27 mai 2023

Something in the Dirt

J'aime beaucoup Justin Benson et Aaron Moorhead mais je dois reconnaître que j'ai eu un peu de mal à les suivre dans leur dernier délire. Something in the Dirt est leur cinquième long métrage réalisé en duo et, contrairement aux précédents, il ne marque guère, hélas, une évolution positive en termes d'ambition et de maîtrise. Une première déception, pour moi, dans leur sympathique filmographie. En raison de son côté un peu brouillon et de l'économie de moyens très palpable pour une fois, on sent un peu trop que ce film-là a été imaginé en plein confinement. Il aurait même pu être réalisé pendant, puisque nous sommes quasi coincés entre les quatre murs d'un appartement du début à la fin, mais je ne me suis pas intéressé d'assez près aux conditions de sa fabrication pour vous l'affirmer. On y suit donc principalement deux zigotos, incarnés par Benson et Moorhead, qui sont témoins de phénomènes paranormaux dans leur appartement, se donnent pour objectif de les documenter du mieux possible en les filmant rigoureusement et cherchent, dans le même temps, des explications. Ces phénomènes se caractérisent surtout par un drôle de cendrier en verre à la forme bien particulière qui entre en lévitation alors qu'il était posé sur le rebord de la fenêtre : un effet simple, accompagné de jeu de lumières séduisants, qui aurait pu avoir quelque chose de fascinant mais qui est trop redondant pour réellement captiver. Il y a aussi cette forme géométrique que notre duo aux aguets retrouve partout en ville et s'exprime aussi également dans leur logement. 




Bref, il se passe des trucs pas nets et de plus en plus dingos chez Benson & Moorhead, mais force est de reconnaître que ça a l'air de bien plus les impressionner eux que nous autres spectateurs devant leur petit film, qui n'a rien de très vilain ni de honteux, loin de là, mais qui a échoué à me choper, une fois n'est pas coutume. Leurs œuvres ont jusqu'à présent toujours été fragiles, inégales, mais pleines de charme, d'audace et portées par la singulière personnalité de leur couple, au four et au moulin. Cette fois-ci, les failles d'un scénario trop peu engageant et l'aspect également confus de la forme, qui pioche vers le faux documentaire sans réelle conviction, ne permettent pas d'apprécier le reste et de remporter la mise. Something in the Dirt apparaît progressivement comme un catalogue sagement illustré de ces théories conspirationnistes qui pullulent sur le net, une énumération qui ne parvient que trop rarement à nous intriguer. En outre, le duo fait moins qu'à l'accoutumée l'éloge de l'amitié puisqu'ils nous mettent ici en présence de deux types régulièrement méfiants l'un de l'autre, moins aimable que d'habitude, et dont la relation ne prend pas le chemin escompté. On aime encore leur côté têtes brûlées du ciné indé de genre américain, leur ferme croyance dans le genre, toujours abordé avec quelques bouts de ficelles et la fleur au fusil, mais la forme manque trop de cohérence, aboutissant à un drôle de gloubi-boulga difficile à suivre qui m'a effectivement paumé en cours de route. Dommage donc. J'espère qu'ils se rattraperont sur leur prochain projet. Je me sens presque un peu désolé d'avoir été moins emballé par le dernier bébé de ce duo attachant que l'on suit ici depuis ses débuts...


Something in the Dirt de Justin Benson & Aaron Moorhead avec Aaron Moorhead & Justin Benson (2022)

14 mai 2023

The Quiet Girl

De mémoire défaillante de cinéphile de pacotille, les films qui parviennent à si délicatement capturer ce quelque chose d'indicible propre à l'enfance ne sont pas si nombreux que ça. Le mérite du cinéaste Colm Bairéad n'en est que plus grand et son film, son tout premier long métrage, précieux et prometteur. Venu d'Irlande, acclamé à raison dans de nombreux festivals et nominé aux Oscars, The Quiet Girl est à mes yeux un petit bijou de sensibilité et de douceur qui trouve en partie sa noblesse et son charme dans sa façon d'épouser, presque tout le temps, le point de vue de cette petite fille qui, négligée par des parents pauvres et dépassés, est envoyée chez de lointains cousins du côté maternel, un couple d'un âge un peu plus avancé, pour y passer l'été. La mise en scène du réalisateur dublinois est d'une rigueur intelligente et délicate, nous mettant donc le plus souvent à la place de sa discrète et timide protagoniste, fleur en bouton qui ne demande qu'à s'épanouir. Nous sommes ainsi au plus près d'elle lors du voyage en voiture qui la mène vers sa ferme d'accueil, très joliment filmé, et encore plus près quand elle arrive enfin sur les lieux et que sa cousine et mère de substitution lui ouvre la portière, puis se met également à sa hauteur pour mieux lui souhaiter la bienvenue et, déjà, lui donner un peu d'affection. Une des belles scènes d'un film qui en compte quelques unes.
 
 
 
 
Avec une grâce régulière, le cinéaste, qui adapte ici une nouvelle de l'écrivaine Claire Keegan, nous retranscrit l'attention et la tendresse inédites que va connaître et ressentir la jeune fille dès son arrivée à la ferme du couple, d'abord de la part de la femme immédiatement attendrie puis de l'homme a priori plus bourru. Ce dernier met en effet un peu plus de temps à s'ouvrir à son tour, et l'on comprend progressivement pourquoi : un secret, aisément éventé, placé au cœur du film, explique son attitude prudente et son affection toute retenue, qui finira bel et bien par s'exprimer par éclats timorés et inattendus puis de façon plus permanente. Le format presque carré de l'image nous invite à regarder ces trois personnages sans nous disperser, à nous concentrer sur leurs attitudes, attentif à leurs moindres faits et gestes, facilement ému par la tendresse qui se manifeste occasionnellement (côté masculin) ou plus ostensiblement (côté féminin). Sans doute très bien dirigée par le cinéaste et son équipe, Catherine Clinch, dans le rôle principal, livre une prestation captivante, qui participe pour beaucoup à rendre émouvant le portrait de cette fillette de douze ans, une présence légère qui donne envie de s'intéresser à ce que cette actrice en herbe fera par la suite. Sa carrière commençante est en tout cas placée sous les meilleurs auspices.


 
 
The Quiet Girl se déroule à un rythme très tranquille, comme si le temps de l'enfance et le rythme de ces journées d'été étaient imperceptiblement respectés (ces journées sont ponctuées par les travaux répétitifs mais plaisants de la ferme, où la fillette s'investit au fur et à mesure). Il n'y a toutefois aucune lenteur manifeste, ni une volonté contemplative trop forcée, au contraire, on remarque davantage de subtiles ellipses et on relève tout particulièrement ces très beaux passages où le montage, élégant, parfois porté par les jolis chants de cette maman d'un été, nous fait comprendre que la vie se poursuit, que les jours s'enchaînent sans accroc, dans une harmonie naturelle et désirée. Colm Bairéad évite toujours la lourdeur, peut-être de justesse diront les plus sévères observateurs, peu clients de ces ralentis adoptés à au moins deux reprises. Il opte tout le long pour la plus agréable simplicité (un mouvement de caméra tout bête vers une tapisserie dont les petits motifs représentent un personnage saluant le départ d'un train annonçant par exemple la séparation à venir), et, surtout, il laisse pleine place à la tendresse, un choix salutaire par les temps qui courent, si propices à l'austérité, à la rudesse, à la méchanceté et à la peinture amère d'un monde qui s'effondre ou d'un pays gouverné par des guignols (mais je m'égare...). Je regrette cependant ces deux moments où l'on lâche le point de vue de la fillette au profit d'un suspense assez facile dont on aurait très bien pu se passer. Enfin, ceux que le film saura atteindre seront forcément les plus touchés lors du final, où Colm Bairéad ose encore un montage cajoleur et, selon moi, trouve une certaine beauté, de nouveau caractérisée par sa sensibilité.
 
 
 
 
On pourrait presque penser à L'Esprit de la ruche, le chef d’œuvre intemporel de Victor Erice, même si je conçois que le rapprochement soit peut-être très avantageux et sans doute fragile... Oubliez ! On peut également se croire en présence d'un éloigné parent gaélique du japonais Hirokazu Kore-Eda, pour la justesse du regard porté sur l'enfance et pour ce savant équilibre, alliant donc tendresse, pudeur et distance, qui permet au film d'échapper au pathos, de ne jamais tomber dans la niaiserie, même quand il y est question d'apprentissage de la complexité des sentiments ou de la prise de conscience d'événements douloureux. Non, oubliez ça aussi, j'ai l'impression de m'enfoncer. "Douceur", "grâce", "délicatesse", "beauté", etc., je crois avoir épuisé mon maigre vocabulaire mais vous aurez au moins compris que The Quiet Girl est un film que je recommande et qui figurera à coup sûr parmi mes préférés de l'année. Je vous l'avoue, il m'est difficile de parler mieux et davantage de cette œuvre, ma foi très simple et modeste, qui a toutefois su toucher chez moi une corde sensible et même me serrer le cœur dans ses ultimes instants. 😭


The Quiet Girl de Colm Bairéad avec Catherine Clinch, Carrie Crowley et Andrew Bennett (2023)

9 mai 2023

Showing Up

Dans quelle mesure mon amour pour le cinéma de Kelly Reichardt influence-t-il mon jugement sur ce film ? Et surtout dans quelle mesure cela doit-il m'inquiéter ou au contraire me réjouir ? Certes Showing up n'est pas son meilleur film. Mais pourquoi faut-il toujours que l'on veuille comparer et classer les œuvres, à fortiori d'un même auteur ou d'une même autrice ? Je peux dire qu'il manque, selon moi, quelque chose à ce film. Mais il faut dire aussi que j'y repense beaucoup, que je m'y sentais bien, et que j'aimerais en voir encore. Je m'y sentais bien de façon presque étrange, car il y manque donc quelque chose, plusieurs choses même. Le portrait de Lizzy, cette jeune céramiste sculptrice en proie au manque de temps (elle doit bientôt exposer mais n'a pas terminé son travail de création ; est prise par son boulot de secrétariat dans l'école d'art que dirige sa mère ; doit s'occuper d'un pigeon estropié par son propre chat, recueilli par Jo, sa voisine/logeuse/amie, qui le lui confie finalement car elle doit, elle aussi, exposer très vite), au manque de moyens et de commodités (payer le loyer semble compliqué ; sa chaudière est en panne, ce qui l'oblige à aller se doucher ici et là en demandant permission), au manque de reconnaissance aussi, en particulier de la part de sa famille (frère artiste à moitié fou ; mère plus préoccupée par son fils que par sa fille ; père préoccupé principalement par lui-même), est un portrait au bout du compte riche mais qui souffre tout de même du manque d'évolution de son sujet et du jeu monolithique de Michelle Williams, cernée et renfrognée du début à la fin, malgré deux ou trois touches d'humour discrètes. 
 
 

 
Pourtant quelque chose se passe, dans quelques scènes, moins entre Lizzy et les gens qui gravitent autour d'elle, qu'entre cette jeune artiste invariablement chaussée de crocs, au corps lourd et pesant sous des fringues laides et ternes, et les figures féminines, aériennes, dynamiques, tordues, contorsionnées (aux expressions quoi qu'il en soit soucieuses sinon torturées) qu'elle modèle et qu'elle semble si heureuse de voir exister quand leur réalisation s'achève par l'apparition des couleurs vives nées des émaux employés, ces couleurs qu'elle "ose" comme on le lui fait remarquer, pastel, claires et lumineuses, toujours surprenantes au sortir du four (et Lizzy est si blessée quand la cuisson a mal tourné). Mais on aurait aimé que cette relation aux figures crées soit plus exprimée encore, que le film, qui ne raconte finalement pas grand chose (une artiste issue d'une famille dysfonctionnelle doit achever un travail pour une expo sans grand enjeu tout en s'occupant d'un pigeon blessé : fin du pitch), prenne beaucoup plus le temps que lui dégage une trame narrative minimale pour filmer les gestes, la matière, les corps, la lumière, toutes choses qui sont depuis toujours au cœur du cinéma de Kelly Reichardt et qui en font le prix, la beauté, la saveur. 
 
 

 
A la fin du film, les deux voisines marchent côte à côte dans la rue, et dans la profondeur de champ. A noter que c'est je crois le premier non-road-movie de Kelly Reichardt, ou peut-être le deuxième, après Certaines femmes, dont je me souviens moins, en tout cas le premier absolument sans déplacement, en bagnole ou à pied, dans les grands espaces américains, et la cinéaste, ironiquement, ouvre son film avec un travelling latéral caractéristique des films de ses débuts, en particulier de ses premiers, River of Grass et Old Joy, sur Jo qui fait rouler un pneu le long du trottoir, le véhicule réduit à son minimum, dont elle s'en va faire un mobile fixe : une balançoire. Mais je reviens à la fin de Showing Up : les deux amies sont réunies après une dispute générée par la question de la chaudière en panne, que Jo tarde à faire réparer au détriment du confort de Lizzy, donc par la question du temps et de l'argent. Mais on aurait aimé que l'amitié entre les deux femmes soit plus vivante, quitte à demeurer plus ambiguë, comme celle des deux camarades de Old Joy, ou plus triste, comme celle des deux pionniers de First Cow (dont la fin me marquera plus durablement, qui à mes yeux inscrit ce western minimaliste, pour le coup très attentif à la nature, aux outils, aux matières, aux lueurs, aux gestes, dans la petite confrérie de ces films d'amitié qui se terminent avec la mort lente et douloureuse d'un des deux membres du duo après une blessure qui ne semblait pas devoir être fatale, aux côtés de Macadam Cowboy, Scarecrow ou Thunderbolt and Lightfoot). Juste avant cette déambulation des deux voisines vers le fond du champ, quelques plans assez beaux, mais trop courts, descendent le long de câbles électriques ou sous le couvert de grands arbres, mimant le regard des deux jeunes femmes en quête de l'oiseau envolé. J'aurais aimé que de tels plans, mettant en scène de simples formes de ce monde vues sous un angle particulier et prises dans le mouvement d'un regard (travail de mise en scène résumant celui de toute création d'art formel) soient plus nombreux et viennent plus tôt dans Showing Up. N'empêche qu'ils y sont ? Oui. J'en voulais juste plus !
 
 

 
Pour toutes ces raisons, et parce que malgré le manque on se sent bien dans ce film, comme toujours chez Kelly Reichardt, mieux d'ailleurs que dans d'autres (comme Old Joy, Wendy and Lucy ou La Dernière piste, si beaux films dans lesquels il est somme toute plus difficile de se la couler douce), je me dis, et c'est peut-être la première fois, du moins je crois, que j'aurais préféré que Kelly Reichardt fasse de son idée de film une mini-série. Le format sériel aurait peut-être mieux correspondu à la quasi non-évenementialité du récit et aurait sans doute mieux permis, justement, de prendre le temps de filmer la création dans sa durée, le temps long de la maturation, de la quête, de la modélisation, de la correction, du doute, du recommencement, le tout pris dans la temporalité abrégée des jours, des contraintes temporelles et matérielles du quotidien, mais aussi dans un troisième temps, après la lenteur de l'observation, celui propre à chaque geste. Tout cela est déjà dans Showing Up, mais j'en voulais davantage.
 
 
Showing Up de Kelly Reichardt avec Michelle Williams, Hong Chaud, Judd Hirsch et Amanda Plummer (2023)

1 mai 2023

John Wick : Chapitre 4

Nous laissons aujourd'hui la parole à Julien F. aka MythSciences et Tristan G. aka Turlog's Production, deux jeunes fans de John Wick issus des quartiers chauds d'une ville du sud de la France qu'on ne citera pas mais que les médias nomment souvent "the French Detroit". Un lien familial assez direct nous oblige à les laisser s'exprimer tout en respectant et en acceptant leur regard sur un film que nous finirons sans doute également par regarder mais dont nous n'avions pas prévu de tant faire l'éloge...
 
Une séance riche en émotions et en frissons. Que dire ? Nous sommes définitivement sur le cul. Ce John Wick Chapitre 4 est la digne succession d'une trilogie déjà mythique.

Nous commençons dans le désert, assez dépaysé, en ne sachant pas tellement ce qu'on fait là. Cette introduction est une suite directe à John Wick : Parabellum. Mais il faut dire que quatre ans après, difficile de joindre les deux bouts. Fort heureusement, ce passage sera de très courte durée et on remarquera cependant le petit clin d'œil à la dinguerie Lawrence d'Arabie


John Wick dans le désert, faisant le point sur sa vie. Le personnage est encore incarné par Keanu Reeves.
 
Tout d'abord, il faut impérativement parler de la photo du film, absolument magnifique. Les couleurs sont travaillées et recherchées, avec des mélanges de lumières naturelles, néons et  lueurs de type LED judicieusement planquées et orientées. Ce John Wick 4 a une aura particulière et unique au sein de sa propre saga. Nous sommes plongés dans une ambiance cyberpunk en osmose avec des références westerns que l'on pourrait retrouver sur les étagères de Papi et Mamie. Cet opus nous offre des curiosités visuelles et de nombreux détails dans la lignée des précédents épisodes qui nous proposaient déjà un univers mettant à l'honneur des objets physiques uniques à la saga : pacte de sang, pièces du Continental, pièce du Prédicateur. Nous avons droit cette fois-ci à des armures de samouraï modernes stylisées qui vont donner du fil à retordre à notre bon vieux John lors de son séjour au Continental d'Osaka... A ce propos, ce Continental est une vraie réussite : les décors montés de toutes pièces sont sublimes et nous donnent directement envie d'y séjourner lors de notre prochain voyage au pays du soleil levant. 
 
 
Il se fait pisser dessus plus tard dans le film, ce qui nous a cloué le bec. On ne sait toujours pas qui est cet homme.
 
Le directeur de ce Continental nippon a un charisme fou, ce n'est pas compliqué : il est le Samouraï rêvé à poil sous son kimono. Hiroyuki Sanada dans son personnage de Koji Shimazu a la classe, il maîtrise parfaitement le sabre et nous sommes subjugués de la façon dont il transforme ses ennemis en sushi ou en origami selon les scènes. D'après ses dires "Une belle mort arrive après une belle vie" et on est persuadé qu'il a eu une tendre et heureuse existence lorsque l'on assiste à son dénouement. Sa fille, Akira Shimazu, nous a conquis : elle est incarnée par la délicieuse Rina Sawayama, qui apparaît ici dans son premier long métrage de fiction (hors sextapes et autres vidéos de famille). C'est une déesse de l'arc tout comme notre amie numérique Lara Croft et elle aussi rend hommage à ce matériau élastique élaboré par transformation d'un suc végétal qu'est le latex. Elle nous a particulièrement captivé lorsqu'elle grimpe avec ses lames sur un bonhomme à forte corpulence qui vit là le meilleur moment de sa vie (et hélas le dernier).    


Le daron et sa fille, ici dans leurs tenues traditionnelles, la classe à la japonaise. Pour info, nous sommes allés voir le film dans le même accoutrement.

Keanu Reeves, dans la force de l'âge, nous fait toujours autant rêver. Il nous offre une version encore plus sombre et violente du personnage qu'il incarne : Jonathan Wick. Force est de constater que son jujitsu et son judo s'améliorent, contribuant largement à nous offrir 2h50 de pur plaisir visuel. Il maîtrise de nouvelles armes tels que le nunchaku ou encore un fusil avec balles au phosphore... Les scènes de fight sont à couper le souffle, chacune résulte d'un long travail de chorégraphie qui nous procure un sentiment de jubilation. On aurait presque envie de participer à cette boucherie tellement c'est satisfaisant.


Keanu à Paris... Nous aurions bien voulu le rencontrer et lui demander de nous faire un enfant.

Nous avons droit à plusieurs antagonistes : le principal est campé par Bill Skarsgård, acteur que nous avions croisé en clown dans Ca, qui va ici vous donner l'envie de l'étriper avec son personnage imbuvable du Marquis de Gramont (un gosse pourri gâté qui sous-estime le personnage éponyme de la franchise). Le second, et pas des moindres, est le fameux Killa qu'on retrouve à Berlin. Killa va s'avérer être un ennemi de taille, et va faire virevolter notre Jonathan. Scott Adkins, 1 mètre 79, nous offre une prestation excellente dans une scène de poker très tendue. Celle-ci va aboutir à un fight des plus épiques avec des clins d'œil au chapitre numéro un dans le Red Circle Club (la boîte de nuit/bordel fréquentée par les tueurs solitaires en quête de compagnie). Durant cette scène de combat, il y a de nombreux SFX mis en avant par les 12 images par seconde, nous montrant une fois de plus la technique et le travail abattu en post prod. Des ralentis lorsque Killa met des coups à John Wick rendent la scène d'autant plus impressionnante et dur à vivre pour un supporter de Keanu Reeves. Malgré son animosité, Killa est un personnage qui nous a beaucoup amusés ; notamment en raison de sa Ventoline en or qui symbolise son immortalité : il l'utilisera jusqu'à son dernier souffle.


Le Marquis : un guignol pur jus qu'on déteste et qu'on aimerait défoncer. L'image est floue car cette scène est floue.

Notre majordome préféré paye le prix fort son professionnalisme et sa loyauté dans une scène touchante et tragique. On a eu les poils qui se sont hérissés, et notre haine envers cet impitoyable Marquis s'est terriblement envolée. Petit hommage au si regretté Lance Reddick qui nous a quittés il y a quinze jours, rendant ce passage d'autant plus riche en émotion : Lance, ta prestance n'avait d'égal que ton talent, tu as marqué au fer rouge la saga, tu es dans nos cœurs cet éternel gentleman dont l'étoile ne pâlira jamais.
 
 
RIP la légende. Lance Reddick. On reste solennels pour cette légende car nous éprouvons un immense respect pour cet acteur hors pair.
 
Il faut également que l'on parle de Donnie Yen dans le rôle de Caine. L'acteur, connu pour ses prouesses en art martiaux et ses talents de cuistot, ne vas pas y aller de main morte. En dépit de sa cécité, l'ami de John Wick est violent et méthodique. Sa rage placide et son calme intérieur transparaissent de chaque plan et nous laisse dans un état de pitié : cet homme souffre en silence et nous y croyons grâce à la prestation d'un comédien qui a trouvé rôle à son pied. 
 
 
Comme le prouvent les lunettes : cet homme est aveugle. Comme le prouve le flingue : il est armé. Comme le prouve la canne : il ne sait pas se diriger.

 Parlons maintenant de Shamier Anderson, aka the Shrimp la Crevette, dans son rôle de Mister Nobody accompagné de son malinois (Noisette ?). Il fera un pacte avec le Marquis de Gramont que celui-ci ne respectera pas (c'est décidément un SALOP). Monsieur Personne va vagabonder tout au long du film, agissant comme un "ange gardien" pour John tout en voulant toucher sa prime de 40 millions de dollars. C'est véritablement un cowboy solitaire largement inspiré de l'univers western de Papi et Mamie précédemment évoqué, il agit tel un chasseur de primes sans vergogne. Il est équipé notamment d'une carabine type Winchester ainsi que d'un sac à dos déployable en gilet pare-balles, qui est on peut le dire très ingénieux et que nous comptons aller nous dégotter à Décathlon, au rayon tentes. Un peu plus tard, on retrouvera une scène comique où le malinois urine sur la tête d'un ennemi mort, qui avait auparavant essayé de le tuer. Ce Mister Nobody aime la bière, on ne vous en dit pas plus !
 
 
Deux majestueux profils au soleil couchant : ce quatrième John Wick est un poème visuel.

Cerise sur un gâteau bien copieux : on a le bonheur de retrouver Laurence Fishburne dans son rôle du Roi de Bowery. La complicité entre les deux acteurs, qui entretiennent une relation d'amour platonique depuis Matrix, suinte littéralement de l'écran, à tel point que nous sommes parfois un peu gênés. L'apparition de Fishburne est brève mais parsemée de cet humour cher à l'acteur facétieux, si apprécié des plateaux de ciné. Il va aider notre héros dans sa quête de justice en lui fournissant un flingue de la plus grande qualité et un nouveau costume parfait pour les rendez-vous galants. Un véritable rayon de soleil.
 
 
Rencontre au sommet station Porte des Lilas : nous aurions TOUT donné pour sortir malencontreusement du métro à ce moment-là.
 
Chaque scène de fight est accompagnée d'une bande originale dynamique et parfaitement coordonnée. Pas de surprises à ce niveau-là, c'est du pur John Wick : EDM, phonk et rock épique. Cette BO nous offre également des remix des opus précédents. Vous la retrouverez facilement sur Spotify dans les playlists créées par les internautes conquis.


Scott Adkins, méconnaissable dans sa "fat suit" : on parle d'un Oscar pour cette performance saisissante.
 
La troisième partie se passe dans notre capitale bien-aimée. C'est en effet à Paris que John Wick va terminer sa course pour en finir avec le Marquis. La chasse à l'homme se poursuit dans la capitale, et plusieurs scènes impressionnantes vont s'y dérouler. Au menu des réjouissances : une scène en voiture extraordinaire sur la Place de l’Étoile. On notera ensuite un long plan-séquence avec une prise de vue zénithale, où notre John Wick va utiliser un fusil à balle incendiaire. La scène, rythmée et particulièrement bien réalisée, nous fait penser au jeu vidéo Hotline Miami (que l'on vous recommande chaleureusement).


La fameuse Mustang que nous enviions dans le premier film sert ici de bouclier pare-balles.

John Wick va finir sa course au Sacré-Cœur et là, des escaliers n'auront jamais été aussi compliqués à monter... Ces multiples cascades dans les escaliers nous montre encore une fois les risques pris par des cascadeurs surdoués qui ont encore accompli un travail exceptionnel. La scène finale nous attend au sommet des légendaires marches plus vraiment immaculées. Volontairement minimaliste, le dénouement prend la forme d'un duel de cowboys au pistolet qui ravira de nouveau Papi et Mamie… On regrettera toutefois un couché de soleil très artificiel obtenu sur fond vert : il rend la scène moins réaliste et moins poignante que ce qu'elle devrait être…


Cette scène tournée en studio dans l'Ontario est supposée se dérouler à Notre-Dame : on y croit.

Pour conclure, allez le voir tant qu'il est au cinéma car malgré une VF au ras des pâquerettes, l'expérience est à vivre sur grand écran pour une immersion des plus exquises. De nôtre côté, on compte même y retourner pour mieux vivre l'attente jusqu'à John Wick 5 avec espérons-le, de nouvelles idées qui, espérons-le, ne nous laisserons pas indifférents…
 
 
John Wick : Chapitre 4 de Chad Stahelski avec Keanu Reeves (2023)

28 avril 2023

L'Enfer des tropiques / Riz amer

Films deux-en-un. Deux films pour le prix d'un. Je ne parle pas de double-programme, même si c'est une double-critique. Je parle de films qui sont doubles en eux-mêmes. Les deux films choisis sont des cas de films doubles. L'Enfer des tropiques, très mauvais titre français de Fire Down Below, signé Robert Parrish en 1957, est pour moitié un buddy movie d'aventure, avec Jack Lemmon et Robert Mitchum (à vos souhaits, littéralement, que souhaiter de mieux ?) pour interpréter le duo-titre, deux margoulins prêts à transporter n'importe quoi d'illégal dans leur rafiot contre quelques billets. Ils partagent une belle amitié que vient mettre à mal leur prochaine marchandise clandestine en la personne de l'irrésistible Rita Hayworth. Et pour moitié un survival, à partir du moment où Jack Lemmon se retrouve coincé dans la cale d'un cargo en feu sur le point d'exploser, piégé par une poutre tombée sur ses guiboles suite à la collision de son navire avec un autre dans un banc de brume. Drôle de film, apparemment remonté par ses producteurs ou que sais-je, en tout cas bizarre en l'état, et dont la seconde partie se traîne. Le film semble s'être piégé lui aussi, qui reste coincé, s'enferme dans son idée, à l'image du pauvre Jack Lemmon. Dommage.





Autre cas, et film nettement plus réussi, Riz amer (traduction très libre de Riso Amaro), de Giuseppe de Santis, long métrage italien de 1949 qui contient aussi deux films, sauf qu'ils ne se suivent pas, comme dans Fire Down Below (à ne pas confondre avec son remake de 1997, signé Félix Enríquez Alcalá, où Jack Lemmon cède la place à Steven Seagal, Robert Mitchum à Harry Dean Stanton et Rita Hayworth à Stephen Lang, l'action étant déplacée des tropiques vers une ville minière des Appalaches, et dont le titre français sonne plus juste : Menace Toxique, pour parler du charme ravageur de Stephen Lang qui fout le boxon dans le couple Seagal/Stanton). Dans Riz amer, les deux films sont plutôt mêlés, intriqués. Riso Amaro est un mélange de film noir et de drame néo-réaliste, les deux genres, si l'on peut dire, étant plus ou moins chacun incarnés par une actrice : Doris Dowling pour le côté noir, Silvana Mangano pour le néo-réalisme. 
 
 


 
Et pourtant cette dernière, la Mangano comme il convient de dire, vedette du film, absolument inoubliable dans ce rôle, apparaît pour la première fois à l'image à travers le regard qu'elle suscite chez un petit attroupement de mâles, agglutinés derrière les fenêtres d'un train et sur un quai pour voir le spectacle, celui que la caméra, dans un travelling ou un panoramique (j'ai une mémoire très peu visuelle, ce qui me fout régulièrement dedans pour torcher mes critiques) nous révèle enfin : Silvana en train de danser comme une diablesse. La femme fatale est là, réplique italienne de la Rita Hayworth (eh oui, y'a de la suite dans les idées, cet article n'est pas construit n'importe comment, 15 ans de blogging ciné ça paye à un moment donné, à croire que c'est un métier...) de Gilda
 
 


 
A noter d'ailleurs que dans L'Enfer des tropiques (qui devait d'abord s'intituler chez nous L'Enfer dans deux slips), Hayworth joue elle-même une sorte de replica (pas mal de mots en italiques dans ce texte, ce qui doit vous en imposer j'imagine, du moins j'espère, car c'est l'effet escompté) de ses propres rôles, quand elle bronze en maillot de bain sur le pont du bateau de Lemmon et Mitchum, comme elle le faisait dans La Dame de Shanghai, ou encore dans une terrible scène de danse (qui aura servi de principal support à bon nombre d'affiches du film), encore une, assez hallucinante il faut dire, où elle se mêle aux gens du coin et à leur fête traditionnelle et donne de sa personne pour enflammer Mitchum et tout ce qui peut poser les yeux sur elle, en écho, encore, au souvenir impérissable de Gilda : Rita Hayworth, palimpseste d'elle-même ? (question rhétorique, inutile d'y répondre, c'est juste là pour vous trouer le cul).



En haut, l'original de 57, en bas, le remake de 97, avec Harry Dean Stanton et Stephen Seagal, acteur amérindien originaire de Lançon de Provence, de son vrai nom Stéphane Mouette.


Silvana Mangano donc apparaît d'abord comme l'archétype de la femme fatale, mais c'est ensuite le personnage interprété par Doris Dowling qui assume la part noire du film, Mangano ressemblant de plus en plus à Ingrid Bergman dans, mettons, Stromboli. Dowling interprète Francesca, compagne de Walter (le fringant Vittorio Gassman, de toute beauté), deux petites frappes qui, après avoir commis un vol, se mettent au vert en s'infiltrant dans un convoi de mondine (ouvrières saisonnières des rizières des plaines padane et vénète de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, cf. wikipédia ; je cite mes sources, comme on nous l'apprend au CDI en cours d'EIST ; après 15 ans de métier, on a des tips à partager, et je songe à monter une chaîne youtube de 5-minute crafts consacrée à la rédaction d'articles de blog ciné ; si vous parvenez à raccrocher ce qui suit cette parenthèse à ce qui la précède je vous tire mon chapeau), parmi lesquelles figure Silvana (Mangano, qui garde son prénom pour le rôle), assez sympathique pour intégrer Francesca à la troupe comme mondina clandestina
 
 


 
Je vous la fais courte, vous verrez peut-être le film, en tout cas je vous le recommande (c'est un peu l'idée du bazar sur lequel vous rôdez en ce moment-même), mais c'est comme ça que s'installe le film néo-réaliste, aussitôt entrelacé dans le film noir initial, qu'il supplantera finalement à mes yeux. Plusieurs scènes dans les rizières sont des moments de bravoure (comme on dit un peu bêtement quand on connaît trois expressions) quand les ouvrières chantent en travaillant, puis modifient les paroles de leur chanson pour communiquer et mettre en place leur lutte, d'abord les unes contre les autres (les filles sous contrat contre celles qui n'en ont pas et menacent de les faire mettre à la porte si elles se font repérer), puis toutes ensemble, quand elles s'unissent finalement dans un mouvement de grève collectif et solidaire visant à obliger leurs patrons à toutes les régulariser.
 
 
 

 
Une autre prise de conscience politique contribue à réécrire le destin de la tragique héroïne Silvana quand, après que Walter l'a séduite et convaincue d'ouvrir en douce les vannes d'eau pour noyer les plants de riz afin de détourner l'attention et qu'il puisse voler toute la récolte, elle réalise qu'il s'apprête à mettre en péril toute l'exploitation et donc à voler les centaines de mondine comme elle, qui dépendent de ce boulot misérable et harassant. Entretemps, on l'aura vue et aimée dans une scène de baignade près des cultures, dans un plan où elle rejoint Walter sous le toit d'une grange et reçoit sur la tête un peu de riz que l'autre lui fait tomber dessus (image un poil fabriquée, mais jolie), et dans tout un tas d'autres scènes où Silvana Mangano crève l'écran, comme savait le crever Rita Hayworth, même le visage fatigué et les yeux un peu cernés dans un film à moitié raté comme Fire Down Below, que son casting aurait pu sublimer avec un scénario digne de ce nom ou un montage plus libre, qui sait ? 
 
 


 
Mais peut-être connaissez-vous d'autres films qui en contiennent deux ? Je suis toute ouïe. Vous aurez peut-être remarqué qu'après 15 années de travail de critique non-rémunéré, j'essaie encore de renouveler le genre, de réinventer l'art de la chronique d'art en remodélisant les codes de l'exercice et en redéfinissant les catégories filmiques. Rien que ça. C'est pas la première fois qu'on bouleverse le petit monde de l'écriture sur le cinéma. Ce n'est qu'une tentative de plus... Récemment j'évoquais les "films-tutos" et vous demandais, en fin d'article, de citer ceux qui vous venaient à l'esprit, l'idée étant de générer une dynamique, une émulation dingue débouchant sur de nouvelles pratiques de critique collectives et innovantes, avec un résultat déjà révolutionnaire puisque cet article-massue qui fera date et marque d'une pierre blanche une nouvelle ère de la critique cinématographique n'a généré strictement aucun commentaire ni la moindre réaction. Je retente ma chance ici : connaissez-vous d'autres films "deux-en-un" ? Je m'en remets à vous. Après André Bazin, Serge Daney et Vincent Malausa, un grand chapitre de l'histoire de la plume cinéphile est en train de se tourner ici, prenez le train en marche, ça va assez vite, y'aura pas de place pour tout le monde... On sera compris et digérés dans mille ans, si notre monde existe encore d'ici là... Notre blog, lui, existera toujours, vu comme c'est parti.


L'Enfer des tropiques de Robert Parrish avec Rita Hayworth, Jack Lemmon et Robert Mitchum (1957)
Riz amer de Giuseppe de Santis avec Silvana Mangano, Vittorio Gassman et Doris Dowling (1949)

15 avril 2023

Soft & Quiet

90 minutes en compagnie de suprémacistes blanches, c'est long, surtout quand le seul projet de la cinéaste semble être de nous mettre le plus mal à l'aise possible. Ah ça, c'est réussi. Nous avons vraiment l'impression d'assister en temps réel au plus sordide et banal des faits divers américains : un petit groupe de femmes, nostalgiques d'Hitler, dégoûtées du système et réunies autour des mêmes idées racistes, s'introduisent chez des personnes d'origine asiatique pour leur donner une leçon, et, évidemment, cela tourne encore plus mal qu'elles le souhaitaient. Il faut préciser que tout cela est tourné en plan séquence, ce qui renforce la sensation de vivre chaque seconde à leurs côtés et d'être plongé au cœur de leurs horreurs. A l'image, cela donne surtout quelque chose de très régulièrement hideux et même assez ridicule, la caméra ne sachant souvent pas trop où aller pour nous vomir un cadre à peu près acceptable. Comme d'habitude, devant ce genre de films, on se surprend également à essayer de relever les moments où la réalisatrice a pu procéder à des coupes invisibles. Tiens, ça pourrait être quand le gros derche de la tarée en chef envahit tout l'écran alors qu'elle monte dans son énorme SUV ; ah, ça pourrait aussi être quand, pour suivre un déplacement paniqué, la caméra s'attarde étonnamment sur ce pan de mur grisâtre sans aucun autre intérêt... Il n'y a que l'embryon d'une bonne idée là-dedans : quand, en nettoyant en catastrophe tout le bordel qu'elles ont commis dans la baraque, la plus débile de la bande se met à passer des coups de sopalin affolés sur les touches d'un piano et produit par conséquent quelques accords dissonants qui viennent s'ajouter à la folie ambiante. Cette vague idée est cependant très mal exploitée, trop mal, d'ailleurs, pour passer pour une vraie idée. On suit tout cela comme pris en otage, nous aussi. Et la fin n'en finit pas, le film n'est qu'hurlements et hystérie. En bref, c'est très pénible et difficilement supportable. Ça suffit pour figurer en bonne place dans le top 10 annuel de Didier Allouch et faire le buzz ici ou là...
 
 
Soft & Quiet de Beth de Araújo (2022)

13 avril 2023

La Petite Bande

La Petite Bande, on est désolés, ça sera un paraphet, pas plus, pas moins. Pierre Salvadori, tu es un ancien, dans tous les sens du terme. Ça fait un petit bail que tu rôdes en France métropolitaine avec une caméra. Tu as eu le mojo pendant un temps, dont on se demande si l'on peut le mesurer en mois ou en semaines. Tu seras toujours le bienvenu chez nous pour ton travail sur Les Apprentis, ce film-totem et tabou, que l'on a vu un petit paquet de fois et qui fait partie des secrets les mieux gardés. C'est donc toujours avec bonhommie que l'on accueille tes nouveaux méfaits, mais il va falloir te réveiller quand même, parce qu'on commence à partir de loin. En liberté, film moyen, nous a fait croire à un retour de flamme. Que nenni. Nous aimons aussi les enfants et la cause écologique, mais nous n'aimons pas ton film, qui réunit les deux. On lui reproche principalement de ressembler à un vieil épisode de L'Instit avec Mimie Mathy, d'être beaucoup trop long, bruyant, téléphoné et totalement inoffensif. Tes terroristes écologistes en culottes courtes ne révolutionneront pas l'histoire du cinéma ni celle de la lutte contre la fin du monde. Ta petite bande nous a vite bandés, comme on dit dans le Gard. Bien sûr l'idée est louable, mais le résultat est passable.
 
 

 
De plus, nous avons quelque peu souffert de voir Laurent Capelluto en si mauvaise posture, se faire malmener par des morbacs et finir quasiment pourri sur pieds. Tu as, on te l'accorde, le courage de le finir en bonne et due forme dans un accident de la route tourné en réel, nous rappelant qu'on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs et que l'activisme le plus noble ne peut pas se départir de violence. Tu marches ainsi dans les pas d'une Keilly Reichardt avec Night Moves, d'un Gus Van Sant avec Promised Land, d'un Todd Haynes avec son film sur Téfal, ce qui te place dans le top 4 des plus grands cinéastes "verts" de l'Histoire du cinéma indépendant de l’État d'Oregon, pas la moindre des prouesses quand on sait que tu es de Tunis (Tunisie), que tes racines sont à Santo-Pietro-di-Venaco (Mississippi), et que tu fus un authentique "gamin de Paris", un vrai petit Gavroche, parti tourner ce dernier film à Villefranche-de-Lauragais (costaud de ta part). N'empêche que Laurent Capelluto est un être cher qui aurait mérité de s'en tirer par le haut. Ton cinéma en serait peut-être sorti grandi lui aussi. Il va falloir ouvrir des portes. Le monde de demain ne pourra pas se faire sans tout le monde, et certainement pas sans Laurent. D'abord, en ce qui te concerne, pense à ton cinoche, qui se paye une vieille gueule d'éco-anxieux aux poumons pollués depuis des lustres, et qui s'enlise dans sa bourbe de sympathie. A toi de te retrousser les manches. Si tu continues à nous rendre de telles copies, bien propres, bien présentées, sans le moindre graffiti dans la marge, on n'aura bientôt même plus envie de te corriger.


La Petite Bande de Pierre Salvadori (2022)

4 avril 2023

Mona Lisa

Drôle de type que ce Neil Jordan. Capable du pire comme du meilleur, ce cinéaste irlandais actif depuis le début des années 80 s'est essayé à tous les genres. On peut très bien terminer un de ses films en se disant "Putain, mais qui est le tocard qui a fait ça ?!", tout comme on peut aussi se dire "Hey, rappelle-moi le nom du mec derrière tout ça ?", ou bien simplement ne rien remarquer du tout. Je garde un assez mauvais souvenir de Michael Collins, sa fresque historique récompensée du Lion d'Or que notre prof d'anglais nous avait fait subir en 2de. Il faudrait revoir Entretien avec un vampire aujourd'hui, maintenant que le buzz autour du film est derrière nous. Ça fait partie de ces gros films des années 90 que l'on peut désormais mater à tronche reposée, peinard, avec un regard neuf sur le sujet. Quant à La Compagnie des Loups, il m'avait pas mal décontenancé quand je l'ai découvert il y a des années de ça, mais je suis à présent convaincu de la valeur de cette œuvre atypique et osée qui n'a sans doute guère volé son statut de film culte. Bien qu'à moitié raté, le plus récent Byzantium marquait un retour aux vampires ambitieux et adulte, un effort à saluer à une époque dominée par Twilight et consorts. Entre temps, il a aussi commis le très ridicule A Vif, un vigilante movie tout merdeux comme il en pleut depuis la fin des années 2000 où Jodie Foster se prenait pour Charles Bronson ; un film à oublier, comme quelques autres titres de sa filmo, visiblement. Quant ses petits derniers, Greta, avec Isabelle Huppert, et Marlowe, avec Liam Neeson, ils ne me disent rien qui vaille et ont été assez tièdement accueillis... En revanche, je n'ai encore jamais vu The Crying Game ni The Butcher Boy, qui sont, à en croire les connaisseurs, deux de ses films les plus notables. Je ne suis qu'un blogueur ciné et je ne vis pas de ma passion...





C'était donc avec une grande curiosité mêlée de crainte que j'ai lancé Mona Lisa, son troisième long métrage sorti en 1986, tout de même encouragé par la solide réputation du film et conforté par la présence en tête d'affiche du regretté Bob Hoskins, un acteur que j'affectionne particulièrement depuis tout petit grâce à son rôle d'Eddie Valiant dans Roger Rabbit. Dès la toute première scène de Mona Lisa, j'ai été rassuré, j'ai de suite su que je me trouvais face au travail d'un cinéaste inspiré. Cette entrée en matière nous propose de suivre un Bob Hoskins au faîte de son charisme qui, dans une rue londonienne bercée par une belle lumière matinale, se dirige d'un pas très décidé vers une petite bicoque sans prétention. Quand il ouvre la porte de celle-ci, muni d'un joli bouquet de fleurs et armé des meilleures intentions, une jeune fille blonde lui ouvre, sourire incrédule, interloquée, avant que sa mère ne surgisse subitement derrière elle pour claquer la porte au nez d'Hoskins après l'avoir couvert d'injures. Fraîchement sorti de taule, Bob Hoskins cherchait à renouer les liens avec sa fille... Cette première scène surprend par sa brutalité inattendue, par toutes les émotions qu'elle parvient déjà à provoquer et les nombreux sentiments qu'elle met en jeu.





On s'attache immédiatement au personnage campé par Bob Hoskins, au meilleur de sa forme dans la peau d'un petit truand au sang chaud mais au grand cœur, qui finit par dégotter un boulot comme chauffeur d'une call-girl de luxe pour laquelle il se mettra rapidement à éprouver des sentiments ambivalents. Mona Lisa repose en grande partie sur les épaules de l'acteur, qui fut justement récompensé pour sa performance nuancée au Festival de Cannes. Les personnages secondaires sont également très réussis, notamment le pote d'Hoskins (Robbie Coltrane, à la grosse tronche bien sympathique), écrivain de polars à ses heures perdues et inventeur astucieux de gadgets inutiles, il est l'un des ressorts comiques d'un film assez déroutant qui multiplie très naturellement les registres et les ambiances. On est loin du thriller glauque dans le milieu de la prostitution de Londres que son intrigue aurait pu engendrer : en effet, à la demande de la call-girl dont il s'est épris, Bob Hoskins se lance à la recherche d'une jeune fille disparue, ce qui l'amènera à recroiser la route du salopard en chef incarné avec délice par un étonnant Michael Caine plus vipérin que jamais.





Il est surtout affaire de sentiments dans Mona Lisa, qui nous réserve quelques beaux moments entre des personnages riches et vivants. Les scènes où l'on devine les sentiments de Bob Hoskins grandir et l'envahir progressivement sont certainement les meilleures, lui qui fait des efforts touchants pour adopter l'allure et l'attitude adéquates aux yeux de sa cliente (jouée par une Cathy Tyson toute en majesté, que l'on est surpris de ne jamais avoir recroisée ailleurs). Les quelques-unes où nous le voyons renouer avec sa fille sont également aussi simples que jolies. On apprécie d'ailleurs que ce film, dont le fin mot de l'histoire s'avère somme toute assez cruel pour le personnage principal, nous quitte sur une note très douce et légère, un plan plein de tendresse où nous voyons Hoskins, son pote et sa fille s'éloigner tranquillement puis improviser quelques pas de danse dans une rue de Londres, encore illuminée par un soleil matinal plein de promesses. Neil Jordan avait auparavant quelques fois dilué son récit dans quelques petites longueurs et autres contorsions peut-être inutiles, et cette ultime image clôt un dernier acte plus émouvant et réussi. Une conclusion qui se déroule dans l'atmosphère cotonneuse de la ville portuaire de Brighton, la violence des sentiments amoureux s'y mêle à celle qui éclate sèchement lors de l'affrontement avec des maquereaux. Notons enfin que l'on retrouve encore ici de nombreuses références aux contes, en particulier à Alice aux pays des merveilles, et une ambiance curieuse, nimbée de fantastique, qui tranche avec la noirceur du monde de la prostitution et des destins dépeints. Cette drôle de mixture se rapproche de ce que l'on a vu de mieux chez le réalisateur irlandais et participe à la singularité de ce film hautement recommandable, à coup sûr l'un de ses meilleurs. 


Mona Lisa de Neil Jordan avec Bob Hoskins, Cathy Tyson, Michael Caine et Robbie Coltrane (1986)

1 avril 2023

À Couteaux tirés

Il y a une réplique de ce film qui m'a toujours flingué. Elle est restée gravée en moi à jamais sans que je comprenne vraiment pourquoi. Ce n'est pourtant pas un film que je me suis repassé en boucle quand j'étais gosse, non, il ne faisait pas partie de ceux-là. Il a suffit d'une fois. Ou peut-être de deux... Oui, je crois que c'est ça : je l'avais maté un soir sur Canal avec mon padre, on avait tous les deux été scotchés. Puis il était repassé quelques jours plus tard, un matin, comme la chaîne cryptée le faisait alors, et il nous avait de nouveau scotchés. C'est ce genre de films-là, qui peut facilement scotcher un gosse et son padre. Je ne le reverrai pour rien au monde, je veux garder intact le bon souvenir qu'il m'a laissé et que j'aurais trop peur d'abîmer. Cela fait partie des moments magiques de mon enfance, les deux seuls passés avec mon padre. Il ne faudrait pas les altérer... 


 
 
C'était le troisième film de l'artiste néo-zélandais Lee Tamahori, son deuxième tourné sur le sol américain. Un tapis rouge lui avait été déroulé, des luxueux studios d'Hollywood jusqu'à son magnifique wharenui de Wellington, suite au retentissant succès de L'Âme des guerriers, "l'un des chocs cinématographiques de l'année 1994" selon le magazine Première, qui ne produit plus tout à fait le même effet au XXIème siècle (je ne remets pas en cause sa valeur historique, mais il a assez mal vieilli, il faut l'avouer). Lee Tamahori, qui avait commencé à faire ses gammes en tant qu'assistant de Nagisa Ōshima sur le tournage de Furyo, où il s'était chargé de toutes les scènes de guerre (80% du métrage), constituait alors un bel espoir pour le cinéma d'action américain, désireux de recruter les meilleurs talents de l'étranger, tel le Milan AC de l'époque et encore d'aujourd'hui (bravo à Olivier Giroud d'avoir su conjurer la malédiction des numéros 9 milanais). Avec ce survival de montagne d'une redoutable efficacité, Lee Tamahori s'avérait tout à fait à la hauteur des attentes placées en lui, ça ne faisait en tout cas aucun doute aux yeux d'un gamin de dix ans avide de sensations fortes et d'expériences extrêmes vécues dans le confort de son salon.


 
 
Le cinéaste néo-zélandais étalait ici le savoir-faire d'un artisan méticuleux, soucieux de faire briller à l'écran chaque dollar qui lui avait été généreusement alloué, heureux de s’amuser avec ses nouveaux jouets dans un vaste bac à sable aux mille possibles. Tamahori tirait le maximum d'un scénario très carré signé d'un expert autoproclamé, David Mamet, et obtenait le meilleur de sa petite troupe d'acteurs, toutes espèces comprises. Alec Baldwin, qui était à l'époque principalement connu pour être Monsieur Kim Basinger, se présentait comme le choix idéal dans ce rôle de photographe glamour fourbe et égoïste. Il est très convaincant et, privé d'arme à feu, on le sent réellement préoccupé par sa propre survie. Le cabotinage cher à Anthony Hopkins avait rarement été si bien canalisé, placé au service d'un récit à l'os. La puissance de la fameuse réplique dont je tarde tant à vous parler (rappelez-vous, si vous êtes encore là, mon premier paragraphe), c'est aussi et surtout à lui qu'on la doit. Enfin, Lee Tamahori a su exploiter à fond tout le potentiel cinégénique ultra flippant de Bart the Bear, l'ours vedette des années 90, dangereux miracle de la nature et comédien-né qui jouait hélas ici dans l'avant-dernier film d'une carrière trop courte mais imprimée sur toutes les rétines et gravée à jamais dans les mémoires. 



 
 
À la différence de notre sinistre compatriote Jean-Jacques Annaud (John-Jack Ring en anglais), qui s'était focalisé sur le côté peluche vivante de ce majestueux kodiak pur sang, le réalisateur océanien s'est affairé à nous en révéler la face obscure, féroce, bestiale et primitive. Lee Tamahori est allé très loin pour agacer l'ours surdoué, le faire régresser à l'état sauvage, afin de le mettre dans les meilleures dispositions avant de le filmer, écumant de rage et d'incompréhension. La peur des deux acteurs, enfin solidaires face à plus fort qu'eux, n'est jamais feinte. C'est en s'appuyant sur de vieilles techniques maories et en profitant des largesses alors permises par une réglementation de protection animale plus souple qu'aujourd'hui que Lee Tamahori a poussé l'animal, tenu affamé, dans ses derniers retranchements, pour un résultat tout bonnement insoutenable à l'image. C'est notamment cette haine farouche pour l'être humain, inculquée par l'imaginatif cinéaste à la manière forte, qui a conduit Bart à se retirer du métier et à finir ses vieux jours oklm dans une réserve naturelle de l'Utah, d'où il pouvait tout de même garder un œil sur les films diffusés à Sundance. 


 
 
Le critique de cinéma newyorkais Kenneth Turan Turan, très impressionné par The Edge (titre original du film), qualifia la performance de Bart de "pierre angulaire d'une carrière illustre", de "balise de repérage pour tous nos amis plus poilus", de "x marquant l'emplacement d'un trésor d'acting foudroyant à voir et à revoir", de "point d'achoppement d'une filmographie déjà légendaire" et d'"une étape importante dans la représentation des ours au cinéma et dans le jeu d'acteur ursidé" (traduction difficile, réalisée par mes soins). Je le rejoins sur tous les points. Nulle discussion possible : À Couteaux tirés marque bien le sommet d'intensité de la filmographie de celui que l'on a surnommé le "John Wayne des ours" en référence à sa classe nonchalante, son incroyable présence à l'écran et sa démarche claudicante (ndlr : due à un genu varum naturel pour l'ours, pathologique pour son duplicata humain).



 
Et il y a donc, j'y viens !, cette réplique terrible qui m'a beaucoup marqué et que je me plais encore à ressortir à la moindre occasion, quitte à lasser ma partenaire de PACS lors de nos longues promenades dominicales. Pour planter rapidement le contexte, il faut savoir qu'Anthony Hopkins et Alec Baldwin sont donc paumés en forêt, au beau milieu des Rocheuses, dans un coin certes assez humide et verdoyant mais pas spécialement hospitalier puisqu'il s'agit de la chasse gardée d'un ours de type colossal et belliqueux qui a une interprétation très stricte du concept de propriété privée. Une certaine rivalité lie les deux hommes que tout oppose : l'un est un vieux briscard plein aux as rompu aux jeux de survie en plein air tandis que l'autre est un citadin pur jus assez peu friand de randonnée. Surtout, ils se disputent la même femme : Elle Macpherson, que l'on surnommait à l'époque The Body, qui incarne ici une top modèle (car elle ne savait et ne pouvait pas jouer autre chose, faute de crédibilité et de talent). Entretenue par l'un, photographiée par l'autre, Elle (Macpherson) est la femme du millionnaire grisonnant et l'as de la pellicule est son amant. Hopkins étant au courant de tout, comme le spectateur, nous n'avons plus qu'à attendre sagement que les choses dégénèrent. Mais rien ne se passe tout à fait comme prévu et le règlement de comptes tant espéré va laisser place à une coopération tendue et forcée, seule condition pour que notre duo d'infortune, jeté dans la gueule de l'ours, garde espoir de s'en tirer. 


 
 
Alors qu'ils n'ont pas encore eu affaire au kodiak survolté, dont la présence menaçante se fait toutefois de plus en plus palpable à mesure que l'on croise en chemin ses immondes déjections, attestant d'un régime équilibré de carnivore vorace amateur de baies, et découvrons, stupéfaits, des pièges à ours soigneusement démantelés, soulignant l'intelligence supérieure du mammifère vicieux, les deux marcheurs tournent en rond et finissent par s'assoir dos à dos sur un rocher. Leur moral est au plus bas, surtout chez Baldwin, de loin le plus fragile psychologiquement. Le voyant pris d'incontrôlables sanglots, Tony Hopkins se relève, lui fait face et essaie de le recadrer, tel l'impuissant coach du PSG à la mi-temps d'un match retour couperet de 1/8ème de finale de Ligue des Champions. C'est alors que l'acteur britannique doublement oscarisé sort le grand jeu. "Sais-tu de quoi meurent les guignols qui se perdent en montagne ?" demande-t-il à son triste compagnon. "Nope", répond tout penaud Baldwin, en relevant tout juste la tête. Et à Hopkins, lucide et dur, qui a bien préparé le coup, très sûr de ses effets, d'enchaîner, avec un ton inimitable, le regard plus perçant que jamais, les poings sur les hanches, les pieds bien enfoncés dans les fougères, sa stature droite surplombant son pitoyable interlocuteur : 

"Ils meurent de honte."

 
 
J'étais cloué. Mourir de honte ?! Comme c'est cruel... De soif, de faim, de froid, d'une mauvaise chute, d'empoisonnement ou que sais-je, d'accord, c'est d'ailleurs ce que propose bêtement Baldwin lors de pénibles énumérations improvisées par le comédien, soucieux de montrer qu'il pouvait faire face à l'aplomb de son intimidant collègue britannique, et systématiquement coupées par le metteur en scène car cela ne collait pas du tout au script. Mais crever de honte ?! Quel effroi ! Si la tension dramatique du film atteint son apogée un peu plus tard, lors de la fameuse rencontre musclée avec un Bart the Bear devenu Bart the Beast, le véritable climax psychologique de ce thriller sylvestre est bel et bien contenu dans ces simples mots, prononcés avec un soin maniaque par celui qui était jadis si à l'aise dans la peau du génie du mal Hannibal Lecter. Des propos qui nous marquaient au fer rouge, dont j'ai retenu malgré moi la moindre syllabe et au-delà. Ils me sont utiles à chaque sortie, quand le temps du demi-tour salutaire et du retour à la maison se fait désirer. On peut en tirer une morale toute simple : il ne faut pas avoir honte d'appeler les secours quand on est paumé en montagne. Ne croyez pas l'adage : le ridicule peut tuer, oui, s'il vous empêche de reconnaître votre échec, d'accepter que vous avez merdé, de voir la réalité en face et d'appeler piteusement à l'aide. C'est, au milieu des frissons, la grande leçon que l'on peut garder du survival incisif de Lee Tamahori. 
 
 
 
 
Oubliez donc la plutôt agréable partie de Cluedo filmée de Rian Johnson, quand bien même vous êtes un admirateur gaga d'Ana de Armas comme mon frère Poulpard – qui a toujours eu un faible pour les latinas. Des À Couteaux tirés, il n'y en a qu'un seul, c'est celui-ci. Et continuez de vous méfier de Lee Tamahori. Je suis persuadé que le bonhomme en a encore sous le capot. Il n'y a qu'à voir des photos récentes de lui pour constater qu'un feu ardent diabolique, constamment alimenté par son âme damnée, brûle encore derrière son regard si noir et pénétrant. À tout moment, il peut décider de revenir et redistribuer les cartes. Je ne serai pas étonné qu'il sorte de sa retraite pour casser la baraque et rappeler à tous qui est le patron. Moi, je vous aurai prévenus.


À Couteaux tirés (The Edge) de Lee Tamahori avec Anthony Hopkins, Alec Baldwin, Bart the Bear et Elle Macpherson (1997)