
La seule introduction du film compte parmi les plus beaux instants de cinéma vécus ces derniers temps. Chaque image est à la fois violemment surprenante et parfaitement évidente, chacune porte l'empreinte d'un regard brûlant, chaque plan est un bloc de tension. Ainsi un simple gros plan sur le visage d'un homme, la nuit, observant face à lui dans une ginguette un chanteur reprenant le "Sway" de Dean Martin, devient aussi éprouvant que fascinant. Comment Akerman parvient-elle, par un simple plan fixe sur le visage d'un homme, à nous happer complètement et à nous foudroyer ? C'est à peu près inexplicable. Peut-être est-ce dû au rapport entre cette image et son contrechamp : le spectacle improbable et assez grotesque d'un Malais en costume bleu dansant d'une drôle de façon sur Dean Martin, qu'il chante en play-back devant une rangée de danseuse vahinés… En contrepoids, l'austérité et la force brutale de ce visage au regard intense et opaque se dégage d'autant plus sèchement. Mais l'image en soi était déjà impressionnante, le champ sans le contrechamp, ce gros plan comme innervé par le visage tendu représenté. Impressionnantes, toutes les images qui suivent le sont en vérité, et c'est cela qu'il est difficile d'expliquer rationnellement. Chaque plan, au-delà de sa simplicité apparente, s'empare littéralement du spectateur et sidère. Puis l'action, soudaine, étrange : l'observateur qui faisait face à la scène s'engouffre dans le contrechamp par l'arrière, adresse un coup de poignard fulgurant, puis disparaît comme il était apparu mais par l'autre côté du cadre, comme un acteur sortant de scène. Le silence retombe, une jeune fille continue seule à danser de plus en plus lentement tandis que le tueur, hors-champ, l'appelle plusieurs fois par son prénom, "Nina". Elle s'arrête quand son libérateur lui apprend la mort du chanteur, s'avance face caméra et chante à son tour en nous regardant dans les yeux l'Ave Verum de Mozart, comme libérée bien que triste toujours. Cette séquence, qui ne repose que sur la présence des corps et des visages, sur la dialectique des regards en champ-contrechamp, et qui soulève via ces éléments primitifs un mystère entier, est à elle seule un très grand moment de cinéma.
La suite à ce prologue maintient miraculeusement cette lancée. Akerman ne perd rien de cette énergie et de cette puissance de l'instant. Du moins pendant plus d'une heure, la première partie du film, avant que Nina ne sorte de son pensionnat. Mais alors quelle heure… Il n'y a rien de trop, pas un dialogue n'est superficiel ou fortuit, pas un plan n'est moins important, pas une image qui ne soit travaillée, pensée, sensée et belle à la fois. Tout concourt ainsi à représenter le mystère et la majesté des lieux parallèlement à la réclusion d'Almayer, que la végétation étouffante rend littéralement captif. Les jeux de couleurs, de lumière, la profondeur de champ dans le pensionnat, les aplats dans la jungle où le décor naturel méandreux fait barrage en soi, tout participe à construire une vision unique et époustouflante dans un enchaînement de scènes également magnifiques. Tout fait événement. La moindre ondulation de l'eau sur le fleuve vert, jaune et noir, la moindre brillance des gouttes de sueur sur la tempe de l'homme qui sert Lingard quand ce dernier meurt sur un lit flottant à même l'eau sombre qui a envahi sa cabane. Avec ces plans presque abstraits et absolument sublimes, Akerman n'a rien à envier aux plus belles images poétiques de Godard, ni aux plus beaux plans de Renoir, auquel on pense évidemment pour Partie de campagne ou pour Le Fleuve. Je parle de Godard, du Godard plutôt contemporain c'est dire, mais contrairement à lui Akerman préserve toujours un précieux équilibre entre le romanesque et le travail plastique, entre cinéma narratif et cinéma expérimental. Aucune tendance ne prend le pas sur l'autre, les deux sont en symbiose afin que chaque scène fasse à la fois sens et sensation. Pour tenter de rapprocher l'ambiance du film de cinéastes plus franchement contemporains, on pourrait évoquer Lynch (pour la scène du Silencio dans Mulholland Drive) ou Weerasethakul (pour Blissfully Yours), mais le film ne se veut pas référentiel et instaure un régime visuel et narratif (avec une déconstruction patente du montage qui n'enlève rien à la linéarité d'un récit suivant implacablement sa trajectoire) qui lui est propre, une poétique tout à fait singulière.
Akerman filme l'humidité de la jungle détrempée, les visages fermés et ruisselants de ses habitants, l'envahissement de la maison par la végétation, l'omniprésence de l'eau, les mouvements des personnages derrière les bambous, les reflets de la lumière sur la noirceur du fleuve, et c'est sans compter sur son art, par un travail de déplacement lent du cadre ajouté aux mouvements de l'eau ou des feuilles, de fabriquer des images littéralement mouvantes, hypnotiques, qui entourent et enlisent la solide cabane de bois (type d'habitat qui porte le nom de "Folie") sombre bien que grand ouverte d'Almayer, propriétaire sédentaire contraint à l'immobilisme. On est tenté de parler beaucoup de l'image mais le travail sur le son est également frappant, par exemple, pour ne citer qu'une scène particulièrement marquante, l'une des plus belles du film, lorsque Lingard poursuit Nina et sa mère dans les marais pour s'emparer de l'enfant, poursuivi lui-même par Almayer, qui n'a de cesse de maugréer et de hurler sa colère. Akerman accole le son off de la voix d'Almayer aux images de Nina et sa mère luttant dans l'eau, si bien qu'on croit Almayer près d'elles alors qu'il est encore loin derrière. Le ressassement entêtant du père, entre murmure et hurlement soudain, s'apparente aux voix assourdissantes et obsédantes de la jungle et les recouvre même. Quand elle ne rend pas off une voix in, Akerman fait l'inverse, comme avec la voix-off dite par le valet de Lingard, qui sort ponctuellement de sa condition de personnage pour devenir conteur et commenter l'histoire, filmé directement par la cinéaste. Tout ceci fait de la première partie du film un enchantement porté par un style puissant.
Mais, et c'est un tout petit mais, ce miracle ne s'étend pas au film entier, qui perd de sa force de représentation au moment où Nina sort du pensionnat pour des images moins percutantes, qui cèdent parfois le pas à la narration et aux dialogues, néanmoins remarquables, et portés en outre par des acteurs tous exceptionnels. A commencer par Stanislas Merhar, évidemment, qui revient décidément en force après sa très belle interprétation du musicien célibataire malheureux dans le prologue de L'Art d'aimer, avec ici une prestation qui rappelle les meilleures heures de Guillaume Depardieu, en moins physique et en plus directement intérieur. Dans ce rôle de mélancolique effondré, toujours vaincu et ne parvenant à rien, qui reproche à sa fille de ne pas savoir aimer mais qui en est incapable lui-même malgré tous ses efforts dans ce sens, l'acteur dégage quelque chose d'étonnant, une sensibilité brute doublée d'un vrai talent.
Mais les acteurs ont beau être excellents, les dialogues et l'histoire avec, le film décroche, peut-être volontairement, de sa sur-puissance initiale et de longue durée. Ce n'est même pas un reproche, à peine un bémol, parce que la deuxième partie est elle aussi marquée par de nombreuses séquences frappantes et de très belles choses, qu'il s'agisse de la scène du meurtre de nuit, sous la pluie, commis par la mère de Nina, de cet instant où les bateaux du père et de la fille se séparent, ou du dernier plan-séquence terrible sur l'étape ultime de la folie (cette fois-ci réelle) d'Almayer. Pour faire une comparaison assez malheureuse, ce serait comme reprocher à Chantal Akerman de nous servir un dessert à peine très bon après un plat de résistance extraordinaire. N'empêche qu'on regrette presque qu'elle n'ait pas fait perdurer la force visuelle permanente de la première partie du film, après laquelle une qualité même supérieure ne peut que décevoir un peu. Il y a cependant fort à parier pour que ce bémol disparaisse dès la deuxième vision du film, quand nous saurons à quoi nous attendre et recevrons la seconde partie pour ce qu'elle est, sans la comparer à la première, sinon pour apprécier le mouvement de l'une vers l'autre. La Folie Almayer est quoi qu'il en soit un très grand film foisonnant d'images inoubliables solidement tissées les unes aux autres pour donner corps à une œuvre poétique forte.
La Folie Almayer de Chantal Akerman avec Stanislas Merhar, Aurora Marion et Marc Barbé (2012)
Mais les acteurs ont beau être excellents, les dialogues et l'histoire avec, le film décroche, peut-être volontairement, de sa sur-puissance initiale et de longue durée. Ce n'est même pas un reproche, à peine un bémol, parce que la deuxième partie est elle aussi marquée par de nombreuses séquences frappantes et de très belles choses, qu'il s'agisse de la scène du meurtre de nuit, sous la pluie, commis par la mère de Nina, de cet instant où les bateaux du père et de la fille se séparent, ou du dernier plan-séquence terrible sur l'étape ultime de la folie (cette fois-ci réelle) d'Almayer. Pour faire une comparaison assez malheureuse, ce serait comme reprocher à Chantal Akerman de nous servir un dessert à peine très bon après un plat de résistance extraordinaire. N'empêche qu'on regrette presque qu'elle n'ait pas fait perdurer la force visuelle permanente de la première partie du film, après laquelle une qualité même supérieure ne peut que décevoir un peu. Il y a cependant fort à parier pour que ce bémol disparaisse dès la deuxième vision du film, quand nous saurons à quoi nous attendre et recevrons la seconde partie pour ce qu'elle est, sans la comparer à la première, sinon pour apprécier le mouvement de l'une vers l'autre. La Folie Almayer est quoi qu'il en soit un très grand film foisonnant d'images inoubliables solidement tissées les unes aux autres pour donner corps à une œuvre poétique forte.
La Folie Almayer de Chantal Akerman avec Stanislas Merhar, Aurora Marion et Marc Barbé (2012)