18 juillet 2024

Horizon : une saga américaine, chapitre 1

Tout était réuni. Les conditions ne pouvaient pas être meilleures. J'avais tout calé. C'était le premier jour de mes vacances ! Je m'étais couché tôt la veille au soir, j'avais fait une belle grasse matinée, il faisait beau mais pas encore trop chaud, je m'étais préparé un gros gueuleton le midi pour tenir le coup, à base de fécule de blé et de gras de porc, j'étais passé par la petite librairie sur la route du cinéma pour mettre la main sur un ou deux bouquins désirés de longue date, un plaisir augmentant l'autre, enfin je m'étais introduit dans le cinéma par la grande porte et j'avais acheté un billet, obéissant à la loi dans les règles de l'art, une fois n'est pas coutume, puis je m'étais assis à égale distance de l'écran et des enceintes, au cœur de la grande salle vide de mon cinoche de quartier flambant neuf, réservée rien que pour moi, et voilà, enfin, je m'apprêtais à passer 180 minutes de pure idylle avec Kevin Costner dans les grandes plaines de l'ouest. Ma compagne m'avait lâchement abandonné : "vas-y tout seul, t'en profiteras mieux, va voir ton pote, et si c'est vraiment bien je viendrai pour la suite avec toi en septembre, promis, mais n'y compte pas une seconde" m'avait-elle lâché, prudente, méfiante, fourbe, et visionnaire... Car elle avait raison, comme souvent. Je l'ai compris assez vite devant ce triste Horizon : une saga américaine, chapitre 1, sourate 22, verset 13, alinéa b. En fait, je me suis davantage ennuyé devant ce non-spectacle que pendant les 6 matches de l'équipe de France de football disputés (mot trop fort et fallacieux) durant l'Euro 2024 en terres teutonnes. C'est pas peu dire.




Je suis même allé pisser. En plein milieu de la séance. Ou aux trois quarts ? Quelle importance ? Première fois que ça m'arrive. Je n'avais jamais fait ça de ma vie, quitter la salle même 3 minutes pour aller me soulager, jamais, ô sacrilège. Je me suis fait dessus plus souvent qu'à mon tour sur les sièges rouges imbibés des UGC de Montpellier, mais toujours le sourire aux lèvres. Il y a des choses qu'on ne fait pas. D'ailleurs je ne supporterais pas que quiconque m'accompagnant au cinoche ose cet outrage. Il m'est arrivé de jeter mes chaussures sur des inconnus qui se levaient en plein film. Même dans mon salon, quelqu'un qui se lève, c'est dur à encaisser. Mon oncle, tonton Scefo, est un spécialiste de la chose. Après m'avoir demandé de lui montrer un bon film susceptible de l'intéresser, "allez fais moi voir un bon film, fils", il commence vite à trépigner passé le quart d'heure de métrage, et il se met à jouer de la grosse caisse imaginaire avec le pied droit sur un rythme effréné, sa cheville d'ancien milieu défensif "rugueux" commençant à fumer. Not quite my tempo a envie de lui avouer, mettons, Michelle Williams, marchant à côté de son chariot, ayant paumé sa dernière piste dans l'ouest sauvage, un fichu noué autour du cou, sur l'écran en face de nous. Puis tonton se lève pour aller aux toilettes en hurlant, sans même tourner la tête vers moi, dès que j'esquisse le plus petit geste pour me redresser en direction de la télécommande histoire de mettre la pause afin qu'il ne loupe rien du bijou que je soumets à sa sagacité : "TOUCHE PAS, FILS, touche pas va, laisse tourner...". Il revient ensuite en sifflant, très fort, en général un air de chanson paillarde, dont il chante seulement quelques phrases-clés en allant se laver les mains au robinet de la cuisine, prétendant qu'il est inutile à qui s'en soucierait de chercher les poils de son cul car il en a "fait des brosses" ou encore que "le curé de Camaret a les couilles qui pendent", recouvrant de ses gazouillis tonitruants et de sa voix de stentor les rares dialogues de, mettons, Michael Kohlhaas, qui rumine sa vengeance dans le poste, en manque d'attention. Tonton Scefo, en général, enchaîne en allant ouvrir le frigo, puis en dévissant le bouchon d'une bouteille d'eau pétillante dans un pschiiiit qui aurait suffi à me faire vriller même sans tout le cirque qui l'a précédé, puis il boit douze ou treize gorgées directement au goulot, là aussi avec des bruits terribles de déglutition, en s'en renversant un peu sur le torse, atteignant les dernières gorgées à bout de force, torse qu'il exhibe glabre et nu, si nous sommes en été au moment des faits, puis il se retient au chambranle de la porte et lâche une série de petits rots très étouffés entrecoupés de reprises d'air difficiles - on sent alors qu'il finira sûrement aux urgences, un jour lointain, on l'espère, après avoir ainsi bu son demi-galon de San Pe sans respirer - et enfin, ça y est, il revient au canapé.




On croit que c'en est fini, qu'il va se replonger dans le film, sauf qu'il commence à se rouler une clope ou à tasser le tabac d'un petit cigarillo en le faisant glisser entre deux doigts pour qu'il aille cogner 125 fois le capuchon du paquet, se lève à nouveau, va ouvrir la baie vitrée, se cale les coudes sur la rambarde du balcon, debout les jambes croisées, et fume là, penché en avant, en regardant "passer les fachos" comme il dit, non sans lâcher, à un moment donné, un énorme gaz gras en avalanche, tempête sous un slip, qui laisse à penser qu'il aura besoin de changer de short avant d'aller au dodo. Tout cela pendant que mon petit film fétiche de l'année ou du siècle passé, mettons Les Deux Anglaises et le continent, crève de sa belle mort sur l'écran de la télé. Quand il sera terminé, tonton Scefo reviendra s'asseoir près de moi et me demandera de lui expliquer tout ça, précisant bien : "parce que moi j'ai riiiiiiiien compris". Puis il réclamera l'apéro, à 17h25 pétantes, pour oublier tout ce que j'ai pu lui dire et rester sur l'idée que "ce film, quand même, fils, c'était nuuuuuul à chier", et on trinquera au son de sa phase signature : "on est mieux là qu'en prison, pas vrai ?", avant de se lancer dans le tunnel sans fin du récit de ses anecdotes d'ex-taulard, et d'enchaîner au dessert sur les aventures qui lui ont promis tant d'excursions en zonzon, comme la fois où il a confondu son voisin "Coca" avec un cerf élaphe lors d'une battue du côté de Pradinas, ou celle où il a fait "accidentellement" tomber un arbre sur Joselu, le témoin de mariage "de droite" de son beau-frère par alliance.




Bon mais c'est mon oncle, tonton Scefo, je tolère. Sauf que pas au cinéma bordel. Et pourtant j'ai commis la faute moi-même, je le confesse. Je suis parti aux cabinets en plein film. Et j'ai failli ne jamais revenir. Costner m'avait roulé, trahi, planté un poignard dans le dos. On s'attendait à un Danse avec les leups 2, ou au pire à un revival de The Postdamn, or ce n'est rien de tout ça, et cet Horizon : une saga blablabla ferait même passer Open Range pour un chef-d’œuvre (ce qu'il n'est absolument pas, n'en déplaise au co-auteur de ce blog). Quel ennui... Mais quel ennui ! On entend ici et là, parmi les trois teubés qui comme moi sont allés voir cette sanie, jurer au grand retour du classicisme, à John Ford ressuscité. Mais quelle mascarade. S'il faut parler de Ford parce qu'on voit un vieux chef indien sage et pacifique se disputer avec un autre plus jeune qui préfère dérouiller les blancs, ou parce qu'un jeune peigne-cul d'officier, gendre idéal à la noix (Sam Worthington, au charisme digne d'une belle endive au jambon, mais sans le goût), séduit sans forcer la blonde veuve aux lèvres botoxées (Sienna Miller), alors insultons Ford tout de suite et n'en parlons plus. Quelle indignité. Une preuve de plus que notre époque est folle, que nos contemporains ne sont pas tranquilles, perdent le sens commun dans un monde qui va trop vite et trop à droite, et qu'on va tous dans le mur sans ceinture. Les temps sont pauvres, certes, l'art est mal, l'offre est vide, mais le discernement est-il encore une notion bien concrète dans nos esprits d'humains vérolés aux perturbateurs endocriniens, contaminés aux polluants éternels, étouffés par la connerie ambiante et autres métaux lourds, neutralisés par les ondes web et la cacophonie crétine d'une mondialisation qui touche le fond ? Questions rhétoriques et vides de sens qui ont le mérite d'être plus nombreuses, plus profondes et mine de rien mieux articulées, grammaticalement parlant, que celles posées par Costner dans son anti-pensum où résonne creux le néant de ses idées.
 
 

 
Le film de Costner est à peine une très mauvaise mini-série Netflix (pléonasme), avec ses changements de personnage toutes les 5 minutes, personnages tous plus fades et ineptes les uns que les autres, stéréotypes inanimés pris dans des "arcs narratifs" sans flèches (un seul exemple : l'opposition, au sein de la diligence qui se dirige vers le fameux Horizon, entre les intellectuels fainéants de la ville et les travailleurs bourrins de la campagne, pitié...). Pire, ils sont interprétés par des cucurbitacées humaines. Le jeu des comédiens de ce film est une aberration sans nom, indicible, impossible à mettre en mots sous peine de réveiller quelque mal trop ancien qui renverserait sans doute l'ordre des choses et du cosmos. Sam Worthington, qui ne s'emmerde même pas à faire semblant de jouer, à l'image de Luke Wilson ou de Will Patton, Sienna Miller, qui tombe amoureuse du premier comme on tombe amoureuse dans Desperate Housewives, et Georgia McPhail, l'adolescente pleurnicheuse, dont le jeu évoque celui, de plus en plus niais, des acteurs de séries merdiques, comme ceux de la récente Lord of the Rings : Rings of power (rien à voir avec Horizon, mais je cite ici cette honte filmique, pour soulager qui comme moi a subi cette "création" Amazon dégradante pour tout le monde). Je viens de citer, de mémoire, les acteurs peut-être les plus alarmants au générique, mais toutes et tous méritent le goudron et les plumes. A l'exception de Costner lui-même, qui sait encore être présent à l'image, sans forcer, sinon sur sa voix rogue, mais qui a oublié de se donner un rôle, du moins autre que celui d'éternel bellâtre de passage, cowboy au grand cœur venu sauver la veuve et l'orphelin. En tout cas, grand-pa Costner ne doute pas de sa capacité à toujours faire craquer la blouse des minettes de 18 ans, ce qui finalement ne nous étonne pas.




Il ne fait décidément pas bon vieillir. Papy Costner a dirigé son film comme Joe Biden dirige son pauvre pays : on préfère ça à la plupart de ses concurrents du moment, mais bon dieu y'a plus personne au volant, et le bonhomme confond Zelensky avec Poutine, Kamala Harris avec du pain de mie et John Ford avec Philippe Haïm. Le vieux déménage complètement. Lui qui signait un pur western pro-indiens en 91, qu'on peut aimer ou pas, que j'ai vu enfant et que donc j'aime bien, se retrouve presque à virer droitier, comme la plupart des vieilles personnes il est vrai. S'il voyait ça Tonton Scefo n'en ferait qu'une bouchée. Les indiens, dans ce premier volet de trois heures qui en paraissent trois cents, sont réduits à peau de chagrin. Je ne parle même pas des deux figurants noirs et de la silhouette chinoise qui passe au fond d'un canyon à un moment. D'ailleurs le petit homoncule qui m'accompagne au ciné quand j'y vais solo, qui m'accompagne en fait tout le temps quand je suis seul, bien qu'invisible aux autres, juché sur mon épaule pour me susurrer à l'oreille quelques saloperies, m'a même soumis une remarque gênante quant à la répétition insistante de la réplique "I can't breathe" que prononce la très mauvaise comédienne Georgia McFail. (Parenthèse ici sur elle encore, pour dire qu'elle joue très mal, car je ne suis pas certain de l'avoir mentionné, et sur son personnage, tellement prévisible, comme quand plus tard elle confectionne des petites fleurs cousues main qu'elle donne à chaque soldat partant pour la guerre de sécession... et un autre personnage très naze, pseudo-comique, de sous-officier moustachu, ventru et bon vivant, celui-là même dont la femme est une sale peau de vache finalement adorable (et il faut voir aussi le jeu des deux jeunes soldats que ce sergent embringue pour aller piquer un truc dans la tente de sa femme dans une séquence de néo-burlesque digne des meilleures heures de Benny Hill, on n'avait pas vu des gens jouer comme ça depuis Petit-Pied dans la vallée des merveilles), le sergent donc d'y aller avec ses gros sabots comme quoi quand ses recrues crèveront toutes, c'est cette maudite fleur en papier crépon qu'ils serreront sur leur cœur, comme quoi ça a de la valeur ces petits gestes des petites dames bien mignonnes, et tartine m'en encore du bon sentiment que j'oublie pas comment ça goûte ; or si toute cette chienlit que je viens d'évoquer avec douleur c'est aussi censé "faire Ford", revoyons She Wore a Yellow Ribbon et pendons-nous tout de suite). Fin de la parenthèse, je reviens, moi-même en quête d'air frais, à la réplique, "I can't breathe", les mots de George Floyd au moment de son assassinant par un flic blanc, aux prémices du mouvement Black Lives Matter, prononcée ici plusieurs fois de suite, dans le silence d'un tunnel creusé sous une maison en flammes, par une fille blanche, blonde, assiégée par de sauvages indiens... Ce serait pas un aveu de droitisation de la part de papy Kevin ? m'a glissé mon homoncule dans le conduit auditif, encore plus dégoûté de moi par le film (il est fan de Waterworld), au point de divaguer à son tour.




Alors oui, certains des éléments du scénario de la Costne peuvent "faire" Ford. Mais si Ford c'était du scénario, on regarderait pas ses films. Quand il essaie de faire quelque chose avec sa caméra qui ne se limite pas à enfiler les clichés de la façon la plus plate et hideuse qui soit, avec environ 95% de séquences baignées d'orange et de bleu et éclairées par le côté façon coucher de soleil permanent, là aussi comme c'est l'usage dans les pires blockbusters de notre époque et surtout dans l'immense majorité des séries dégueulasses qui font les choux gras des plateformes, le tout sur un rythme qui pourrait achever un cheval, Costner lorgne vite fait mal fait sur les derniers westerns qui auront connu le succès, soit ceux de Tarantino, déjà fort mauvais. Dans cette scène, par exemple, inique et gênante, où le personnage de Costner grimpe la petite colline d'un village pour aller coucher avec la trop jeune fille qui lui a fait du gringue un peu plus tôt et se voit accoster, ou plutôt harceler, par un abruti de pied tendre qui se dirige vers la même casbah pour, lui, y faire du grabuge. Le jeune débile, (mal) interprété par Caleb Sykes, pur clicheton lui aussi, tête brûlée, idiot impulsif et violent qui l'ouvre trop et que son frère doit toujours tancer parce qu'il aime à emmerder tout le monde en la ramenant avec un grand sourire de trépané, cherche des noises à Costner pendant au moins 15 minutes de dialogues creux dépourvus de toute vie, et ça tchatche, et ça tchatche, et ça s'arrête pour pisser (sûr que c'est lui qui m'a donné envie d'y aller, et Costner de lui tenir son fusil comme je tiens la télécommande sans mettre pause quand tonton Scefo part uriner en visant le centre de la cuvette pour ne plus entendre le moindre son émanant du bon petit film qu'il m'a demandé de lui soumettre), et que ça tchatche encore, dialogues à blanc, et la tension monte en même temps que les deux crétins se toisent du coin de l'oeil et montent à flanc de colline (subtilité !), jusqu'au déchargement de violence final une fois arrivés en haut, dans un mexican stand-off sans surprise ni saveur. Triste travail papy Costner. Tu filmes assis dans un fauteuil, comme un sénateur, vieil homme ! Je ne suis pas parti à la mi-temps de ta bouse ultra inoffensive (tu n'aurais même pas passé la phase de groupe à la place de la Dèche sur le banc de nos bleus anesthésiés par l'abus de choucroute-saucisse, avec Giroud goal volant dans les cages à la place de Maignan, pour se ramasser de grosses volées de bois vert sans jamais cadrer une foutue frappe et finir avec un total de points négatif), mais ne compte pas sur moi pour me taper le match retour, si tes producteurs sont encore assez fous pour distribuer la ou les suite(s) de ce carnage. Le générique final sur fond de "Amazing Grace" m'a terminé. J'avais tout prévu, j'avais tout peaufiné, j'étais prêt, j'avais mis toutes les chances de ton côté... J'avais dit à gauche, Pignon...
 
 
Horizon : une saga américaine, chapitre 1 de Kevin Costner, avec Kevin Costner, Sienna Miller, Sam Worthington, Luke Wilson, Georgia McPhail et Caleb Sykes (2024)

13 juillet 2024

Funny Games U.S.

Do you have any cuddly toys? The other day a colleague who had just returned from a stroke explained to us that he had comfort meals in which to take refuge in the event of a hard blow or even a bad cold. He gave us the example of the large dish of buttered spaghetti in a vase plate, topped with a fried egg. And he asked us for our comfort food meals. Obviously we found a couple (lasagna, plowman's soup, seared liver, stuffed oysters, veal roustons), but that's not the subject. We started, on the other hand, and it's more connected to the blog, to wonder if we had any comfort films. What does it mean ? Films where you can find refuge in the event of a major bout of the blues, films where you can find shelter in the event of losing faith in cinema, films where you can reassure yourself in times when life becomes vicious. One title made the consensus for us, like a blinding flash: Funny Games U.S. by Michael Haneke, with Naomi 2,21Gigo/Watts, even if we didn't see it again as adults.
 

 
 
Why this film? No doubt for its unity of place. Very often, closed doors appear to us like potential comfort films, for the comforting side of packing, the feeling of snuggling up in a tight camisole, of curling up in a blanket that smells of incense or damp towels exits from the broken dryer, these film-places, almost film-worlds, where nothing will surprise us, where the space is marked out, under control, known and recognized, well traveled, let's just mention Kitchens and outbuildings, My Night at Maud's, Le Dîner de cons, The Corde, 12 Angry Men, Assault, or the most recent Zone of Pinterest by Jonathan Glazer and his unforgettable lines: "I said left Pignon...". Another advantage of Funny Games U.S. on the comfort side is its total absence of adversity, animosity, tension, or threat. Nothing but reassuring, soothing, neutral and benevolent camera gazes, with the culmination of the famous final wink to the spectator, passed down in the annals of good-natured cinema, and which invites us to bathe in the flow of the film, to become one with the diegesis and to perceive the characters as members of our own beloved family. As we reach the end of this review, there is a small doubt however: not sure that we are really talking about the right film.
 
 
Funny Games U.S. by Michael Haneke with Naomi Watts and Tim Roth (2k7)

10 juillet 2024

Funny Games

Avez-vous des films-doudous ? L'autre jour un collègue fraîchement revenu d'un AVC nous expliquait qu'il avait des repas-doudous dans lesquels se réfugier en cas de coup dur ou même de gros rhume. Il nous citait l'exemple du grand plat de spaghettis au beurre dans une assiette-vase, surmonté d'un œuf au plat. Et il nous demandait nos repas-doudous. Évidemment on a en a trouvé une paire (les lasagnes, la soupe du laboureur, le foie snacké, les huîtres farcies, les roustons de veau), mais c'est pas le sujet. On s'est mis, en revanche, et c'est plus connecté au blog, à se demander si on avait des films-doudous. Qu'est-ce que ça signifie ? Des films où trouver refuge en cas de gros coup de blues, des films où s'abriter en cas de perte de foi dans le cinéma, des films où se rassurer dans les moments où la vie se fait vicieuse. Un titre a fait le consensus pour nous, tel un flash aveuglant : Funny Games de Michael Haneke, avec Bruno Putzulu, même si on ne l'a pas revu étant adultes.
 
 
 
 
Pourquoi ce film ? Sans doute pour son unité de lieu. Très souvent, les huis-clos nous apparaissent comme des films-doudous en puissance, pour le côté réconfortant du packing, le sentiment de se blottir dans une camisole bien serrée, de se lover dans un plaid qui sent l'encens ou des serviettes humides sorties du sèche-linge en panne, ces films-lieux, presque des films-mondes, où rien ne va nous surprendre, où l'espace est balisé, sous contrôle, connu et reconnu, archi parcouru, ne citons que Cuisines et dépendances, Ma nuit chez Maud, Le Dîner de cons, La Corde, 12 hommes en colère, Assault, ou le plus récent Zone of Pinterest de Jonathan Glazer et ses répliques inoubliables : "J'avais dit à gauche Pignon...". Autre avantage de Funny Games côté doudou, son absence totale d'adversité, d'animosité, de tension, de menace. Rien que des regards-caméras rassurants, apaisants, neutres et bienveillants, avec comme point culminant le fameux clin d’œil final au spectateur, passé dans les annales du cinéma bon enfant, et qui nous invite à baigner dans le flow du film, à ne faire qu'un avec la diégèse et à percevoir les personnages comme des membres de notre propre famille adorée. En touchant à la fin de cette critique, petit doute cependant : pas sûrs qu'on parle bien du bon film.
 
 
Funny Games de Michael Haneke avec Bruno Putzulu (1997)

9 juin 2024

The Killer

En 2023, David Fincher est fatigué. Au bout du rouleau, il cherche à retrouver l'essence du cinéma après l'expérience éreintante du tournage de Mank, réalisé dans l'ombre paternelle dont il essaie de se défaire depuis sa plus tendre enfance. Libéré du joug des studios, mais auréolé, comme les plus grands (Cuaron Scorsese, les frères Coen, Gastambide), de la pleine confiance de Nietflix, Fincher se relance. C'est sans aucune vision artistique, sinon celle de réaliser un bon film, que le pape de Los Angeles se remet le pied à l'étrier. Lors de vacances parisiennes, ses pas le guident vers un bdiste de quartier où il pioche au hasard, à l'aveugle, quitte à faire tomber tous les rayonnages et à provoquer les foudres du tenancier, qui n'aura pas reconnu le faciès rasé à blanc et blanchi à la chaux du grand manitou d'Hollywood devenu le seigneur des plateformes et la caution artistique des plus vils requins de la planète. Sa main molle, répandant des effluves appuyés et obsédants d'aftershave, tombe sur la tranche de Le Tueur, dont le titre ridicule ne le dissuade pas et lui rappelle même ses premières réussites : les thrillers qui ont fait de lui un lord du 7ème art. Le génie est en confiance. 
 
 
 
 
Dès le premier soir de lecture sous la couette, il envisage un storyboard scrupuleusement basé sur les planches de la bd. En éteignant la lumière, Fincher peine à trouver le sommeil, voit le film se dérouler dans le noir telle une aurore boréale fantasmatique, et sait de quoi sa matinée sera faite. C'est sans compter, en pleine nuit, sur un réveil brutal : David a trois idées qu'il griffonne à la lumière de son smartphone (son carnet de notes appartient désormais au passé). Il pense notamment au casting : Michael Fastbender lui vient en premier, qui acceptera très vite, n'ayant rien d'autre à faire cette année-là, et n'ayant surtout pas peur du tout des scénarios très lacunaires et inachevés (comme le prouve toute sa filmographie), à condition de pouvoir porter son bob sur l'affiche, puis suit le nom de Tilda Swinton, qui dira oui aussi par erreur de retour de mail, et Christopher Lee, qui préfère décéder que jouer dans le film.
 
 
 
 
Le résultat de tous ces flashs, c'est un film qui vous endort sur place. On en ressort comme d'un cours de 2ème semestre de philo, en Terminale, dispensé par Monsieur Vigoureux-Smith, le lundi matin de 8h à 12h, après lequel on espère que la semaine est finie alors que c'est encore le milieu du lundi. Qui a vu ce film jusqu'au bout, en dormant les yeux grands ouverts, peut se qualifier de "méditant". Habitués à voir plus de matière, les critiques sont sortis déçus de ce pensum ridicule et lénifiant lorgnant vers le déjà maigre quoique culte Samouraï (Le) de Jean-Paul Melville tout en rendant un hommage appuyé au film de chevet du cinéaste Fincher, cinéaste coprophage : Fight Club. On ne citera qu'une plume, particulièrement acerbe et inspirée à la fois : "C'est le son de Fincher qui s'enfonce la tête dans son propre cul, entend les grondements de ses gaz intestinaux et décide de les partager avec le monde", assassinat en règle signé Jacques-Jean Smicard dans sa notule facebook sur le film. On ne résiste pas à la tentation d'en citer quand même une autre, issue de cet article que vous lisez en ce moment et prélevée ci-après, dont on apprécie l'absurde originalité et le flair astucieux : "J'ai tapé Fincher et génie dans google, et tous les résultats de la recherche associée barraient le mot génie".
 
 
The Killer de David Fincher avec Michael Fastbenber et Tilda Swinton (2023)

29 mai 2024

Petits arrangements avec les morts

Quand nous est venue l'idée d'aborder la filmographie de Pascale Ferran nous avons vite fait face à quelques problématiques, en particulier l'absence de films, ensuite l'impossibilité de faire un deuxième article sur Bird People, puis celle de parler de Lady Chatterley, rendus muets par notre amour pour ce film, de ce même silence qui nous empêche d'aborder les filmographies de John Carpenter, Eric Rohmer, John Cassavetes, Victor Erice, Elia Kazan, Franck Gastambide... Il ne restait plus que Petits arrangements avec les morts, dont on ne garde que de très vagues souvenirs (pour l'un de nous l'amnésie s'explique par le fait qu'il a vu ce film il y a fort longtemps, pour l'autre par le fait qu'il ne l'a tout simplement jamais regardé). Mais tant pis parce qu'en réalité on ne veut pas parler du film lui-même. Quoi dire de plus que Caméra d'Or à Cannes et Prix Puskas pour rappeler le raz-de-marée provoqué par ce film à sa sortie, un tsunami de succès critique, bien que pas public (mais ça viendra un jour). Gros gains, gros respect. C'est le mantra de Betclic.fr comme de Pascale Ferraille.
 
 
 
 
De toute façon elle ne cesse de cirer le banc de touche que pour obtenir un prix et toujours le plus prestigieux. Quand elle chausse les crampons c'est pas pour faire de la figu le long de la ligne de touche. C'est pour tuer le match et l'enterrer. Un film un prix. Tarif minimum. Pour les gens nuls en maths, en gros, c'est surhumain. C'est la Eden Hazard de la caméra, même si son homologue belge a fait plus fort, lui qui a su remporter tous les titres possibles sans intervenir sur le carré de verdure. Point commun : Hazard n'a jamais gagné le Ballon d'Or, comme Pascale, à qui il ne manque que la Palme d'or, qu'elle compte se payer un de ces quatre (pour Hazard a priori c'est mort). Ce sera pure formalité, deux trois coups de fil à passer, quelques négos et bakchichs, et accessoirement un film à torcher, un de plus, un sixième en 75 ans de carrière, pour aller nettoyer la lucarne et mettre Mandanda à l'amende, figé sur ses appuis, la mâchoire décrochée vers la lunette de sa cage, les gants ballants paumes ouvertes, la larme à l'œil depuis le départ du ballon, dégoûté par anticipation, impuissant face à un tweener-lob imprenable, pétrifié face à une trajectoire de balle qui défie les lois de la physique mais coche toutes celles de l'esthétique, à qui il ne reste plus qu'à aller ramasser le ballon au fond des filets, à l'essuyer proprement avec son maillot et le balancer d'un enroulé du bras droit vers le rond central pour que la partie reprenne, ce match si mal engagé, tout en fixant l'écran géant du regard pour voir le ralenti et comprendre à quel moment précis il s'est fait enculer.


 
 
Tapez le nom de Pascale Ferraille sur Wikipédia et lisez la partie 'engagements' de sa biographie, plus longue que tout ce qui concerne son existence personnelle ou sa carrière. Dix ans qu'elle n'a rien branlé de concret en termes cinématographiques, qu'elle n'a pas produit la moindre ligne de scénario, qu'elle refuse même de toucher un appareil d'enregistrement audio-visuel, y compris le dernier iPhone tendu par un touriste coréen à la manque l'implorant de le prendre en photo aux îles Lofoten : elle décline d'un geste vague de la main, tremblotante, une clope entre le majeur et l'annulaire, planquée derrière ses lunettes aux verres un peu opacifiés, non pas par un opticien de métier mais par l'usure du soleil british, si voilé, lors de ses longs séjours en Cornouailles rythmés par des marches solitaires de port en port, où elle déguste un fish & chips de rigueur, poissons et patates à peine sortis de l'eau, lieu de villégiature où contre vents et marées elle tourne des films dans sa tronche, tempête sous un crâne de cheveux grisonnants en bataille, des films-fumés qui ne sont même plus du cinéma tel qu'on l'entend mais s'apparentent à une cosmogonie nouvelle qui ruine toutes les lois rigides de ce monde et rebat les cartes de l'existant. 
 
 
 
 
Possible qu'elle enchaîne aussi les conquêtes, mais plutôt lors de ses virées sur la Côte d'Azur, où elle multiplie les sorties en mer en zodiac et les coups de main tendus en Méditerranée aux migrants en détresse. Elle a autre chose à foutre que des chefs-d’œuvre du 7ème art ou des films du "milieu" (c'est ainsi qu'elle qualifie la petite mafia du cinéma français, la "famille" comme on dit, "le sang"). Elle veut bien encore gérer en webmaster la Cinétek, et ajouter de temps en temps un link ou deux vers le nouveau film préféré de Klapisch (toujours un De Broca redécouvert sur le tard) ou de Podalydès (toujours le dernier Denis Podalydès), ou vers le premier vu de toute sa vie par Joachim Lafosse-à-purin, mais pas plus (et pour avoir rôdé sur le site récemment, c'est pas la mer à boire). Les trois ou quatre heures qui restent dans la journée de Pascale Ferran, c'est pour les gens dans le besoin, et faire de ce merdier de planète un monde meilleur. Dix ans qu'on attend. Dix ans que Bird People volète dans nos têtes et que David Bowie, outre-tombe, attend un autre hommage qui atteigne la cheville de celui rendu par la Ferraille dans ce dernier objet filmique non-identifié, hors du temps, inaccessible, visionnaire.


 
 
Hé ! les gens qui ne regardent les films qu'à condition qu'ils aient passé la barre des 7/10 sur imdb ! et qui s'enfilent les Nolan et Villeneuve comme des perles de Yoplait en jurant qu'on tient là la crème de la crème, vous passez juste à côté de purs moments de poésie signés Ferran, et vous entretenez cette triste lubie de l'espèce humaine qui consiste à condamner aux oubliettes nos plus beaux spécimens de créateurs de formes, de gestes, de grigris, en basant toute votre existence pathétique sur les notes, les scores, le consensus. Vous êtes macronistes, on vous méprise. Pascale Ferran est avec nous. On est de son côté. On sait qu'elle est quelque part. C'est une pensée qui nous vient quand on a un petit coup de blues : Pascale est là, quelque part, et sans doute qu'elle lutte pour que la Terre continue de tourner sur son axe et qu'elle ait l'air un peu moins dégueulasse. L'existence d'une Pascale Ferran rétablit un peu l'équilibre face à tant de médiocrité et de bassesse. 


Petits arrangements avec les morts de Pascale Ferran (1993)

18 mai 2024

Le Règne animal

Thomas Cailley l'ignore, car on ne peut vivre l'esprit tranquille en sachant quelque chose comme ça, mais il y a quelque part sur le coin du globe, et pas si loin que ça quand on fait zoom arrière sur google earth, une personne qui veut sa peau, qui se "le ferait" si c'était possible, qui ne manque jamais une occasion de le vouer aux enfers et de le rabaisser plus bas que terre, et qui se présente lui-même comme "son ennemi juré". Cette personne-là nous est proche et a un certain ascendant sur nous, un lien de filiation, pour ne pas parler d'influence, quand bien même on essaie aujourd'hui encore de rompre avec tous ses préceptes et ses combats de soixante-huitard contre toutes les valeurs du monde actuel et passé. Cette personne-là est pour nous dieu le père et un contre-modèle à la fois. Il est l'exemple à ne pas suivre, tous ses moove sont dangereux et ses leçons de vie sont pétries d'anti-matière. Toutes les morales et autres aphorismes qu'il délivre depuis le couvert de sa moustache sont autant de gousses d'ails accrochées autour de la porte du bonheur pour les vampires que nous sommes. Mais on ne peut s'empêcher de prendre en compte ses dires, même quand il débloque et, selon ses propres mots, "part dans tous les sens". Pire, on finit par adopter ses visions méphitiques de collapsologue convaincu et de prédicateur fou. Bien que récemment réduit physiquement par un coup du scorpion mal négocié au ping pong qui a fait de son genou l'équivalent anatomique d'une bouillabaisse (si on regarde sa dernière radio on se demande comment il continue de marcher avec un axoa de veau à la place des croisés), sa hargne morale et métaphysique contre Thomas Cailley est toujours aussi pure et aiguisée. Normalement on s'adoucit avec la maladie, on prend du recul, on pardonne. Mais lui, qui dit souvent être "né de mauvais poil et fatigué", mais qui ne va jamais se coucher de bonne heure par esprit rebelle de black bloc sur le retour, ne pose aucune limite à sa haine, à sa hargne, d'autant plus folle que très réfléchie, posée, consentie. Aucune impulsivité là-dedans, rien que de très conscientisé.




Cette haine a vu le jour lors de la projection en salle du Règne animal, de Thomas Cailley. Depuis ce jour, le godfather n'arrête pas de dire "trèèèèès mauvais film Le Règne animal", à la moindre occasion. Il suffit qu'il entende, lors d'une conversation avec de vieux éleveurs ou tondeurs du cru, le mot "animal", qui revient assez souvent dans son milieu socio-professionnel (l'élevage de moutons), pour qu'il répète encore "Très mauvais, Le Règne animal". Idem quand il ouït le mot "règne", certes plus rare. Ou le mot "le". Et quand il sort du moindre film un peu moins pire à ses yeux que celui de Thomas Cailley, il y revient quand même : "C'est tout de même mieux que Le Règne animal". Avec ses mille et une variantes : "Enfin c'est pas pire que Le Règne Animal". Ce titre est devenu un juron pour lui. Il murmure parfois juste "Le Règne animal...", même tout seul, quand quelque chose lui déplaît, quand il cogne son orteil contre le pied de la table basse, quand il masse le bo bun aux nems qui lui sert de genou, ou qu'il peste contre la vie. Même devant un très mauvais PSG - Lille (0-0), regardé sur une tv 4/3 à Tarbes chez sa fille, il peut se soulager en se relevant du canapé et en massant toujours son genou fumé en charpie, et clamer : "ça reste un meilleur spectacle que Le Règne animal". Mais "très mauvais" restent les deux arguments principaux de l'aïeul contre l’œuvre de Cailley. Si on lui demande de développer, il cite des éléments du film et les qualifie de ces deux mots : "Romain Duris, très mauvais", "le scénario, très mauvais", "la mise en scène, très mauvais...". Il n'a aucune bille contre le film, sinon les différentes façons dont il prononce ces deux mots, avec des variations à la Cyrano : agressif, "Très mauvais !", désespéré : "très mauvais !", agacé : "très mauvais", primesautier : "très mauvais", glacial : "très mauvais", sec : "très mauvais", froid : "très mauvais", la bouche pleine : "très mauvais", en portant un toast : "très mauvais", en éteignant sa lampe de chevet : "très mauvais", et j'en passe.




Peut-être que la bienveillance naturelle et générale à l'égard de ce film certes insipide mais inoffensif et plein de belles et bonnes valeurs (accepter la différence, accepter les bêtes, accepter la tronche du jeune premier, bref, accepter), tel un virus de positivité et d'encouragement à réinvestir les salles de cinéma pour une production française coûteuse, ambitieuse, contenant deux trois effets spéciaux numériques (dinguerie !) a contribué à mettre les nerfs en pelote de l'ancêtre. C'est comme le COVID, certains se le chopaient six fois, d'autres n'en voyaient pas l'ombre et continuaient d'enculer les mouches peinards. Là c'est pareil mais inversé (pas sûr de comprendre nous-mêmes ce qu'on écrit). Quand tout le monde baignait dans l'empathie pour Thomas Cailley, du dernier port-de-boucain en claquettes aux tenanciers d'une chaire à l'Académie des César (ceux-ci qui séparent toujours l'homme de l'artiste quand ça tombe bien pour eux), le paternel broyait du noir, échafaudait les plans les plus machiavéliques et compliqués pour nuire à l'auteur du film, toujours menacé de mort à ce jour. Drôle de paradoxe... Se dire : Je suis cinéaste, je fais des films ouverts et inclusifs, qui aspirent à une humanité meilleure et veulent réconcilier les gens, les réunir au cinéma, leur faire passer un doux moment, je vis pour mon travail, je cotise, je veux plaire aux plus petits comme aux plus grands, je suis un amuseur, un montreur d'images, un marionnettiste, un raconteur d'histoires, un enfant de la balle, un griot, et pourtant un retraité audois armé jusqu'aux dents d'armes blanches létales et de bombes chimiques veut juste me retirer la peau et en faire son paillasson d'entrée, tatoué non pas "Welcome", juste "très mauvais".
 
 
Le Règne animal de Thomas Cailley avec Romain Duris, Paul Kircher et Adèle Exarchopoulos (2023)

12 mai 2024

Riddle of Fire

Persuadés d'avoir acheté des tickets pour Nipples of Fire, force est de reconnaître que nous avons été cueillis à froid et que nous nous attendions à un tout autre spectacle. Il faut dire que celui-ci nous a été recommandé par notre "éducateur", et nous ne connaissons que trop bien son passif avec le cinéma pour adultes pour avoir été trop longtemps en concurrence avec lui lors de la course à la zappette des premiers samedis du mois, à l'époque où Philippe Vandel, notre "guide spirituel", occupait une place si chère dans nos cœurs (à 12 ans, nous nous habillions déjà d'un t-shirt XXS à l'effigie des Stones sous une veste de costard noire, un jean taille basse et des converses blanches). Les conseils de notre "grand frère", on s'en méfie depuis cette sinistre époque où, seul pourvoyeur de films empruntés au vidéo-club, celui qu'on devait appeler "l'aïeul" choisissait systématiquement, parmi la pléthorique offre de films en tous genres, les romcoms d'un autre âge signées Edward Burns, rangées dans le rayon "daubasses", ce qui correspondait alors à ce qui se faisait de pire en termes de cinéma d'auteur indépendant américain. La trace laissée par Ed Burns dans l'histoire du 7ème art équivaut celle du lisboète et soi-disant footballer avant-centre Vitinha dans le cœur des olympiens de la cité phocéenne. Heureusement, celui que l'on considère comme une souche pour nous et notre évolution sur cette terre, aka toujours notre éducateur spé, Ra'lex "The Rock" de son prénom, a visé un peu plus juste et un peu plus haut avec Riddle of Fire, film pour enfants qu'il est allé voir sans les siens, en bon père dépourvu d'autorité (mais quel éducateur modèle : c'est bien simple on lui doit tout, y compris d'avoir échappé à la zonzon quelques fois - il y est allé pour nous, lui et son cœur gros comme aç).




Qu'est-ce qui est fragile, mignon, éphémère et s'essouffle vite ? Un bouledogue français ? Ousmane Dembélé ? Un joli coquelicot ? C'est vrai mais pas seulement. Ajoutez à cela le premier long métrage de Weston Razooli dont nous vous déconseillons fermement de checker la ganache sur google tant il a un physique instable capable de tirer sur les nerfs les plus solides. Ce n'est pas un hasard s'il s'est lui-même attribué le rôle du gros débile de service dans son film. Son apparition coïncide d'ailleurs avec la grosse chute de tension de Riddle of Fire, qui démarrait plutôt très bien, sachant nous emporter avec sa petite bande de gosses très sympathiques, partie à l'aventure équipée de motocross et de pistolets à air à la recherche des ingrédients de la tarte aux myrtilles préférée de leur maman malade dans le seul but de décrocher le mot de passe débloquant la télé et permettant à la joyeuse petite bande de s'éclater sur un jeu vidéo. A partir du moment où leur course folle croise celle d'une bande de braconniers à la solde d'une sorcière taxidermiste, le rythme du film patine, on commence à trouver le temps long, tout devient plus laborieux et l'absence de vrai gag n'aide pas à se passionner pour les tribulations de tous ces personnages faiblards qui gravitent autour des gosses. 




Un tel film aurait dû savoir limiter ses ambitions à 1h15 de pellicule bien tassée et sans faux-col, histoire d'avoir plus de chances de rester sur le bel élan initial et de ne jamais ennuyer. Au contraire, il perd son temps et nous donne l'opportunité de regretter ses faiblesses, comme celle de s'inscrire tambours battants et sans retenue dans la mouvance nostalgique actuelle, alignant les références et allusions aux classiques du film pour enfants des années 80, des Goonies à Princess Bride en passant par Stand by Me ou Beyond The Green Door. Le tout filmé en pellicule kodak et sans mise au point, sur fond de dungeon synth à fond les ballons, cette musique électronique inspirée des jeux vidéos RPG à l'ambiance médiévale des années 80 et 90, autant d'emballages qui en rajoutent une louche dans le registre de la connivence générationnelle. 




Néanmoins, le film, pour toujours rattaché à notre éduc spé (qui a pourtant grandi dans les années 60, dans une ferme isolée de l'Aude, et n'a jamais tenu une manette ou un joystick de sa vie), et vu dans les meilleures conditions possibles (à savoir une salle archi vide, tempérée, la petite sacoche de car-en-sac dans la poche, le pistolet à air comprimé à la ceinture, le t-shirt Atari qui va bien, les Converse sur le siège de devant, un mister freeze dans chaque bouche, le walk-man autoreverse branché sur Tangerine Dream temporairement mis sur pause - ce qui ne change rien -, la version longue du Silmarillion dans la banane, la casquette "I want to believe" vissée au crâne, le scoubidou au poignet), suscite très clairement notre bienveillance et notre critique est positive. Vous chercherez peut-être à lire entre les lignes, à les espacer avec un logiciel word, interligne 4,5, pour trouver des compliments, ou à ne garder que la première majuscule de chaque phrase pour déceler un point positif (on va vous épargner, ça donnerait un truc du genre : "UALNV"... soit quetchi, c'est même pas une sous-marque Décathlon), mais pas la peine, si on le dit, ça suffit. Comme dirait cette teubée achevée d'Oudéa Castera, réduisant tout le 1984 d'Orwell à du pipi de chat : nous n'avons pas menti, quand bien même la réalité nous donne tort.


Riddle of Fire de Weston Razooli avec Skyler Peters, Phoebe Ferro et Charlie Stover (2023)

28 avril 2024

Sick

Les amateurs semblent d'accord sur ce point et j'aurais plutôt tendance à les rejoindre : avec John Hyams, artisan appliqué déjà auteur de l'efficace Alone, c'est bien simple, on a ce que l'on est venu chercher, ni plus ni moins. Scénarisé par Kevin Williamson qui, rappelez-vous, avait totalement relancer le genre en écrivant Scream, Sick est un slasher au temps du COVID. Deux amies s'isolent dans une immense baraque à la campagne où elles sont prises en chasse par un tueur soucieux de les exterminer tout en rappelant l'intérêt de respecter les gestes barrières. Inutile d'en dire plus sur un film court et direct qui, comme tout bon slasher, s'ouvre par une scène de meurtre assez intense lors de laquelle le cinéaste, décidément à l'aise dans cet exercice, annonce la couleur : cela sera sec et brutal. C'est en effet la mise en scène énergique de John Hyams qui fait ici toute la différence, le scénario de Kevin Williamson s'avérant efficace, certes, mais sans grande surprise, trouvant seulement dans la pandémie un prétexte pour, attention au spoiler, motiver les actes de tueurs remontés comme des pendules (oui, tueur de nouveau au pluriel, Kevin Williamson aimant décidément user de ce ressort scénaristique tout bête qui avait déjà contribué au suspense du film à succès de Wes Craven). Après une mise en place qui aurait encore gagné à être plus rapide, on se laisse donc prendre à un pur jeu du chat et de la souris plutôt bien mené et ma foi divertissant. Les deux héroïnes, incarnées par Gideon Adlon et Bethlehem Million) ont le mérite de ne pas être trop agaçantes et leurs physiques, pour une fois très ordinaires, ne constituent guère un point d'ancrage de la caméra (les temps ont décidément changé). Le décor, un grand chalet isolé au bord d'un lac, est plutôt astucieusement utilisé. Et le film parvient à monter en tension jusqu'à un final qui scotche convenablement au fauteuil et a le bon goût de se clore sur une combustion au petit matin du plus bel effet. Rien d'extraordinaire, donc, mais un slasher qui fait le job et, en se contentant seulement de cela, parvient déjà à se distinguer du tout-venant. 


Sick de John Hyams avec Gideon Adlon, Bethlehem Million et Marc Menchaca (2022)

21 avril 2024

Alone

Je pensais avoir affaire au premier long métrage plutôt prometteur d'un jeune cinéaste à suivre, désireux de se spécialiser dans le cinéma de genre. Je croyais aussi être devant une création originale, un film au scénario si minimaliste et familier qu'il ne pouvait pas s'inspirer d'une œuvre antérieure dont la singularité aurait été jugée suffisamment grande pour justifier une copie américaine. J'avais tout faux ! Alone est le remake d'un thriller suédois sorti en 2011 et a été mis en boîte par John Hyams, le fils de Peter (Outland, Capricorn One, Relic...), c'est un réalisateur de 56 ans déjà assez chevronné (il signe là son sixième film) qui a surtout œuvré dans le cinéma d'action (deux suites d'Universal Soldier au compteur). En fin de compte, heureusement que j'ignorais tout ça car, animé d'un dédain plutôt compréhensif pour la filmographie peu ragoûtante de Hyams et un énième remake US, je n'aurais peut-être pas laissé sa chance à ce film. Or, Alone s'avère être une petite bobine horrifique tendue comme une arbalète et ma foi plutôt pas mal, dans sa modeste catégorie.




Le pitch est archi simple, ou quand un thriller routier classique se transforme en un survival pur jus : une jeune femme prenant la route seule se retrouve aux prises avec un pur taré qui la harcèle en bagnole avant de la séquestrer dans une cabane au fond des bois. La victime parvient à s'échapper et doit alors survivre dans la forêt tout en échappant au psychopathe, toujours à ses trousses. Trois acteurs, deux bagnoles, une cabane... c'est à peu près tout ce qu'il faut à John Hyams pour pondre une série b efficace qui parvient rapidement à nous choper par le colbac. Le cinéaste peut s'appuyer sur la prestation convaincante de son actrice principale, Jules Willcox, mise face à un Marc Menchaca qui peut quasi faire une croix sur les rôles de chics types tant il est crédible dans la peau de ce salopard XXL.




J'ai peut-être préféré la première partie du film, sur les routes, où l'on peut encore douter, quand on est très naïf, de la dangerosité du maniaque en présence, à la deuxième, plus prévisible et gâchée par quelques facilités et autres petites incohérences gênantes dont aurait très bien dû pouvoir se passer un scénario si rudimentaire. Malgré tout, j'étais plutôt scotché tout le long, et les films de ce genre-là qui parviennent à me captiver se font de plus en plus rare. Je ne sais pas si c'est gage de qualité, mais force est de reconnaître que John Hyams se montre parfois très habile pour mettre en place une tension palpable, certaines scènes sont d'une efficacité redoutable, et la toute fin est à la hauteur. Artisan appliqué, il va droit au but et nous propose exactement ce que l'on attendait en lançant son film, ni plus ni moins. C'est déjà ça...
 
 
Alone de John Hyams avec Jules Willcox, Marc Menchaca et Anthony Heald (2020)

23 mars 2024

Chasse à mort

J'ai eu la mauvaise idée de regarder ce film en version originale. Quelques répliques valent déjà leur pesant d'or en anglais, alors j'ose à peine imaginer le régal que ça doit être avec le doublage français de la belle époque. Les personnages s'envoient invectives sur invectives, la plupart du temps de manière assez gratuite, pour le simple plaisir du bon mot, en riant entre eux de bon cœur. Et il y a aussi ces fameuses petites phrases, éructées par un acteur hors champ, au loin, mais bel et bien audibles, commentant délicieusement la situation, et qui ajoutent encore à la beauté de la chose. Par exemple ce terrible "Blew that son of a bitch sky hiiiiiigh ! Yoouhoou", lâché d'un seul jet, aigu et rocailleux, hilarant, dans l'enthousiasme général, au moment où des bâtons de dynamite sont joyeusement balancés sur le toit de la cabane de Bronson. Sans doute ma préférée du lot ! Bref, il y a largement là de quoi embellir encore tout ça dans la langue de Molière, parfois si inventive quand il s'agit de faire honneur à ce genre de péloches des années 80. Étrange que je loue un tel film pour ses dialogues, non ? Et pourtant... Il faut dire que le reste est assez téléphoné. On tient là un film d'action bien de son temps qui, prétextant se baser sur une histoire vraie, celle du trappeur fou Albert Johnson, déroule un programme archiconnu et semble se contenter du charisme de ses deux stars, Lee Marvin et Charles Bronson, mises face à face au cours d'une chasse à l'homme particulièrement sanglante et meurtrière dans les reliefs enneigées.


Bronson et Marvin respectent avant l'heure la distanciation sociale. Ils ne seront jamais plus proches l'un de l'autre.

L'action se déroule à l'extrême nord ouest du Canada, à la limite avec l'Alaska. Lee Marvin est un sergent chevronné de la gendarmerie royale, qui essaie de couler des jours plutôt tranquilles à Aklavik, noyant son ennui dans l'alcool. Il gère les agités du coin sans faire de vague, quitte à les laisser s'autogérer, mais se voit un maudit jour contraint d'intervenir pour mettre au clair une sombre histoire de règlement de comptes suite à l'achat plus ou moins consenti d'un chien de combat par Charles Bronson. Décrochant rarement les mâchoires, dans un rôle qu'il connaît par cœur, Bronson incarne donc un trappeur solitaire habitué à la vie au grand air et sachant parfaitement manier le fusil. Le genre de type que l'on n'a pas envie d'aller titiller... mais ça, les autres guignols de ce bled sont trop idiots pour s'en rendre compte, à commencer par Hazel, celui qui souhaite récupérer son clébard par la force. Seul Lee Marvin comprend tout de suite à qui il a affaire et un respect mutuel lie immédiatement les deux hommes. La relation à distance qui se noue entre eux, surtout faite de regards lointains qui en disent longs (parfois échangés via une longue-vue !), est d'ailleurs l'autre petit intérêt du film. Elle permet de justifier un dénouement qui satisfait toutes les parties, spectateurs compris. La liberté pour Bronson, qui file en Alaska après avoir échappé à tous ses poursuivants ; la tranquillité pour Marvin, dont les mines exaspérées nous avaient d'emblée fait comprendre qu'il préfèrerait franchement passer ses journées à autre chose.


Lee Marvin entouré de ses deux acolytes : à sa droite le jeune gendarme venu de la ville, régulièrement moqué par ses collègues pour son manque d'expérience, à sa gauche Carl Weathers, qui n'a pas oublié son plaid porte-bonheur.

En dehors de ça, les scènes d'action ne sont pas spécialement bien troussées. C'est un dénommé Peter Hunt derrière la caméra. Son blaze ne vous dit rien ? Normal... et pas trop étonnant vu ce dont il se montre capable ici. Rien de honteux, mais le minimum syndical : on comprend ce qui se passe, quoi. Les morts s'accumulent, les balles fusent, le sang gicle, là-dessus pas de problème, Hunt, au patronyme prédestiné, se montre généreux. Le comportement des personnages est parfois assez risible, comme ce pilote obnubilé par sa cible et la récompense promise (la tête de Bronson est rapidement mise à prix, pour une bonne somme, ce qui a pour effet d'ameuter toute la région à ses trousses), au point de finir son vol piteusement, sur le flanc d'une montagne. Les derniers plans sur le sourire baveux hystérique du pilote débile comptent parmi les plus mémorables du film. Je me souviendrai également de cette anecdote sortie de nulle part au sujet d'Hazel, l'immense abruti à l'origine de tout ce merdier. C'est Carl Weathers, ici dans le rôle de George Washington Lincoln "Sundog" Brown (le plus souvent désigné "you black bastard" avec une réelle affection par son ami Lee Marvin), qui nous la raconte calmement au coin du feu, le sourire aux lèvres. A celui qui demande tout haut "Hazel... That's a girl's name, isn't it ?", Weathers répond tout naturellement "The way I hear it told, Hazel's mama didn't know if he was a boy or girl 'till he was about 15. She didn't much care a few years later when he turned vicious." 


Chasse à mort de Peter Hunt avec Lee Marvin, Charles Bronson et Carl Weathers (1981)

17 mars 2024

La Promesse d'une vie

Devant un tel film, il y a deux solutions : soit on coupe net au bout d'un quart d'heure, comprenant bien vite à quoi on a affaire, persuadé que l'on ne va pas supporter la tonne de guimauve promise et les lourdeurs terribles de ce qui s'annonce d'emblée comme un gros mélo d'un autre âge ; soit on décide de prendre tout ça au second degré, d'en rire, et on se donne ainsi la chance de peut-être passer un bon moment, à condition d'être dans un bon soir évidemment... Pour son premier film en tant que réalisateur, Russell Crowe a vu les choses en grand et a choisi de chausser ses plus gros sabots. On croirait qu'il a retenu le pire de tous les cinéastes avec lesquels il a pu tourner. C'est dingue ! Ses scènes préférées de Gladiator, ne cherchez pas, ça doit être ces passages sépia particulièrement hideux où l'acteur passe sa main dans les hautes herbes, en repensant à sa femme et à son gosse assassinés, avec une musique plaintive ridicule en fond sonore. La Promesse d'une vie pèse lui aussi des tonnes et des tonnes. On a droit à tout, aucune économie dans les effets, tout est au service d'un style ampoulé que l'on croyait bel et bien éteint : des flashbacks improbables et répétitifs, des ralentis miteux et de très mauvais goût, une musique pleine d'emphase, des grands sentiments en veux-tu en voilà, des décors grandioses ou en carton pâte, etc... On n'est jamais dans l'entre-deux, c'est tout ou rien avec Russell, on aurait pu s'en douter.


Dès la première scène, Russell démontre ses talents de sourcier et creuse un gigantesque puits à la seule force de ses bras.

L'acteur-réalisateur s'est attribué le beau rôle, il est le water diviner du titre original, le sourcier, le valeureux et pieux australien doté d'un don pour deviner où l'eau se cache dans les sols arides de son pays. Le malheureux vient de perdre ses trois fils dans la bataille des Dardanelles, dont la reconstitution est tout simplement à pleurer. Après la mort de sa femme devenue dépressive au dernier degré, Russell Crowe n'a plus qu'un seul but : retourner en Turquie pour retrouver les restes de ses enfants et les enterrer auprès de leur mère. Une fois arrivé là-bas, le hasard l'amène à séjourner dans un hôtel tenu par une jeune veuve qui a les traits avantageux d'Olga Kurylenko et ne sera pas insensible au charisme irrésistible et à la sensibilité à fleur de peau de ce père brisé... Je préfère m'arrêter là car je serai tenté de tout vous raconter tant c'est too much. Dites-vous que même en plein âge d'or hollywoodien, peu de réalisateurs de la belle époque auraient été capables de transformer ce scénario de malheur en quelque chose de digeste. Russell Crowe, lui, a pondu une daube XXL comme on en croise finalement assez peu, le genre de films à regarder de préférence en groupe, entouré d'autres amateurs de plaisirs déviants, capables de reconnaître le comique involontaire de certaines situations tordantes et d'apprécier chaque facéties de la star omniprésente, derrière et devant la caméra.


Olga enseigne à Russell comment lire dans le marc de café. L'élève n'a d'yeux que pour sa prof.

Car il y a là de quoi se marrer franchement plus d'une paire de fois. Je me suis repassé en boucle certaines scènes, suscitant de nouveau l'incompréhension totale dans mon propre foyer... Il faut par exemple voir ce passage invraisemblable où Russell Crowe, embarqué clandestinement dans un train aux côtés de résistants turcs, explique en aparté à l'un d'eux le jeu du cricket, avant qu'ils se lancent tous avec un enthousiasme à peine contraint dans une partie improvisée en plein wagon... J'ai beaucoup aimé cet autre moment touchant où Olga Kurylenko s'inquiète de l'alimentation de son hôte, sur le point de partir à l'autre bout du pays à la recherche de l'un de ses fils peut-être encore en vie. "Vous n'allez pas partir le ventre vide ?" lui demande t-elle avec un regard soucieux et chargé de tendresse. Cut. Le plan suivant, nous les découvrons attablés tous deux devant un festin, éclairés par une centaine de bougies, dans un décor au romantisme kitsch rarement égalé, en train de se raconter leurs vies en se regardant dans le blancs des yeux. Quel grand sentimental ce Russell !


La partie de cricket est brutalement interrompue. Dommage, nous étions en plein délire !

Quelques répliques valent leur pesant d'or, surtout pour les tronches que tirent les acteurs en réaction (Yimlaz Erdogan excelle en la matière) ou les petits silences étranges qui les précèdent. Faut dire que c'est écrit à la truelle. Tous les comédiens en font des caisses, s'alignant sur leur leader Russell, dont le regard de chien battu et les mimiques si maîtrisées nous rappellent qu'on l'aime bien, au fond. Tels les plus grands, Russell Crowe sait aussi nous quitter sur une dernière note inoubliable. L'ultime scène du film correspond aux retrouvailles inévitables entre Olga et lui. Pour faire comprendre à Russell qu'il est plus que le bienvenu, la belle lui sert une tasse de café débordant de miel, en référence à une anecdote qu'elle a auparavant partagée avec lui (selon les traditions ottomanes ici véhiculées, plus le café est sucré, plus la personne serait désirée). Constatant cela en faisant émerger de sa tasse un morceau de miel noir infâme avec sa cuillère, Russell Crowe se lève alors d'un coup d'un seul, droit comme un I, et adresse son sourire ravageur à sa partenaire, comme s'il voulait lui dire "Message reçu ! On monte dans la chambre maintenant ?!". Clap de fin, fondu au noir sur la gueule radieuse de notre homme. Merveilleux ! Le film nous rappelle alors qu'il y a là quelque chose de très naïf, de simple, de sincère, qui empêche de prendre complètement en grippe son auteur. Sa crédibilité en tant que cinéaste et artiste est réduite à néant, mais son capital sympathie n'est guère entamé. On ne t'en veut pas Russell, tu nous auras bien fait marrer !


La Promesse d'une vie de Russell Crowe avec Russell Crowe, Olga Kurylenko et Yilmaz Erdogan (2015)

28 février 2024

Gueules noires

Je n'avais encore jamais vu de film de Mathieu Turi, jeune cinéaste français spécialisé dans l'horreur qui sévit depuis un peu plus de dix ans maintenant, dans une relative discrétion. L'argument lovecraftien m'a cette fois-ci permis de sauter enfin le pas. Son troisième long métrage nous plonge dans les mines du Nord de la France où, chargée d'accompagner un scientifique dans les tréfonds de la terre, une bande de mineurs réveille par mégarde une divinité monstrueuse. L'idée, pas si saugrenue, de croiser Germinal et Cthulhu aurait pu donner un ersatz sans grand intérêt de The Descent ou un énième survival prévisible de bout en bout. Mais, animé d'une belle conviction, épaulé par une petite troupe d'acteurs sympathiques, et fort d'une perspicacité devenue trop rare pour certains aspects décisifs du projet, Mathieu Turi emporte rapidement notre bienveillance et, en fin de compte, réussit globalement son film. 




Déplacer la mythologie lovecraftienne, ou du moins certains de ses éléments caractéristiques, dans une zone ouvrière marquée par la rudesse des paysages, des hommes et de leur travail s'avère malin et judicieux. Dès les premières minutes, un soin particulier est apporté à la reconstitution de l'époque et de l'univers minier. Avec simplicité, sans trop appuyer le trait, le réalisateur plante le décor habilement, efficacement. On pourra éventuellement regretter, a posteriori, cette scène d'introduction pas forcément utile qui a pour seul intérêt de nous éclairer sur ce qui nous attend, au détriment de l'effet de surprise à venir. Peut-être s'agit-il là de l'expression d'un léger manque de confiance d'un cinéaste qui aurait peur, sans ce stratagème archiconnu des amateurs de frissons, de ne pas accrocher son public ou de l'ennuyer. Reconnaissons toutefois que l'ambiance est déjà plutôt réussie lors de ces sombres premières minutes qui sont accompagnées des chants traditionnels des mineurs. 




Après cela, sur un rythme bien mené mais tout en prenant le temps de croquer ses personnages en quelques coups de pinceaux, Mathieu Turi nous amène dans les profondeurs du sol. Les emmerdes s'amoncellent progressivement pour nos mineurs rapidement coincés, et en très mauvaise compagnie, dans des galeries souterraines sans lumière. A ce propos, la lumière du film est très bien gérée. C'est hélas suffisamment rare pour être signalé. Mathieu Turi n'a pas peur du noir et rend cohérent l'environnement dans lequel nous baignons, où l'on ne voit quasiment rien en dehors de ce qui passe dans l'halo lumineux de vieilles frontales frémissantes. Le réalisateur sait que repose là-dessus une bonne part des frayeurs que son film veut provoquer. Autre choix particulièrement salutaire : celui d'opter pour les effets spéciaux pratiques (costume, maquillage et prothèses animées mécaniquement) pour donner vie à la fameuse créature. Celle-ci ne déçoit pas. Son charme certes fragile mais rayonnant ravira les fans d'horreur lassés des CGI sans âme qui peuvent grandement contribuer à flinguer ce genre de films.




Le casting s'avère aussi payant. On est content de retrouver ce bon vieux Sam Le Bihan, lui dont les choix de carrière traduisent une réelle appétence pour le genre. Il est crédible en mineur blasé et bourru, leader d'une équipe dont chaque membre est rapidement épinglé. Phil Torreton fait une brève mais convaincante apparition en directeur de mine corrompu. Jean-Hugues Anglade est également excellent en scientifique perfide qui planque de lourds secrets, je ne l'avais même pas reconnu sous son casque. Il lit l'équivalent du Necronomicon avec une belle terreur dans la voix, comme s'il découvrait les célèbres mots de Lovecraft. "N'est pas mort ce qui à jamais dort...". Alors certes, le troisième long métrage de Turi évoque un bon lot d'autres œuvres plus marquantes, telles qu'Alien ou The Thing, mais l'amour sincère qu'il véhicule pour le genre et la saine humilité avec laquelle il a été réalisé le rendent tout à fait recommandable. Une bonne surprise que ce film à la fois ambitieux et conscient de ses propres limites, respectueux des spectateurs et de l'écrivain auquel il rend hommage, signé d'un réalisateur que je suivrai désormais d'un peu plus près. 


Gueules noires de Mathieu Turi avec Samuel Le Bihan, Jean-Hugues Anglade, Amir El Kacem et Philippe Torreton (2023)