
Dès la séquence qui suit, un dialogue à battons rompus s'engage entre les deux personnages. Quoique leurs tempéraments diffèrent, l'humour, la gouaille et un sentiment chevillé au corps de liberté les réunissent immédiatement. Puis très vite Cimino améliore son road-movie déjà haletant en le doublant d'un buddy-movie savoureux. Le cinéaste refuse de faire croire à un lent rapprochement des deux protagonistes, il met les pieds dans le plat lorsque Lightfoot, dans un échange très authentique et très fameux, demande littéralement à Thunderbolt d'être son ami. Ses arguments sont simples : ils ont l'air de bien s'entendre et ils pourraient réaliser de sacrés trucs ensemble. Le film n'a débuté que depuis quelques minutes et déjà les personnages nous ont mis dans leur poche. Nous sommes d'emblée curieux de suivre leurs aventures et de les voir changer de bagnole avec la même rapidité et le même goût de l'arbitraire qui les guide quand ils draguent les filles. Nous voilà sous le charme d'un vétéran taciturne de la guerre de Corée et d'un jeune chien fou gentiment bouffon, un tandem de choc lancé à toute vitesse sur les routes pour fuir à l'unisson un duo de tueurs sans scrupules, et au fil de leurs péripéties musclées, le film déploie un humour franchement délectable, avec une énergie détonante.
Sur fond de nostalgie pour une Amérique en pleine transformation, le film s'inscrit absolument dans la plus pure tendance du cinéma américain des années 70. On ne peut pas dire des deux héros du film qu'ils sont réfractaires à toute forme d'autorité, car en réalité aucune forme d'autorité n'apparaît dans le film. Ils ne sont donc pas vraiment des anarchistes puisque ni l'État, ni la loi, ni rien de tout ça ne semble exister dans leur monde, ou du moins Thunderbolt et Lightfoot ignorent-ils consciencieusement ces possibles freins à leur liberté entièrement consommée. Nos deux charmants héros font ce qui leur semble bon, ni plus ni moins. Et le film bat son plein lorsqu'il s'éprend de cette liberté qui caractérise ses personnages. Qu'il s'agisse de la mise en scène, qui alterne plans séquences et longs travellings, se permettant ainsi de filmer les vastes étendues américaines avec ses champs à perte de vue et, dans le fond, les sommets montagneux sublimes du Montana ; ou qu'il s'agisse de la narration, lorsqu'au beau milieu du film le récit prend un tournant surprenant et réjouissant, abolissant la course-poursuite pour réunir les poursuivants et donner une impulsion nouvelle à l'histoire vers le pur film de braquage, d'une manière ou d'une autre la liberté est au principe même de cette œuvre électrisante.
Mais si le film se veut bourré de rebondissements, d'humour et de légèreté, il n'en dresse pas moins un constat amer. Une scène particulièrement déjantée cumule ces deux sentiments, lorsque Thunderbolt et Lightfoot sont pris en stop dans un gros bolide piloté par un fou furieux accompagné d'un raton-laveur en cage. Le taré fait des zigzags sur la route, descend à pleine vitesse dans les fossés, puis finit par pousser sa bagnole sur le côté, laquelle enchaîne les tonneaux et finit défoncée dans un champ. Le psychopathe du volant descend alors de sa tire, empoigne un fusil, ouvre son coffre rempli de lapins blancs, les jette à terre et se met à essayer de leur tirer dessus à bout portant. Cette courte séquence, un peu à part dans le film, est à la fois très drôle et assez dérangeante. On tangue un instant entre le loufoque et le choquant. Et c'est ce drôle de ton que le film reprendra bien plus tard, en sa fin, après une séquence de braquage captivante, pour affirmer la suprématie de l'individualisme et la chute annoncée des innocents.
Réalisé quatre ans après le film-phare du Nouvel Hollywood, Easy Rider (1969), deux ans après l'un de ses plus beaux fleurons, Macadam à deux voies (1971), et la même année que L'épouvantail (1973), le premier film écrit et réalisé par Michael Cimino, s'il ne peut pas se vanter d'offrir la même radicalité que celui de Dennis Hopper ou la même invention formelle que celui de Monte Hellman, en cela plus proche de l'élan romanesque du film de Schatzberg et de son portrait humaniste d'une amitié improbable, se conclut lui aussi sur une note âcre, et se place idéalement dans l'Histoire du grand cinéma américain mordant et désenchanté des années 70. Film d'une profonde liberté, le premier opus de Cimino se joue avec humour et intelligence des genres, des attentes du spectateur et de tous les tons, passant du comique au tragique en un clin d'œil avec un effet soufflant sur le spectateur. Encore loin de la maestria surpuissante des grands chefs-d'œuvre de son auteur, Voyage au bout de l'enfer et La Porte du paradis, ce premier film était néanmoins annonciateur d'un immense talent et fut la rampe de lancement, que je vous recommande de tout cœur, d'un cinéaste hors-pair.
Thunderbolt and Lightfoot (Le Canardeur) de Michael Cimino avec Clint Eastwood et Jeff Bridges (1973)