ne s'agira sûrement pas d'un film d'horreur, mais il y reviendra peut-être, et celui qu'il a déjà réalisé atteste d'une vraie singularité, d'une personnalité polyvalente, et c'est bien là l'essentiel. Aussi banal soit-il, son nom à rallonge va désormais compter dans le paysage du cinéma indé US. Pour toutes ces raisons, on peut comprendre l'accueil réservé à It Follows, titre horrifique qui tombe à pic et saura séduire le cinéphile lambda.




Si la forte reconnaissance que ce film a réussi à obtenir permet enfin de faire prendre conscience que, oui, c'est bel et bien de ce côté-là qu'il faut aller chercher les pépites, dans les marges du cinéma indépendant, alors tant mieux ! C'est là que sont produits les meilleurs films de genre depuis maintenant un moment. It Follows n'est donc pas une révolution, peut-être pas un chef-d’œuvre ou quoi que ce soit, mais c'est un film nécessaire, arrivé au moment le plus opportun, qui réussit à cristalliser, en beauté, différentes aspirations, pour 100 minutes qui font un bien étonnant au cinéma de genre entier. On peut simplement prendre du plaisir à y repenser en le considérant comme une sorte de vaste cauchemar dont ses jeunes protagonistes ne sortent jamais. On sort d'ailleurs du film comme on se réveille d'un mauvais rêve particulièrement marquant, en essayant d'en trouver le sens, persuadé qu'il y a une signification forte, évidente, mais insaisissable. Son ambiance onirique et flottante, ses décors désolés et hors du temps (habilement, le réalisateur se plaît à mêler les époques, à travers des accessoires incongrus et très peu d'indices temporels clairs) ont tôt fait de nous envelopper, de nous installer pleinement et confortablement dans une atmosphère étrange, incertaine, où la peur peut surgir au fond de l'image, hors-champ, n'importe où, n'importe quand et, pire encore, être incarnée par n'importe qui.




Même si le film n'est pas le choc ou le traumatisme que certains auront peut-être eu le tort d'attendre puis de regretter, les pures scènes de trouille sont d'une vraie efficacité et rythment idéalement l'ensemble. Des ellipses savamment placées distillent également un malaise véritable, on en vient par exemple à croire que notre jolie et pure héroïne (incarnée par Maika Monroe, actrice à suivre !) a été poussée à s'offrir à trois étrangers pour transmettre, temporairement, son malheur. Cette idée de transmission maléfique, ce jeu permanent sur le hors-champ, et un autre clin d’œil anecdotique autour d'une piscine, viennent d'ailleurs rappeler les grands films de Jacques Tourneur (Rendez-vous avec la peur, La Féline). Le talent de DRM (c'est déjà plus classe que son nom complet !) a le mérite de titiller notre imagination, comme en ont été capables avant lui les grands noms du fantastique. Sa mise en scène, appuyée par une bande son au diapason qu'il faut vraiment saluer aussi, nous rend légèrement paranos et donne une nouvelle saveur à ces peurs enfantines et adolescentes qui, depuis toujours, nourrissent et inspirent le cinéma d'horreur. Mitchell connaît bel et bien ses classiques et s'amuse à nous faire scruter le cadre, à la recherche d'un rôdeur éventuel, d'une menace avançant lentement mais sûrement ; il nous pousse à essayer de reconnaître les signes distinctifs de cette mort qui rôde, constamment, inarrêtable, se tenant toujours prête à nous rattraper, à nous happer. Pour toutes ces qualités, pour la peur et l'espoir qu'il parvient à susciter, It Follows est un film digne d'éloges, un modèle du genre, et il serait bien dommage qu'à l'instar de ces jeunes filles qu'il fait frémir et disloque, il ne soit, en quelque sorte, victime de son propre charme.


It Follows de David Robert Mitchell avec Maika Monroe, Keir Gilchrist, Lili Sepe et Daniel Zovatto (2015)

8 février 2015

The Guest

Avec un tel film, Adam Wingard va forcément asseoir sa petite réputation auprès des amateurs de bonnes vieilles séries b, directes et efficaces, comme on n'en fait plus guère, lui qui avait déjà conquis son monde avec le home invasion You're Next. Sans doute nourri du cinéma de genre des années 80, Adam Wingard s'inspire cette fois-ci de tous ces thrillers américains dans lesquels un individu a priori bien sous tous rapports s'introduit dans une famille et se révèle de plus en plus inquiétant et nocif... Ici, il s'agit d'un jeune soldat revenu du front qui débarque dans le foyer endeuillé d'un camarade tombé au combat. David, c'est son nom, ou en tout cas celui qu'il se donne, va devenir le protecteur de la famille, le grand frère de substitution, aux méthodes expéditives mais appréciées. On ignore le but réel de ce personnage mais, ne faisant jamais dans la dentelle et encore moins dans l'étude de caractères, le réalisateur ne nous permet à aucun moment de douter de sa réelle sagesse...




L'intrigue est cousue de fil blanc, le film ne surprend à peu près jamais, mais il a au moins le mérite de ne pas s'embarrasser d'explications fastidieuses et de retournements de situation grandiloquents. Adam Wingard sait très bien que nous ne sommes pas venus là pour ça. Il cherche simplement à nous amuser et il y parvient aisément, à condition, bien sûr, d'être dans les dispositions adéquates. Il faut alors bien reconnaître que l'on suit tout ça avec un certain amusement. On ressent très exactement ce plaisir un peu coupable, gentiment régressif, que seules des films de (ce) genre sont capables de procurer. C'est assez idiot, ça n'élève pas vraiment les esprits et c'est le moins qu'on puisse dire mais, une fois de temps en temps, un film comme ça est drôlement appréciable !




On sent qu'Adam Wingard n'aime quant à lui rien de plus que filmer des moments de violence cocasses et sanglants lors de scènes d'action pas si mal exécutées et toujours très lisibles. Je pense tout particulièrement à cette soudaine mais très attendue bagarre dans le bar où notre "guest" étale une bande de jeunes en deux temps trois mouvements, et à cette grande fusillade où toute l'équipe de tournage a semble-t-il pris un malin plaisir à transformer une maison entière en passoire géante. Les acteurs, à commencer par le bellâtre Dan Stevens dans le rôle du mystérieux parasite, ont l'air de bien s'amuser aussi. La jeune Maika Monroe, remarquée dans It Follows, est une présence agréable, elle parvient sans souci à se différencier des bimbos qui hantent habituellement ces films-là.




Il faut également reconnaître que le jeune cinéaste n'est pas manchot et qu'il a parfois quelques idées. Le final, qui se déroule dans un grand décor de foire spéciale Halloween aux lumières flashy et plongé dans un brouillard artificiel, où les personnages parcourent un labyrinthe avant de se retrouver au palais des glaces, propose ainsi de belles trouvailles visuelles et une ambiance soignée. Bref, si, comme moi, vous aimez, à l'occasion, vous envoyer ce genre de films, The Guest est carrément fait pour vous ! Ce sont des titres comme celui-ci que Tarantino devrait placer dans ses fameux tops annuels...


The Guest d'Adam Wingard avec Dan Stevens, Maika Monroe, Leland Orser et Lance Reddick (2014)

5 février 2015

Fury

Que sait-on de David Ayer ? Nous lui avons récemment consacré tout un article-bilan, doté d’un large corpus (toute sa filmographie, rien de moins), mais, il faut l'avouer, nos recherches bibliographiques sur l'individu Ayer furent assez courtes, puisqu’elles n’ont jamais eu lieu. En Master 1 d'études cinématographiques notre mémorandum, pourtant assez fin en analyses, aurait reçu la généreuse note de 0.25/20 (sachant qu'il faut 14 pour passer en Master 2), avec, dans la marge, la mention de notre directeur de recherche précisant à toutes fins utiles : "Et encore, chuis large". J’ai donc décidé de réparer cette faute à l’occasion de cette critique du dernier opus de notre cher cinéaste skinhead, en allant lire la page wikipédia française qui lui est consacrée, et j’y ai appris (je vous le livre gratos, ne me remerciez surtout pas de mâcher le travail aux futurs exégètes du cinéaste) que ses parents l’ont foutu dehors à l’adolescence, et qu’il est alors parti vivre avec son cousin Toussaint (auquel il rendra un bel hommage dans son premier film) à Los Angeles. C’est apparemment tout ce que l’on sait de David Ayer, et c’est peut-être d’ailleurs tout ce que l'individu sait lui-même. Par conséquent, ergotons plutôt sur ce qu’aurait pu être sa vie. S’il était né, non pas en 17 à Leidenstadt, comme Jean-Jacques Goldman, mais disons en 17 à Pétrograd, Давид Ayerovitch serait probablement devenu komsomolet. C’est vrai qu’il a l’air d’un garde du corps russe avec son crâne luisant, son bouc d’un autre temps, ses yeux chassieux et ses épaules de bûcheron. Mais il est né en Amérique et s’est retrouvé à errer dans des quartiers malfamés de la cité des anges, qui lui ont inspiré ses premiers films bourrés à craquer de coke, d’armes à feu et de morts violentes sans mobile apparent.


Il y a bien longtemps, dans une prairie lointaine, très lointaine...

Dans notre article-bilan (un backlink supplémentaire) consacré à la carrière de David Ayer, cinéaste de jour et portier de nuit, nous constations, de film en film, une fracassante chute libre. Le dernier né de la filmographie Ayer, Fury, sorti sur les écrans l’an passé, confirme malheureusement la règle et fait de notre homme une sorte de komsomolet américain, fier de quitter un moment les action flicks sur les no-go zones du South Central de Los Angeles pour nous livrer un film historique de pure propagande. Comment peut-on encore, en 2014, faire un tel tam-tam pour l'armée américaine, et le faire qui plus est en repassant par la case archi-rebattue de la seconde guerre mondiale ? David Ayer n’a peur de rien, et à l’heure où Eastwood s’excite sur un tireur d’élite au tableau de chasse impressionnant, jouasse d'avoir dégommé des dizaines de personnes en Irak, lui nous raconte comment l’équipage d’un banal char Sherman, entre 1942 et 1945, aurait nettoyé le continent européen d’environ la moitié de l’armée allemande à lui tout seul…


La scène-choc du film, celle qui veut déranger. Pour que son trouffion apprenne à tuer, Brad Pitt le force à abattre un prisonnier sous le regard bovin des copains.

Ayer glisse bien un soldat ennemi « humain » à la fin de son film, mais c’est pour mieux faire passer tout ce qui précède, un film idiot à la gloire des surpuissants soldats américains venus éradiquer la peste nazie jusque dans les tréfonds de l’Allemagne. Il renoue même avec le manichéisme bienheureux de la saga Star Wars : à filmer la seconde guerre mondiale en 2014 pour mieux s'enflammer sur la force militaire américaine, il fallait bien moderniser ce vieux conflit ringard, aussi Ayer mise-t-il tout sur les balles traçantes des mitrailleuses alliées et ennemies, qui se transforment pour les besoins du dépoussiérage en authentiques lasers, verts et rouges, pour bien distinguer les deux camps. Ici, contrairement au code couleur des sabres-lasers en vigueur dans la galaxie lointaine de George Lucas, les gentils tirent à boulets rouges (c’est plus violent, plus fort, plus mortel ! du reste leurs armes sont apparemment les seules à faire mouche), tandis que les méchants tirent en vert (tarlouzes…).



Brad Pitt, à mi-chemin entre le chasseur de nazis vengeur et prognathe d'Inglourious Basterds...

Brad Pitt, producteur, s’offre un rôle sur mesure : coiffé comme le dernier des footballers professionnels trépanés du XXIème siècle, il incarne le chef de brigade respecté, indestructible et cultivé (parlant couramment l’allemand). Il est endurci mais humain. On le voit multi-gifler Percy Jackson, sa nouvelle recrue (Logan Lerman), puis forcer ce dernier à tuer un prisonnier de guerre sans autre forme de procès, quand il ne massacre pas ses ennemis à coups de couteau dans les yeux (dans la scène d'intro du film, où il se montre moins méticuleux coutelas en main que dans l'ultime séquence du film de guerre de Tarantino). Sauf qu’après chaque geste minable, il s’éloigne pour chialer, ou au moins trembler du menton, à l’abri des regards. C’est un subtil mélange entre le lieutenant Aldo Raine, le gros bâtard peu glorieux que Pitt interprétait dans le Inglourious Basterds de Tarantino, et le lieutenant Miller, Tom Hanks, l'intouchable prof de lettres d'Il faut sauver le soldat Ryan. Le beurre et l’argent du beurre. L’enflure badass et le bon samaritain humain. Trop humain.



...et le fin lettré sensible et pudique interprété par un double-academy-award-winner, Tom Hanks, dans Il faut sauver le soldat Ryan.

Dans une longue scène spécialement pénible*, David Ayer nous laisse longuement croire (du moins l’espère-t-il) que ce meneur d'hommes téméraire, ce salopard en chef, va violer deux allemandes en culottes courtes. Mais Brad Pitt se contente de se laver le torse - il fallait bien qu’il l’exhibe ! - et de manger une omelette aux gravats en écoutant un morceau de clavecin. Puis, quand ses gaillards menacent les deux innocentes petites aryennes de passer au plat de résistance, Brid Patt les retient d’une poigne de fer, en pur défenseur du droit des femmes. Sublime à tous les étages. Quitte à vous gâcher le plaisir, disons-le, le beau Brad mourra en héros, dans un finale proche de celui du film de Spielberg (une poignée d’hommes contre trois bataillons de boches), mais avec 2 de QI devant et derrière la caméra (en les additionnant). Brad se sacrifie et sacrifie ses hommes pour sauver des centaines d’autres amerloques, et finit par tomber après avoir reçu environ douze balles, tirées une à une par un sniper allemand attifé comme Dark Vador, le tout sur fond de chorale élégiaque. Mieux, après que les allemands ont fait sauter deux grenades dans le char où Brad, déjà transformé en passoire et à moitié mort, venait de se replier, on retrouve ce dernier certes cané, quand même, enfin !, mais pas du tout abîmé. Deux stielhandgranates viennent de lui sauter à la gueule à bout portant mais il semble s’être éteint dans son sommeil, la mèche d’Olivier Giroud toujours impeccablement plaquée sur le crâne. Dur à cuire...


Brad prépare ses ablutions. Il n'a rien perdu de sa superbe depuis Fight Club. Le tankiste est tanqué.

Qui dit joyeuse propagande américaine dit bondieuseries, et elles sont sans fin dans Fury. Shia LaBeouf, dont le personnage est surnommé « The Bible » par ses camarades, est plus ou moins seul, au début du film, à prier Dieu, quitte à affronter les railleries de ses petits copains. Mais peu à peu les autres passagers du char doivent bien se rendre à l’évidence : ces types ont le cul béni, ils sont protégés par le ciel, seuls aimés de Dieu, et ils en sont ravis. Le plan final nous montre le char éponyme arrêté à un carrefour, au cœur d'une gigantesque croix, prise en plongée, lentement recardée par un mouvement d’appareil ascensionnel qui veut peut-être mimer la montée aux cieux des hérauts de la liberté… Et, tout autour, s'étendent les cadavres des 300 soldats allemands (au bas mot), vraiment pas doués faut-il croire, que nos quatre valeureux martyrs ont dégommés sans trop d'efforts, planqués dans leur bastion à chenilles en panne. Cette image, piteuse, nous laisse avec un goût amer en bouche, et la conviction d’avoir consacré un article-bilan à un vrai débile.


Pour David Ayer, Dieu n'est pas un fumeur de havanes, c'est un char Sherman.

* Dotée d’un passage présumé poignant mais particulièrement douteux, où nous apprenons que l’horreur absolue de la guerre, telle que décrite par les mercenaires de Brad Pitt, aurait consisté à achever des centaines de chevaux sur une côte de Normandie après le débarquement (et après avoir massacré des centaines d’allemands qui se repliaient, mais c’est un détail à côté des canassons). Probable d’ailleurs que ces tankistes qui, en 1945, traversent l’Allemagne direction Berlin, auront croisé quelques camps sur leur route, mais il n’est rien dit de tout cela. Rien n'y obligeait, certes, mais il est déroutant de voir des hommes bouleversés à ce point par des chevaux achevés d'une balle dans la nuque quand, pratiquement à la même période et non loin de là, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants étaient assassinés selon le même mode opératoire (ou d'ailleurs un autre). Pour notre brigade héroïque, le traumatisme des chevaux était apparemment indépassable. Ne soyons tout de même pas malhonnêtes, nos héros hurlent à d’innombrables reprises « salauds de nazis ! » en les canardant, ce qui veut tout dire et suffit bien.


Fury de David Ayer avec Brad Pitt, Shia LaBeouf, Logan Lerman et Jason Isaacs (2014)