31 mars 2022

L'Ambulance

Devoir de blogueur ciné oblige, pour couvrir la sortie très attendue du nouveau film de Michael Bay, Ambulance, sans avoir à me le farcir, j'ai choisi de vous parler de l'avant-dernier film du regretté Larry Cohen, L'Ambulance. Larry Cohen, ce drôle de loustic du cinéma de genre américain, qui a traversé les années 70 et 80 en solitaire, nous proposant une tripotée de séries b pleines d'idées saugrenues, d'humour décontracté et de références cinéphiles ou à la culture populaire. Nous suivons ici les mésaventures d'un dessinateur de comic book qui est incarné avec entrain par un merveilleux Eric Roberts, doté d'un look et d'une coupe de cheveux du tonnerre. Obnubilé par une jolie brune sur laquelle il a flashé dans les rues de New York, il se lance à sa recherche après que celle-ci ait été embarquée par une mystérieuse ambulance. Nulle trace d'elle dans aucune des cliniques de la ville où elle aurait pu être admise, la jeune femme s'ajoute en réalité à la liste des disparitions inexpliquées de personnes diabétiques, toutes emportées on ne sait où par la même satanée ambulance...  


 
 
Comme vous pouvez l'imaginer, Larry Cohen nous pond encore une histoire à dormir debout impliquant cette fois-ci un savant fou, joué par le moustachu et diabolique Eric Braeden, qui mène des expériences terribles sur de pauvres diabétiques pour, dit-il, faire avancer la science au péril de leurs vies. A vrai dire, on n'en saura pas beaucoup plus ! Le réalisateur et scénariste ne creuse pas vraiment cette veine de son scénario farfelu car il s'agit simplement d'un prétexte propice aux péripéties multiples et aux rebondissements invraisemblables, aux cascades gratuites et aux poursuites urbaines. C'est aussi l'occasion pour le sympathique gus auquel Eric Roberts prête ses traits taillés à la serpe d'enchaîner les belles rencontres. Le maverick du bis nous propose ainsi une petite galerie de personnages secondaires que l'on se plaît à découvrir progressivement, tous amusants et exubérants, en particulier ceux campés par Red Buttons, super en journaliste avide de scoop au bagout incroyable, et James Earl Jones, parfait en lieutenant de police à l'humeur si lunatique. Ces individus donnent lieu à quelques scènes assez poilantes, dynamisées par la bonne humeur palpable qui devait régner sur le plateau. Tous les acteurs ont en effet l'air de bien s'amuser, à commencer par Eric Roberts, très à l'aise et content d'être là ; quant à nous, on apprécie voir ses différents énergumènes interagir, se renvoyer la balle, se mettre des bâtons dans les roues, s'énerver et s'invectiver les uns les autres. Je serai d'ailleurs curieux de découvrir ce film-là en VF tant il est la porte ouverte à tous les écarts de doublage comme on en était capable alors. 


 
 
Si, côté comédie, L'Ambulance est une agréable réussite, un film léger, second degré et bien mené comme le cinéma américain ne produit plus, côté action, c'est un tout petit peu moins ça... Larry Cohen n'a malheureusement pas le talent d'un Carpenter ou d'un Spielberg pour personnifier le véhicule qui donne son nom au titre, pour le rendre menaçant ou pour tout simplement en faire véritablement quelque chose d'intéressant à l'écran. On a presque l'impression qu'il n'essaye même pas. Cette ambulance, aussi stylée soit-elle, n'a rien de véritablement marquant. Et nous ne sommes pas vraiment scotchés à notre fauteuil lors de ces passages plus faibles où l'action est à l'honneur. En fin de compte, Larry Cohen, qui apparaît peu soucieux de la cohérence général de son script, ne donne jamais pour de bon dans le thriller paranoïaque ayant pour thème le milieu médical comme son pitch pourrait le laisser supposer. Il préfère de loin la rigolade et l'absurde au sérieux et au drame, signant ainsi un film bien de son temps, une simple comédie d'action portée par la gouaille et l'énergie de son acteur principal dont est davantage exploité le grand clapet et le regard fou que la musculature saillante et l'imposante carrure. Le rythme est tel qu'on se laisse divertir avec plaisir et, l'air de rien, Larry Cohen atteste parfois d'une belle imagination pour contourner la petitesse de son budget. Il amène avec un aplomb implacable les idées les plus absurdes, comme la présence d'un hôpital de fortune à l'étage d'une boîte de nuit bondée. Dans le monde détraqué de Larry Cohen, peuplé de bébés mutants sanguinaires, de flics zombies tueurs en série, d'abjects yaourts mangeurs d'hommes et de serpents géants à plume, ce sont les choses les plus naturelles possibles, des évidences que l'on est tout à fait prêt à accepter.
 
 
L'Ambulance de Larry Cohen avec Eric Roberts, Megan Gallagher, Eric Braeden, Janine Turner, Red Buttons et James Earl Jones (1990)

27 mars 2022

Fandango

Sorti en janvier 1985 aux États-Unis (et beaucoup plus confidentiellement, trois ans plus tard, en France, sous le triste titre Une Bringue d'enfer), Fandango marque la rencontre entre deux BFFL (Best Friends For Life), Kevin Costner et Kevin Reynolds. C'est durant le tournage de ce film que Costner et Reynolds se sont découvert une passion commune pour la musique country et ont formé leur duo, 2K. Duo devenu trio lors de l'intégration de Kevin Kine, avec lequel Costner a vécu une histoire d'amitié intense ("no touching" selon lui) pendant la réalisation de Silverado. Ils modifièrent leur nom de scène en KKK, connaissant un vif et inexplicable succès lors de leur tournée inaugurale dans les états du Sud, jusqu'à ce qu'un rabat-joie leur rappelle la signification historique de ce sordide acronyme. Au zénith de son succès, quand il remporta le "Big Three" aux Oscars pour Danse avec les loups, Kevin Costner se retrouva plus d'une fois face à des journalistes accusateurs qui s'étaient renseignés sur son passé et lui demandèrent des comptes. C'est à ce moment-là que la star changea de bord et passa des Républicains aux Démocrates, pour montrer patte blanche, en pensant que ça enterrerait définitivement cette affaire, "a vast quid pro quo" selon ses propres termes. 



 
Cette anecdote étonnante et méconnue a en commun avec Fandango l'insouciance de la jeunesse. En effet, le premier long métrage de Kevin Reynolds nous narre la dernière virée d'un groupe de potes sur les routes du Texas. Nous sommes en 1971 et ces étudiants fraîchement diplômés viennent chacun de recevoir une convocation de l'armée, direction le Vietnam. Sachant qu'ils se situent à un moment charnière de leurs existences et vivent sans doute leurs derniers instants de pleine liberté, ils se lancent à la quête d'un trésor qu'ils avaient caché quelques années plus tôt dans le désert, à la frontière avec le Mexique. Cette chasse au trésor n'est en réalité qu'un prétexte pour passer du temps ensemble, vivre à fond, se laisser dériver vers de folles péripéties, quitte à mettre le groupe à rude épreuve...


 
 
"Un des meilleurs premiers films de l'histoire du cinéma" dixit Quentin Tarantino, qui est tout sauf une référence en matière de cinéma, Fandango brille par sa fraîcheur, sa candeur, son énergie et ses jeunes personnages attachants campés par des acteurs au poil. Sort évidemment du lot, avec une insolence naturelle et un charme qui ne demandait qu'à s'imprimer sur nos rétines et à s'épanouir encore, Kevin Costner. Son charisme fou manque de transformer le film en un one man show. Kevin Reynolds admet avoir eu une érection massive quand il a serré pour la première fois la main virile de Kevin Costner, et cela suinte littéralement de chaque plan. Toutes les occasions sont bonnes pour lui faire tomber le haut et mieux révéler un torse qui, s'il ne correspond pas aux critères dégénérés sous créatine de notre sombre époque, évoque l'art statuaire gréco-romain le plus classique et intemporel. Il ne fallait pas s'appeler Spielberg pour déceler tout le potentiel cinégénique de celui qui, paradoxalement, enchaînait alors les castings sans succès et les apparitions fugaces dans des téléfilms érotiques. 


 
 
De ce film éminemment sympathique, nous retenons sa douce mélancolie, présente de la première à la dernière image, malgré toutes les péripéties parfois puériles que nous avons vécu entre temps. Âgé de 33 ans au moment du tournage, Kevin Reynolds semble clore sous nos yeux attendris le chapitre de sa propre jeunesse. La délicatesse de son regard parvient à toucher n'importe quel trentenaire un peu nostalgique (ou simple amateur de bons films) n'ayant pas un cœur de pierre. Temps fort parmi les temps forts, parenthèse aérienne au milieu de leur road trip frivole, la séquence du saut en parachute marque durablement les esprits. Calquée presque plan par plan de son court métrage Proof qui la fait connaître aux yeux les plus avertis d'Hollywood, cette séquence décoiffante et franchement réussie nous tient en haleine par son mélange de tons alliant un suspense qui fonctionne à plein tube à un humour parfois outrancier (le pilote lunaire) et un comique de situation efficace. Une séquence pleine d'idées, dont on sent qu'elle a longtemps mûrie dans l'esprit d'un cinéaste débutant, plein de fougue et désireux de montrer tout son talent. 


Fandango (Une Bringue d'enfer) de Kevin Reynolds avec Kevin Costner, Judd Nelson, Chuck Bush, Sam Robards et Suzy Amis (1985)

20 mars 2022

Mélodie pour un meurtre

Il a tout pour plaire, ce film ! Attention, je n'en fais pas un titre un peu trop oublié du cinéma américain des années 80 que je vous inciterais à redécouvrir absolument, et encore moins un chef-d’œuvre méconnu du genre policier. Non, loin de là ! Mélodie pour un meurtre n'est pas un grand film, c'est clair et net, il constitue toutefois la garantie assurée d'un très bon moment à passer, d'autant plus quand on est friand des performances habitées du grand Al Pacino, ici très en forme. A l'époque, ce film, qui a pour titre original Sea of Love en référence à la chanson de Phil Phillips que le mystérieux serial killer lance systématiquement avant de passer à l'acte, marquait le retour de la star sur grand écran après une parenthèse de quatre ans passée loin des plateaux consécutive à l'échec cuisant de Revolution, une ambitieuse fresque historique portée par l'acteur vedette et réalisée par Hugh Hudson qui s'était plantée dans les grandes largeurs (ce film-là, tout le monde semble l'avoir bel et bien oublié, et je ne m'y suis pas encore risqué, ma curiosité ayant tout de même des limites...). Mais revenons à nos moutons et à cet océan d'amour mis en boîte par l'artisan Harold Becker, semble-t-il vendu par l'affiche française et la promo de l'époque comme un simili thriller érotique, histoire de surfer sur le succès tonitruant de Liaison fatale, sorti à peine deux années auparavant...


 
 
On tient là un polar particulièrement bien mené, porté par une tripotée d'acteurs excellents que l'on est très heureux de retrouver et qui forment à eux tous un fort bel ensemble, cohérent et harmonieux : de John Goodman, beau comme un cœur, à Richard Jenkins, que l'on se plaît à reconnaitre malgré une chevelure plus abondante, en passant par un étonnant Michael Rooker et par l'apparition furtive de Samuel L. Jackson, dans le rôle du "black guy" comme le précise verbatim le générique final. A la tête de ce beau petit monde, il y a bien sûr l'inévitable Pacino, dont l'interprétation solide, impliquée, qui ne tombe pas (encore) dans les excès, donne une dimension intéressante au film puisqu'il lui permet d'être un peu plus qu'un simple thriller efficace et bien ficelé : il en fait le portrait assez touchant d'un homme au seuil de l’abîme. Un flic un peu à la dérive, pas encore remis de son divorce, à deux pas de sombrer dans l'alcoolisme, qui se met dans une situation compliquée en tombant sous le charme de la principale suspecte d'une série de meurtres dont les victimes sont des hommes rencontrés via des petites annonces postées dans le journal. 


 
 
Nous n'avons aucun mal à nous intéresser à l'enquête menée par ce type-là, à comprendre pourquoi il s'éprend si passionnément pour cette femme difficile à cerner, campée avec une jolie nuance par Ellen Barkin, et l'on passerait même volontiers plus de temps en la compagnie de ce chouette duo qu'il forme avec son collègue incarné par John Goodman (ça donnerait un buddy movie du tonnerre, le film en a d'ailleurs déjà les airs charmeurs par moments). Il y a quelques moments signature d'Al Pacino, quelques trucs bien à lui qu'on se repasserait en boucle avec plaisir, à montrer dans toutes les écoles. L'acteur est en pleine possession de ses moyens et il donne un parfum d'authenticité indéniable aux dialogues ciselés écrits par Richard Price (on n'oublie pas son "This city... what it does to people" qu'il prononce avec une pointe d'amertume et un regard de chien battu pour commenter ses propres actes malheureux lors d'une des meilleures scènes). Car si Sea of Love parvient à captiver ainsi, c'est aussi parce qu'il est doté d'un scénario aux petits oignons qui cache bien son jeu et nous révèle ses cartes à un rythme parfaitement calculé. Et l'on doit donc ce scénar costaud à Richard Price, fameux romancier et scénariste new-yorkais dont on reconnaît aisément la patte si celle-ci nous est déjà familière (il est l'auteur de quelques chouettes bouquins qui schlinguent le bitume et la sueur comme Frères de sang, mais aussi The Wanderers, dont on apprécie beaucoup l'adaptation ciné signée Phil Kaufman, il a également participé activement à la série The Wire et nous lui devons entre autres le scénario de Mad Dog and Glory). Richard Price et Al Pacino sont à l'évidence les deux hommes forts de ce film sympatoche, à la mise en scène appliquée mais sans grande personnalité, que je recommanderai vivement aux amateurs.


Mélodie pour un meurtre (Sea of Love) de Harold Becker avec Al Pacino, Ellen Barkin, John Goodman et Richard Jenkins (1989)

13 mars 2022

Son

Je me suis laissé tenter par l'un de ces petits films d'horreur indé sortis l'an passé et remarqués des amateurs (il n'y en a pas eu tant que ça, il me semble, alors autant essayer). On le doit à un réalisateur irlandais spécialisé dans le genre, Ivan Kavanagh, lointain cousin d'Anthony, dont il s'agit déjà du sixième long métrage. J'y ai longtemps cru, m'imaginant même avoir déniché un cinéaste dont j'allais me faire un malin plaisir de découvrir en vitesse le reste de la filmographie, composée de westerns et de films d'horreur. Hélas, après un début en fanfare, le tristement intitulé Son ne tient pas ses promesses et glisse vers la petite série B, somme toute correcte, certes, mais anecdotique et rapidement oubliable. La faute à un scénario fumeux, dont on déduit aisément tous les ressorts trop usés et se délite progressivement sous nos yeux... Il y est a priori question d'une secte qu'une jeune femme enceinte fuit en catastrophe. Lors de l'excellente scène d'ouverture, nous la voyons prendre la route sous une pluie battante, suivie de près par des individus menaçants qu'elle finit par semer avant d'accoucher, seule dans sa voiture, en ayant l'air de redouter le fruit de ses entrailles... Le générique est à peine terminé que l'on y est, scotché ! Puis le film continue sur cette bonne lancée et l'on est amené à s'interroger sur la nature exacte de cet enfant que nous retrouvons, quelques années plus tard, vivant seul aux côtés de sa maman. Nous pouvons l'imaginer victime de possession démoniaque ou vampire en devenir, il occasionne en tout cas une bonne paire de scènes réussies où, par des moyens très simples et une bonne gestion du suspense, la trouille nous saisit brutalement. Sérieusement, cela faisait un bail que je n'avais pas ressenti une telle volonté de secouer le spectateur et un tel savoir-faire pour y parvenir.


 
 
Les choses se gâtent quand le duo mère-fils prend la route et s'engage dans une équipée sanglante bien plus convenue et prévisible. On essaie alors de nous faire douter de la santé mentale du personnage principal, cette maman aimante incarnée avec une conviction évidente par Andi Matichak, actrice que l'on avait croisée avec moins de bonheur dans les Halloween de David Gordon Green. Dans cette laborieuse deuxième partie, le récit se corse au détriment de strictement tout le reste et le désintérêt guette... En parallèle des aventures de notre petite famille monoparentale à l'appétit féroce, nous suivons l'avancée de l'enquête d'un flic énigmatique (Emile Hirsch) dont on doute immédiatement des véritables intentions. La conclusion, en deux temps, est à l'image du film, tantôt réussie tantôt ratée, elle a pour effet de nous conforter dans notre opinion. D'abord, la peur repointe timidement le bout de son nez tandis que nous sommes suspendus à une apparition cruciale où le cinéaste fait durer le plaisir. Puis, dans les ultimes minutes, qui se déroulent dans le décor le plus triste du monde, à savoir le coin d'une chambre d'hôpital anonyme, Kavanagh nous sert ce que l'on ne peut même pas appeler un twist tant c'était couru d'avance. Reste le choix, toujours appréciable, d'aller à l'opposé du happy end, qui contribue, passée la déception légitime de ne pas avoir eu davantage, à faire de Son un film d'horreur au-dessus de la moyenne (que je place donc bien bas). Et c'est franchement dommage qu'il ne soit que ça car Ivan Kavanagh a des intentions louables, un respect évident pour le genre et, surtout, un vrai talent de metteur en scène. Ces qualités pourraient le porter à réaliser de bien meilleures choses. En tout cas, je lui laisserai volontiers une nouvelle chance, dans l'agréable souvenir que m'auront laissé les premières minutes, d'une redoutable efficacité, de ce film-là.
 
 
Son d'Ivan Kavanagh avec Andi Matichak et Emile Hirsch (2021) 

8 mars 2022

Red Rocket

L'Amérique, à la veille de l'élection de Donald Trump, vue par le trou du moins ragoûtant des donuts. C'est ce que nous propose le dernier film de Sean Baker, Red Rocket, nouvelle exploration de la white trash à travers le portrait de Mikey Saber, ancienne gloire autoproclamée du porno qui retourne dans son Texas natal pour se refaire la cerise. A la rue, sans le moindre dollar en poche, mais doté d'un bagout à toute épreuve, Mikey persuade son ex de lui laisser une place sous ce si modeste toit qu'elle partage avec sa vieille maman mal en point. Mikey finira sur le canapé miteux, face à la télé constamment branchée, pour une cohabitation forcée et forcément tendue, puisque tout ce beau monde ne s'était pas quitté dans les meilleurs termes. Infoutu de trouver un boulot normal en raison de ce passé dont il se vante volontiers, Mikey convainc la dealeuse du coin de lui laisser vendre de l'herbe, ce pour quoi il s'avère plutôt doué, fort de son ancienne expérience. Puis, au gré de ses pérégrinations, à bicyclette ou en voiture, aux côtés de son voisin lunaire qui lui sert de chauffeur, il tombera sous le charme de la très jeune vendeuse du Donut Hole, une jolie petite rousse surnommée Strawberry pour laquelle il nourrit de drôles de projets... 


 

 
A l'image de son personnage principal, incarné avec une énergie incroyable et un abattage désarmant par Simon Rex, le film de Sean Baker cultive une audacieuse ambiguïté, provoque des sentiments contradictoires et nous place presque dans une position délicate. C'est qu'il n'y a vraiment aucune raison d'aimer ce type-là, qui nous amuse autant qu'il nous exaspère et que l'on a malgré tout envie, jusqu'au bout du bout, de voir rebondir, progresser, faire quelque chose de bien, enfin !, tout simplement. Hypocrite, lâche, vénal, menteur, manipulateur, égocentrique, narcissique... ses plus grandes qualités sont surtout les défauts qu'il n'a pas. Il n'est jamais violent ni colérique et c'est une bonne chose étant donné les situations périlleuses dans lesquelles il se fourre et l'agacement qu'il diffuse en quasi continu autour de lui, très propice aux coups de sang et aux règlements de comptes musclés. Quand les choses tournent définitivement au vinaigre, Mikey s'étale, se dérobe ou s'en va trouver refuge ailleurs, et au film de s'achever comme il commence, nous laissant à la fois apitoyé, désespéré et amusé, après être passé par un assez large panel de sentiments. 



 
 
Car on ne peut malgré tout s'empêcher d'emboiter le pas de ce personnage trou noir. Sean Baker ne nous donne de toute façon guère le choix et laisse se déployer le vilain pouvoir séducteur de son pathétique héros, beau parleur et roublard. On colle à ses basques quasi non-stop et on épouse parfois son regard, notamment celui qu'il porte sur cette redhead mutine à peine majeure qui l'émoustille tant, jouée par une troublante Suzanna Son. La dernière réplique adressée à Mikey est particulièrement cinglante et lourde de sens. Sean Baker en accentue l'impact par une série de plans de plus en plus rapprochés sur la visage excédé puis la bouche rageuse de celle qui la prononce, son ex. Mikey est donc un "homeless suitcase pimp", un maquereau de luxe qui espère retrouver fortune en dénichant la nouvelle star du porno. Le porno, dont on a ici une sorte d'aperçu en biais, ce monde peu reluisant qui semble si bien cristalliser tout ce qui ne tourne pas rond ici bas. Un monde qu'avait d'ailleurs déjà abordé, lors de son premier long métrage, Starlet, ce cinéaste décidément intéressé par les travailleurs du sexe (The Florida Project et Tangerine sont aussi concernés), et où avait bel et bien commencé la carrière de son acteur, Simon Rex.



 
 
C'est donc dans un drôle d'état que l'on sort de ces deux heures passées dans l'envers américain, et plus exactement en périphérie de Texas City, vaste terrain des paroxysmes et des paradoxes que Sean Baker filme admirablement, parvenant à en capturer toute la beauté absurde, décadente et contrastée. Ces paysages bigarrés exhalent les parfums discordants d'une Amérique désenchantée. On y croise les enseignes aux lettres manquantes de fast food craignos où des ouvriers se retrouvent pour leur pause. Des maisons de poupées rose-bonbon toutes étriquées sont plantées là, au large de vastes demeures et manoirs à la richesse ostentatoire – territoire que nous parcourons à peine, quand Mikey Saber ment à sa jeune proie sur son origine. Les devantures défraichies aux couleurs délavées de stations services et de magasins craignos côtoient d'immenses centres commerciaux inhumains aux parkings sans fin. La zone est barré de routes larges et droites que l'on traverse à toute vitesse, au point qu'une catastrophe ne semble jamais loin – belle idée, d'ailleurs, que ce terrible carambolage bêtement provoqué par Mikey et son docile chauffeur. Et, en toile de fond, omniprésentes en raison de ces fumées anthracites que leurs hautes cheminées rejettent en permanence, il y a ces usines pétrochimiques immondes dont les formes rondes ou saillantes découpent l'horizon. Un décor insolite dans lesquels les personnages évoluent naturellement, sans même le remarquer parce qu'ils en font partie. 




 
J'ai quitté Texas City avec comme une grande envie d'air frais, mais aussi de culture, de raffinement, d'intelligence, de civilisation... Car ce film-là est peuplé d'idiots, de guignols, d'incapables et Mikey Saber en est juste le pire bouffon. Qui peut-on sauver là-dedans ? Personne... Peut-être seulement des personnages extrêmement secondaires, ne participant jamais à l'action, s'en tenant soigneusement à l'écart, comme la gérante du Donut Hole, qui a l'air d'y voir clair dans le petit jeu qui se joue à la caisse, ou, en allant chercher encore plus loin, le chien de Lexi, cette espèce de gentil pittbull rose et beige, tout mollasson, qui passe ses journées allongé au soleil, relevant parfois la tête pour assister, en spectateur, aux scènes stupides qui se déroulent autour de lui, et dont les poses lascives évoquent, de façon fortuite, les pensées déviantes du héros ("red rocket" est d'ailleurs une métaphore qu'emploient les américains pour désigner les pénis en érection des chiens). Devant ce bestiaire de rigolos, rejets d'une Amérique en déliquescence, on pourrait presque penser à l'adorable Beach Bum d'Harmony Korine. Mais le film de Sean Baker n'est guère animé de la même douceur et, s'il regarde ses personnages sans jugement, son humour est bien plus intermittent et pathétique. Il nous laisse à la fois épaté, hébété et dépité, malgré les rêves, toujours vivaces, de l'infatigable et irrécupérable Mikey, ce type franchement peu aimable et bien de son temps, dont on se souviendra. 


Red Rocket de Sean Baker avec Simon Rex, Suzanna Son, Bree Elrod et Brenda Deiss (2022)

4 mars 2022

Mad Dog and Glory

Je n'avais jamais vu ce film. Je ne savais même pas de quoi il s'agissait. Le titre me parlait bien sûr, on l'entend une fois et on ne l'oublie plus jamais. Mais je l'associais à un obscur film de guerre, ce qui n'avait aucun sens puisque le film de guerre est mon genre cinématographique préféré de très loin, et que je connais absolument tous ses représentants sur le bout des doigts ; je me suis même fait une sorte de playlist, sur un disque dur externe de 10 téraoctets, d'un bon millier de films de guerres en 1080p qui tournent en boucle sur mon home cinema en mode shuffle, emplissant ma maisonnée et mon quartier de bruits incessants de pétarades, de mitraillages, de fusillades, de hurlements de douleur atroces et de bombardements lourds en 5.1 qui ravissent mes voisins, surtout par les temps qui courent, dont certains sont désormais capables de reconnaître le calibre précis d'un flingue qui crache ou le type exact des obus qui pètent dans mon salon H24. Autre bizarrerie, ne jamais avoir aperçu l'affiche du film, pourtant certainement placardée dans tous les vidéo-clubs du temps de ma prime jeunesse, et par conséquent avoir ignoré tout ce temps l'identité des deux acteurs principaux de Mad Dog and Glory, Bob De Niro et Bill Murray, à savoir mes deux acteurs préférés de tous les temps, dont j'ai vu absolument tous les films, sauf Mad Dog and Glory. C'est réparé.


Mêmes effets spéciaux que pour les hobbits dans Le Seigneur des anneaux pour rapetisser De Niro.

J'ai donc vu Mad Dog and Glory, qui n'est pas un film de guerre, plutôt une sorte de comédie policière ma foi pas désagréable du tout, voire fort sympathique, qui joue la carte du contre-emploi. Contre-emploi pour De Niro, qui incarne ici Wayne Dobie, un flic-photographe, plus photographe que flic, chargé de faire des clichés de toutes les scènes de crime de la ville, bonhomme affable mais timoré et peu téméraire, portant l'ironique sobriquet de Mad Dog, qui rêverait de ressembler à son partenaire, interprété par David Caruso, un vrai bonhomme qui ne chie pas dans son froc devant un gros débile baraqué, un molosse prêt à refermer ses crocs sur ses jarrets ou deux canons de flingues Magnum vissés dans ses narines (les deux dernières situations évoquées n'adviennent pas dans le film, et je le regrette). 
 
 
Petit rôle pour Mike Starr, dans le personnage pour le coup très habituel pour lui de l'homme de main d'un mafieux, qui partage le comptoir avec De Niro le temps d'un déca, avant d'en partager un, mémorable, avec Jim Carrey dans Dumb and Dumber, un an plus tard.
 
Autre contrepied dans le petit filet, le rôle de Frank Milo attribué à Bill Murray, à la fois à contre-emploi, puisque l'homme qui se rêvait moine bouddhiste joue ici un ponte de la mafia, mais aussi à emploi, puisque Frank Milo, chef de gang criminel, mène une carrière parallèle de mauvais stand-uper dans ses propres cabarets. Or, Bill Murray étant un fameux humoriste, et non le piètre comique qu'il incarne (c'est le personnage de De Niro qui lui souffle ses "meilleures" vannes), cette partie à emploi de son rôle est finalement aussi à contre-emploi, c'est donc un double contre-emploi. Toujours est-il qu'au début du film De Niro se retrouve impliqué dans un braquage sans l'avoir vu venir et sauve, un peu malgré lui, la vie de Bill Murray, le gros mafioso, qui dès lors se sent redevable et veut devenir son ami. C'est l'aspect le plus touchant du film, cette terrible envie des personnages d'aimer et leur profonde misère affective, besoin d'aimer une femme pour De Niro, un pote pour Bill Murray. Au point d'envoyer à son ange-gardien une serveuse de son troquet, plus vraisemblablement une entraîneuse, la jeune et fringante Glory, interprétée par une Uma Thurman alors moins à contre-emploi, malheureusement.
 
 
Ces deux-là se sont retrouvés il y a deux ans dans The War with Grandpa que je n'ai pas vu. C'est tout ce que j'ai à dire à propos de ça.

Le "cadeau" de Frank Milo met Mad Dog dans l'embarras, qui, flic de son état, se retrouve avec une prostituée chez lui, envoyée par un truand de la ville, auquel il est donc redevable, et dont il tombe amoureux (de Glory, pas de Milo). Outre deux longues scènes de baston (l'une opposant Mike Starr à David Caruso, l'autre De Niro à Murray), qui pourraient toutes deux plus ou moins se loger dans la catégorie des bonnes scènes de baston amicale hardcore si cette catégorie existait quelque part, catégorie dont la scène-reine serait à trouver dans le They Live de John Carpenter, très loin au-dessus de celles de Mad Dog and Glory, l'une des meilleures séquences du film est celle où Mad Dog, après une première nuit d'amour avec Glory, se rend sur une scène de crime sordide dans un restaurant et photographie toute la boucherie, la barbaque étalée au sol encore fraîche, en chantant Just a Gigolo de Louis Prima et en dansant tout sourire, complètement refait. Mais une autre scène a retenu mon attention. Il s'agit de ce bref moment, vers le milieu du film, où De Niro s'arrête en pleine rue et montre à sa douce un carrefour où il prétend avoir vu, là, un matin, halluciné, une biche, égarée en plein centre-ville, au milieu de la chaussée, et le montage de nous opposer sa vision (si mes souvenirs sont bons)...


?

Je ne peux pas croire que cette scène soit simplement gratuite, posée là sans raison. Or j'ai pu lire, après des recherches à la Bibliothèque Nationale de France, que cette séquence est une séquence intertextuelle. Après d'autres recherches pour comprendre ce mot, j'ai compris que la scène mystérieuse faisait référence, allusion, clin d'oeil, à un autre film... Mais lequel ? Je ne trouve pas. Alors que j'ai vu et revu toute la filmographie des deux acteurs principaux de ce maudit film. Comment est-ce possible ? Je deviens malade. Que m'as-tu fait John McNaughton ? (Cf. le réalisateur du film, dont tous les autres métrages ont dans leur titre soit le mot "sexe" soit le mot "crime", qu'il a réussi à combiner dans le titre Sexcrimes, film fétiche de mon frère aîné dans les années 90, pour les formes de Denise Richards, aux côtés de l'intégrale de Buffy contre les vampires, pour celles de Sarah Michelle Gellar, et de Snake Eyes, pour celles de Gary Sinise). De Niro et une biche... Une biche et De Niro... Je m'avoue vaincu. J'ai pensé, dois-je le dire, au risque de passer pour un idiot, j'ai pensé à Bambi. Mais je ne suis pas certain que De Niro ait doublé la biche dans la version originale du film, n'ayant jamais vu que la VF, où la voix du petit cervidé éponyme était assurée par le regretté Jacques Frantz, le doubleur éternel de De Niro justement, de Mel Gibson, John Goodman, Dolph Lundgren, Nick Nolte ou encore Ron Perlman, et qui nous a quittés l'an dernier, l'homme aux mille voix, l'homme à la voix unique, l'homme à la voix reconnaissable entre toutes, l'homme à la voix. RIP Jacques Frantz.

 

Mad Dog and Glory de John McNaughton avec Bill Murray, Robert De Niro, Uma Thurman, Mike Starr et David Caruso (1993)