31 décembre 2011

Happy New Year

Je sais pas vous mais nous quand on croise cette affiche on a la rage. Regardez-moi cette ribambelle de salops. Cinq par ligne, quatre par colonne, 4X5=20. On sent bien qu'ils ont voulu faire un film choral de chez choral mais qu'au moment de caser toutes les ganaches sur l'affiche y'a eu bug et plantage. Vingt tronches de merde, baston de sourires de fou, stonzba de chirurgiens dentistes pour obtenir ce portfolio de malheur. Même Bob De Niro a l'air heureux là-dessus. Y'en a qu'un qui tire la tronche, pour le repérer, disons que Jessica Biel est en A3, à partir de là, celui qui fait la gueule est en C3, pour faire plus simple c'est Hilary Swank vêtue d'un bonnet. "Par le réalisateur de Valentine's day", nous dit-on sur l'affiche. Un autre feel good movie d'un seul soir, avec des stars à la pelle pour se disputer un bout d'affiche. Et comme à chaque fois dans ces films, pour encore plus remplir le poster et faire rêver le peuple, de sombres inconnus se taillent le bout de gras au milieu des vedettes en perdition venues toucher leur paycheck : ici De Niro côtoie le cuistot Hector Elzondo, le nageur Til Schweiger fait de l’œil à Halle Berry, l'acteur porno Chris "Ludacris" Bridges joue des épaules avec Michelle Pfeiffer et enfin le chauffeur de bus Bon Jon Jovi essaie d'enfourner sa bûche dans Sarah Jessica Parker. 
 
Si vous arrivez à reconnaître et à mettre un nom sur plus de 6 personnes sur 18, vous êtes au fond du trou. C'est notre cas, même si on fait choux blanc pour la ligne du bas...
 
Cette affiche peut permettre de jouer au morpion pour le Nouvel An, elle peut aussi servir de support pour des parties de fléchettes endiablées. En ce qui nous concerne on a essayé mais toutes nos fléchettes sont mystérieusement aimantées par le clochard à bonnet qui chiale au milieu de la grille de ce morbac affreux, le type au-dessus de la brune avec une frange de malade. Vous noterez que dans les coins en bas à gauche et en bas à droite, deux images publisher comblent des vides, avec d'un côté un couple sur le point de se désintégrer et de l'autre deux coupes de champomy : si le film a été fait aussi vite que ce poster, ça doit être une sacrée tuerie. Garry Marshall, qui a réalisé ce merdier, est spécialisé dans la confection de films de fêtes jetables. Ses films de chevet sont Joyeuses pâques de Georges Lautner et Halloween de Carpenter. Ce film semble vouloir nous faire oublier que c'est la crise avec son affiche dorée à l'or fin et son défilé de smileys en forme de boîte de chocolats qui vous hurle d'être de bonne humeur et de croquer dans la vie à pleines dents même si vous n'avez pas un rond pour vous payer un ferrero rocher. C'est raté. 
 
 
Happy New Year de Garry Marshall avec des dizaines de fausses stars (2011)

29 décembre 2011

Tomboy

Le deuxième film de Céline Sciamma, après le mitigé Naissance des pieuvres, raconte l'histoire de Laure, une petite fille de 10 ans, garçon manqué, qui arrive un été avec sa famille (son père, sa mère enceinte et sa petite sœur de six ans), dans une nouvelle ville. Quand elle croise une jeune voisine qui la prend pour un garçon, Laure ne dément pas, se présente en tant que Mickaël et va vivre l'été en vrai petit garçon au milieu de la bande du quartier, en oubliant trop vite que la rentrée approche. Arrêtons-nous là pour l'histoire et disons tout de suite que Tomboy est un bon film, très juste, très intéressant, qui pose avec tact et intelligence beaucoup de questions sur la sexualité, l'identité, la parentalité, et qui représente très subtilement ce que c'est pour un enfant que d'être. La petite fille du film est un garçon, c'est aussi simple que ça et le film nous pose face à cette évidence avec une apparente simplicité qui révèle en creux la délicatesse du regard porté par la cinéaste sur son sujet.



Cette évidence règne dès l'ouverture du film, où tout est mis en place pour que le spectateur croie effectivement observer un garçon, et ce durant près d'un quart d'heure, jusqu'à la scène du bain, quand sa mère appelle l'enfant Laure et que l'on voit son corps nu. Mon premier réflexe fut alors de regretter d'avoir eu vent de l'histoire avant de découvrir le film, pensant que l'effet eût été plus grand en découvrant complètement la véritable identité sexuelle du personnage au bout de treize minutes et en recevant donc exactement le même choc que les enfants qui l'entourent et qui sont absolument certains que c'est un garçon. Mais Céline Sciamma n'a pas voulu cela, d'abord parce qu'elle sait très bien qu'un film existe et ne peut se faire connaître que grâce à son histoire, or son film ne pouvait pas se faire passer, ne serait-ce que via la bande-annonce, pour le portrait d'un petit garçon qui joue au foot torse nu avec ses camarades, ensuite parce qu'en titrant son film Tomboy ("garçon manqué" en anglais...), elle s'assurait de mettre les choses au clair d'emblée pour mieux s'imposer une difficulté qui grandit son film. Car dès lors la cinéaste prend le parti de parvenir à nous faire oublier ce que l'on sait pendant un quart d'heure. Et, en effet, bien que l'on sache pertinemment de quoi il retourne, durant quinze minutes nous regardons évoluer un petit garçon. C'est un tour de force du film qui fait cohabiter en nous deux certitudes : celle d'observer une petite fille et celle d'observer un petit garçon tout à la fois, deux vérités contradictoires et pourtant concomitantes que la cinéaste fait éprouver au spectateur avec brio, donnant l'une des plus belles représentations des prémisses de l'homosexualité en rendant toute son évidence à un phénomène faussement complexe rendu complexe par la société et auquel le film restitue sa brutale simplicité.


A côté de ces grandes qualités, qui font de Tomboy un film assez remarquable, on peut regretter de menus défauts, dont un symbolisme non pas lourdaud mais omniprésent, qui peut facilement lasser. On peut voir en effet un symbole dans à peu près chaque scène (dès la première séquence, où la fille/garçon conduit la voiture avec son papa), dans chaque dialogue (la fille/garçon qui demande à avoir "la fille" en jouant aux jeu des 7 familles avec son père... qui lui propose ensuite une bière et dit qu'il a hâte qu'il/elle puisse jouer au poker avec lui), dans chaque geste (la fille/garçon qui range son faux pénis en pâte à modeler dans la boîte qui contient ses dents de lait, symbole un peu grossier de son passage à l'âge adulte), etc. J'ai personnellement quelques difficultés avec ce symbolisme permanent qui surligne à chaque instant le sujet principal du film, déjà clairement lisible sans ça. Le surlignage intensif est peut-être un défaut de Sciamma, qui a tendance à appuyer ses idées, comme quand à plusieurs reprises elle filme l'enfant isolé derrière une porte où se joue la discussion feutrée des parents, idée plutôt bienvenue mais qui, reprise trois ou quatre fois, devient un système presque lassant. Le symbolisme en soi peut être génial et tout à fait appréciable (je pense à la chute de l'enfant qui tombe de l'arbre à la fin du Gamin au vélo, pour prendre un film assez proche de celui-ci, ou au petit oiseau libéré de sa cage, entre autres motifs lourds de sens, dans Lady Chatterley, le film sublime de Pascale Ferran, qui est remerciée dans le générique de fin de Tomboy), mais, parce que le symbolisme s'adresse à notre intellect, à notre besoin de comprendre, d'interpréter par analogies et de voir du sens partout, il faut que la mise en scène, l'esthétique, véhicule par ailleurs et en parallèle beaucoup de fulgurances, d'émotions, d'images sensibles brutalement touchantes, en contre-poids au symbolisme explicatif, pour toucher le spectateur au-delà de la simple connivence intellectuelle.



Je n'ai pas été meurtri à la fin quand la jeune voisine baisse le short de Laure devant tous ses camarades, même si j'ai pensé que c'était un geste cruel et que la petite héroïne aurait bien du mal à s'en remettre. Et quand on voit la robe abandonnée suspendue dans un arbre, je ne suis pas profondément touché par l'image, je me demande juste ce qu'elle veut dire. On pourrait répondre à cela que le film repose justement sur un équilibre précaire et qu'en évitant tout sensationnalisme pour préserver la simplicité de son regard, il s'interdit ces fulgurances qui ne lui correspondent pas, ce qui expliquerait justement l'échec relatif de la scène de la robe suspendue dans l'arbre, qui ne fonctionne pas complètement précisément parce qu'elle est en décalage par rapport au régime narratif mis en place jusque là. Mais il n'en reste pas moins que le film ne touche pas autant qu'il pourrait le faire et qu'en dehors de la prouesse réalisée dans le premier quart d'heure il manque en partie sa cible en s'adressant plus à notre pensée qu'à nos émotions ou notre sensibilité. C'est son principal défaut à mes yeux.



C'est peut-être tout ce qui manque au film en fin de compte, parce qu'à côté de ça Tomboy est extrêmement bien fait, assez passionnant par son sujet, et il évite beaucoup de lieux communs, beaucoup de revirements attendus, beaucoup de facilités, il parvient même à négocier avec ce trop-plein de symbolisme qui l'afflige parfois, sans doute grâce à son économie de moyens et à sa grande finesse. Il affiche bien d'autres qualités encore : on a peur souvent pour Laure sans que le film ne joue médiocrement de cette crainte ; la représentation de l'enfance est très réussie, qu'il s'agisse de filmer l'intimité de Laure, seule et silencieuse devant sa glace, ou les discussions bavardes, les jeux rituels et les gestes d'apparat du groupe d'enfants ; les personnages sont vrais, de la complicité de la petite sœur très féminine, véritable caricature de princesse girly, qui comprend son aînée bien qu'étant aux antipodes, à la réaction violente de la mère qui ne sait pas comment réagir mieux (à noter des acteurs et actrices tous admirables) ; sans oublier le sujet très difficile, donc, approché avec finesse par la réalisatrice. Mais il manque un petit quelque chose à Tomboy, il y a un truc en moins qui fait de ce film une œuvre réussie mais incomplète, excellente en parties quoique plus faible dans l'ensemble, et ce manque vient sans doute de la mise en scène un rien démonstrative, bien sentie mais légèrement en-deçà de la promesse faite par le regard remarquable porté par la cinéaste sur son sujet et ses personnages. Ce n'est que le deuxième film de Céline Sciamma et il est déjà bien meilleur que son précédent (ou que le souvenir que j'en ai), on en retiendra donc les grandes qualités, dont le prodige de mystification cinématographique atteint par le premier quart d'heure, pour affirmer que ce film est extrêmement prometteur et que cette réalisatrice est à suivre de très très près.


Tomboy de Céline Sciamma avec Zoé Héran, Malonn Levana, Jeanne Disson et Mathieu Demy (2011)

27 décembre 2011

L'Irlandais

Je suis allé voir ce film avec espoir, tout naïf que je suis ! L'affiche, que j'avais croisée sur le net et où l'on pouvait voir différentes vignettes nous présentant Brendan Gleeson sous toutes ses facettes et qui faisait la promesse d'un buddy movie sympathique, avait suffit à me donner envie de laisser une belle chance à ce film. Il m'en faut peu, je suis une cible facile, et je me suis encore laissé prendre ! Je vous avoue même que j'envisageais de laisser à L'Irlandais une place de choix au sein de mon top 10 annuel, en me disant qu'il contribuerait à le rendre original et personnel. L'Irlandais tombait carrément à pic pour moi qui suis toujours en galère de films pour remplir mon top ! Hélas, j'ai très rapidement déchanté et, au bout du compte, ce film ne figurerait même pas dans un éventuel top 50 de l'année, alors que j'ai pas dû voir plus de 70 films estampillés 2011... S'agirait-il donc de l'un des 20 plus mauvais films de l'année ? Non, certainement pas, mais à l'évidence, une grande déception, un pet cinématographique (expression qu'on a déjà utilisée quelques fois sur le blog mais qui pour le coup colle à ravir à ce film), un pet cinématographique sans véritable intérêt et dont je ne me souviendrai plus aussitôt après avoir publié cet article !



On est en réalité en présence d'une sorte de comédie policière très peu folichonne et laborieuse, qui doit trouver un semblant de second souffle dès son premier quart d'heure avec l'arrivée du personnage incarné par Don Cheadle. L'acteur, d'ordinaire habitué aux films sérieux (Hôtel) et graves (Rwanda), incarne ici un agent du FBI envoyé dans un coin paumé de l'Irlande pour enquêter sur un trafic de drogue international. Il doit donc collaborer avec les policiers locaux, dont l'irlandais du titre, un flic aux méthodes peu orthodoxes campé par Brendan Gleeson, pour la première fois en tête d'affiche. Le duo formé par Brendan Gleeson et Don Cheadle est clairement le point fort de ce film, il fonctionne très bien et la confrontation de leurs deux personnages offre deux ou trois moments assez marrants qui sauvent le film de la médiocrité totale. Mais, assez curieusement, les scènes qui tirent partie de ce duo sympathique sont finalement très rares et on ne pourrait donc pas du tout qualifier L'Irlandais de "buddy movie". C'est dommage, car si le film s'était véritablement engagé dans cette voie, il aurait à coup sûr gagné en qualité et en drôlerie. Ce n'est donc pas dans le premier long métrage de John Michael McDonagh que les nostalgiques comme moi retrouverons ce doux parfum de certains films poilants des années 90. Au bout du compte, L'Irlandais est un film qui a le cul entre plusieurs chaises, jamais suffisamment drôle, jamais assez captivant, et surtout, parasité par une intrigue policière dont on se fout éperdument, comme la plupart des comédies ratées de ce genre. Les bad guys sont par exemple autant de personnages inintéressants au possible, avec ce mélange de cruauté, d'humour noir et absurde qu'on a déjà croisé mille fois ailleurs. Un coup d'épée dans l'eau, donc. Sur ce, je vous laisse, je vais fignoler mon top 2004 !


L'Irlandais de John Michael McDonagh avec Brendan Gleeson, Don Cheadle, Liam Cunningham et Dominique McElligott (2011)

23 décembre 2011

L'Homme de la rue

En cette veille de réveillon, j'aurais pu vous parler du film de Frank Capra généralement considéré comme le plus grand film de Noël, le superbe La Vie est belle, rediffusé chaque année le soir de Thanksgiving aux États-Unis et devant lequel chaque année un américain sur deux se tire une balle entre les deux yeux, écœuré par sa solitude devant tant d'amour, dégoûté surtout par le monde dans lequel on vit devant un tel chant d'humanisme aussi utopiste que convaincant. Mais je ne tiens pas à vous pousser au suicide. Alors j'ai décidé de vous parler d'un autre film de Capra, réalisé en 1941, soit cinq ans avant le grand chef-d’œuvre sus-cité, un film un peu moins mondialement célèbre mais génial : Meet John Doe. Le récit s'embraye dès l'ouverture du film quand Ann Mitchell (incarnée par la toujours grandiose Barbara Stanwyck), journaliste pour une revue papier, est mise à la porte par un nouveau patron sans pitié qui lui reproche de ne pas parvenir à galvaniser les lecteurs. Pour se venger et peut-être sauver sa tête, la journaliste invente une fausse lettre qu'elle prétend avoir reçue avant son départ, signée John Doe, l'équivalent américain de notre "Monsieur tout-le-monde", écrite par un homme de la rue anonyme qui déclame son mépris pour le monde tel qu'il va et qui affirme sa décision de se jeter du toit de la mairie le soir de Noël afin de rejeter avec violence et aux yeux de tous la société pourrie dans laquelle vit l'Amérique selon lui.




Comme prévu, la lettre plaît au nouveau patron du journal qui voit là l'occasion de faire du chiffre et, en effet, à peine l'édition publiée, les habitants de la petite ville viennent en masse à la mairie pour rencontrer et pour proposer leur secours à cet homme qui a synthétisé leur pensée, leur colère et leurs craintes. Ann Mitchell décide donc d'avouer à son patron que la lettre est un faux et elle calme vite la fureur de ce dernier en lui laissant imaginer le succès que cette histoire peut engendrer s'ils font de cette lettre une rubrique quotidienne jusqu'à Noël, à condition de trouver un candidat pour jouer le rôle du suicidaire indigné. C'est ainsi que s'organise un casting de clochards où le beau Gary Cooper, ancien joueur de baseball handicapé par une blessure au bras, l'emporte sans difficulté aux yeux de la journaliste plutôt charmée. S'ensuivra tout un jeu de dupes dont l'imposteur sera la clé de voûte de façon plus ou moins clairvoyante, et au fil duquel naîtra dans la population un engouement inespéré et massif pour la figure de John Doe et pour le message de paix et de solidarité qu'incarne l'insatisfait qui, dans ses dépêches quotidiennes rédigées par Ann Mitchell, prêche l'action à l'échelle locale de chaque individu pour la communauté dans un esprit d'entraide et de compréhension exacerbée.




Comme dans La Vie est belle et comme dans la plupart de ses films, Capra signe une grande comédie dramatique populaire américaine par laquelle il veut et parvient à nous faire rire et à nous émouvoir, par laquelle surtout il entend nous faire réagir et nous communiquer l'envie, qui sait, de devenir meilleurs. Le cinéaste parvient à ne jamais tomber dans la mièvrerie, dans les bons sentiments, à ne jamais basculer dans la niaise utopie. Ou disons plutôt que s'il y tombe parfois, il s'en sort toujours immédiatement et par la grande porte. Il s'en prévaut quand les personnages décrivent eux-mêmes leur entreprise collective de bonheur et de solidarité comme une resucée des préceptes chrétiens dégagés de leur cadre dogmatique initial, ou encore comme une forme de communisme détourné. Capra évite aussi le piège démagogique via des personnages non-manichéens, profondément humains jusque dans leurs faiblesses et contradictions, que ce soit le personnage de Barbara Stanwyck (sorte d'esquisse soft de la Faye Dunaway machiavélique au possible de Network), qui est prête à trahir le principe moral fondamental de sa vocation, le principe de vérité, pour ne pas perdre sa place et pour, si possible, empocher le pactole. Avant la fin du film, elle se laissera carrément corrompre par le charme d'une fourrure et d'un bijou... Quant à Gary Cooper, le fameux John Doe, il n'accepte le projet que pour gagner suffisamment d'argent en vue de se faire opérer et de regagner sa carrière sportive, il n'hésite pas à tout abandonner quand il se rend compte que son nouveau job tire un trait sur ses chances de renouer avec sa vie publique et accepte finalement de jouer le jeu pour les seuls beaux yeux, semble-t-il, de Barbara Stanwyck.




Qui plus est le film ne s'achève pas sur une consensuelle victoire du bien mais sur une simple note d'espoir, un message de résistance, par quoi il gagne en vraisemblance et recale définitivement les mauvais soupçons de bête utopisme que l'on portait sur lui jusqu'alors. Capra ne pouvait pas décemment finir sur un happy end franc et massif qui aurait complètement décrédibilisé son propos et fait de son film une mascarade, mais il ne pouvait pas davantage finir sur l'injustice insupportable de la gigantesque (au propre comme au figuré) scène du stade. Ayant compris que le grand patron de presse qui dirige toute l'affaire ne le fait pas de bon cœur mais pour utiliser l'image de John Doe à des fins électorales, ce dernier s'apprête à tout révéler au public lors d'un meeting immense dans un stade de base-ball, mais l'homme d'affaire sabote l'entreprise et se contente de révéler au peuple que leur idole est un imposteur. Aussitôt les gens, ceux-là même qui avaient fondé des "clubs John Doe" dans toute l'Amérique et qui étaient venus écouter leur nouveau guide, méprisent cet énième menteur sans scrupules et oublient le bienfondé de son message, abandonnant leur chaîne de solidarité sous le coup de la déception. Haï de tous, John Doe disparaît, mais il envisage d'aller se jeter du toit de la mairie le soir de Noël pour prouver qu'il existait vraiment. Il s'y retrouvera en compagnie des patrons de presse, des dirigeants du premier Club John Doe et d'Ann Mitchell pour un final assez idéal. La séquence du meeting au stade révolte et provoque une rage telle que si le film trouvait là sa conclusion, les gens auraient foutu le feu au pays en sortant des salles, d'autant plus révoltés que l'injustice commanditée contre John Doe par le grand magnat de la presse de mèche avec la police dénonce le peuple lui-même dans sa tendance à croire tout ce qu'on lui dit et à se laisser manipuler par les puissants. Si le film s'était arrêté là, le spectateur, attaqué à juste titre dans son manque de discernement, et le public entier, dans la salle de cinéma, renvoyé à lui-même et à son comportement collectif influençable par le miroir de la foule haineuse dans le stade, aurait réagi vivement non pas contre Capra ou contre le film mais contre lui-même et contre ses dirigeants, et si l'effet produit sur l'audience aurait certainement été plus fort avec une fin pareille, il aurait consisté en une réaction violente, alors qu'en concluant son récit par une situation à mi-chemin entre le happy end et le constat d'échec, avec en prime le rachat partiel du peuple et un appel à la lutte, Capra galvanise son spectateur en lui insufflant une saine volonté de justice, de partage et de cohésion, où la colère cède le pas à l'espoir.




Le film ne fait pas l'apologie de l'homme moyen américain, le bien-nommé John Doe, dont l’emblème n'est autre qu'un raté doublé d'un imposteur. Il ne prône pas les valeurs américaines attendues du self-made-man voguant vers sa réussite financière, au contraire, il s'emploie à démontrer la fragile possibilité d'un bonheur désintéressé fondé sur la sympathie et le collectif. Le fait qu'on passe le film à se dire : "Mais ça ne tiendra pas... c'est trop beau pour marcher. Tout va foutre le camp, l'argent va forcément repointer le bout de son nez et tout redeviendra aussi pourri qu'avant", prouve bien à quel point le cynisme et le pessimisme l'ont emporté dans un monde où la précarité règne, et sur une jeune génération qui ne sait plus espérer et n'ose plus croire à l'utopie, même par folie consentie. Ce film nous exhorte à croire à l'impossible, à croire à l'imposture pourvu qu'elle soit porteuse de sens et d'espérance. Une séquence symbolise cette idée, celle où John Doe et son ami clochard (interprété par un Walter Brennan bien plus maigre que pour son rôle de Stumpy dans Rio Bravo mais tout aussi espiègle) sont cloîtrés dans une arrière-salle du journal, loin du public hystérique, et jouent au base-ball sans balle. Un des types chargés de veiller sur eux est dans le match comme jamais, il compte les points avec des yeux ébahis, un peu comme quand on est gamin et qu'on croit plus dur au rêve qu'à la triste réalité. C'est pourquoi il faut revoir aujourd'hui L'Homme de la rue et entendre son message d'amour (il faut voir la séquence finale où Stanwyck rejoint John Doe sur le toit de la mairie et se repent avant de lui faire une déclaration d'amour si extraordinaire qu'elle en tombe dans les pommes), il est plus que jamais grand temps de réécouter son message de foi et de résistance, quitte à ce que le cynisme ambiant le réduise après-coup en miettes...


L'Homme de la rue de Frank Capra avec Gary Cooper, Barbara Stanwyck et Walter Brennan (1941)

21 décembre 2011

Fast & Furious 5

Avec Fast Five, Vin Diesel passe la cinquième ! Ok, elle est facile et tout le monde l'a déjà faite, c'est même la tag-line de l'affiche, mais il est vrai que pour ce cinquième volet de la série qui a fait de lui une méga star (sachant qu'il est absent du 2 et du 3), l'acteur/producteur a mis les petits plats dans les grands ! Et quand on imagine un colosse pareil manipuler de la vaisselle, dites-vous bien que ça fait des dégâts, ça déménage et ça valdingue dans tous les sens ! Dès la première scène, des bagnoles conduites par des abrutis prennent en chasse un train pour braquer d'autres bagnoles dernier cri qui se trouvent à l'intérieur. Résultat : un festival pyrotechnique qui vous nettoiera les tympans et qui fera sortir vos mirettes de leurs orbites pour mieux vous préparer aux deux heures qui suivent. Cette scène d'ouverture a en effet le mérite d'annoncer la couleur : si vous êtes venus pour voir des bolides faire des acrobaties improbables et des héros aux yeux rapprochés du nez survivre à l'impossible, alors vous en aurez pour votre argent ! Intellectuels, philosophes, matheux, Alain Finkielkraut et autres esprits trop cartésiens, passez votre chemin, Fast & Furious 5 est un divertissement débile totalement assumé et taillé sur mesures pour ceux qui n'en attendent strictement rien d'autre.



Fast & Furious 5 nous propose aussi un duel d'acteurs comme on en voit plus beaucoup dans les gros films d'actions hollywoodiens actuels. Après Mathieu Kassovitz dans le pénible Babylon AD et son sympathique making-off, Vin Diesel trouve enfin un adversaire à sa (dé)mesure en la personne de Dwayne Johnson aka "The Rock" (le caillou, 2m30 de haut, 2m30 de large, 120 kilos de viande rouge, de quoi faire un putain de méchoui) ! Leur confrontation fait des étincelles car on a véritablement face à nous deux freaks humains impressionnants comme seule l'Amérique peut en produire ; un duo de bêtes de foire simplement bonnes à affamer, à vêtir de guenilles et à lâcher dans la même cage, histoire de les voir s'affronter en comptant les points. Ce film, c'est un peu ça. A eux deux, Vin Diesel et Dwayne Johnson proposent un spectacle infiniment plus réjouissant que le tristounet The Expendables, la réunion d'anciens combattants mollement filmée par le vétéran Sly Stallone, où la barbaque avait beau être en plus grande quantité à l'écran, elle était dans un état de décomposition avancée et dégageait une légère odeur de putréfaction !



Vin Diesel et Dwayne Johnson apparaissent ici en pleine possessions de leurs moyens, au zénith de leur charme bestial ; ne sachant pas jouer la comédie, ils misent très naturellement tout sur la contraction de leurs muscles deltoïdes et la mise à jour de leurs intercostaux. Dwayne Johnson traverse le film en laissant de la testostérone dans son sillage tandis que Vin Diesel nous gratifie de quelques regards caméra plein d'androgènes et imprévus mais gardés au montage tant ils ont le pouvoir de laisser le spectateur plaqué au fond de son fauteuil, la peur au ventre, fasciné. Quand il s'exprime, Diesel prend son temps, captive complètement l'assemblée ou flingue une scène à lui seul. Pas d'entre-deux chez les champions ! Quand il apparaît, Dwayne Johnson attire invariablement l'attention sur la raie de son gros cul, aucun caleçon n'étant suffisamment large pour accueillir son anaconda et ne disposant pas à proprement parler de hanche. La raie de la star dépasse toujours clairement de ses pantalons taille basse car portés pour laisser le champ libre et mettre en valeur ses volumineux abdos. Inutile de dire qu'entouré par ces deux molosses, Paul Walker a bien piètre allure, malgré une tronche de beau gosse travaillée chaque matin des heures durant devant sa glace et de petits biscotos bien affutés, gagnés à la sueur de son front dans les salles de muscu. Côté actrice, l'habituelle Jordanna Brewster et les nouvelles venues Elsa Pataky et Gal Gadot assurent la décoration des scènes en intérieur. Au petit jeu du "qui d'entre nous sent le plus la teub", imposée par la production, Elsa Pataky gagne sur un score modeste, mais je ne fais là que vous transmettre le simple avis de mon propre "mini-moi", pas spécialement fier de lui sur ce coup-là...



Revenons à présent au film à proprement parler. Le scénariste derrière tout ça a eu la chic idée de faire de ce nouveau volet rapide et furieux un film de braquage "à l'ancienne", puisque notre gang accro aux grosses cylindrées doit réaliser un dernier gros coup avant de se ranger définitivement et mener une vie tranquille (chose impossible tant qu'on est pas milliardaire, si l'on en croit ce film et tout un tas d'autres venus d'Hollywood). Le film consiste donc en la réunion d'une équipe de choc capable de réaliser ce braquage, de sa préparation millimétrée à sa réalisation chaotique. Tout ça est un brin rendu compliqué par des agents du FBI menés par The Rock, bien décidé à épingler Vin Diesel avant son méfait, mais paralysé par le fait qu'ils se trouvent tous au Brésil, et plus précisément à Rio de Janeiro, où l'arrestation américaine est légalement impossible. Une critique qui a d'ailleurs été adressée à ce film, au milieu d'un accueil majoritairement très favorable, consistait d'ailleurs à lui reprocher de véhiculer une sale image de la ville sud-américaine, telle que vue par Hollywood, où règnent donc en maître corruption, drogue, insécurité, violence et inégalités. En effet, ce n'est pas dans Fast & Furious 5 que vous sera proposée une véritable analyse géopolitique crédible de la ville de Rio. Pour cela je vous conseille plutôt Le Dessous des cartes spécial Brésil. Ici, la géographie particulière de Rio de Janeiro permet au film de nous livrer quelques scènes dignes d'un jeu vidéo de plateforme. Le décor est un simple prétexte, un "monde", un "level" permettant aux personnages de sauter de toits en toits. Comme dit précédemment, tout ça a le mérite d'être pleinement assumé. On n'est pas dans l'infâme Die Hard 4, par exemple, où les scènes d'action improbables et le côté "jeu vidéo filmé" allaient totalement à l'encontre de l'esprit de la franchise.



Dans FF5 (à ne pas confondre avec la série Final Fantasy, les rôlistes seraient déçus !), certaines scènes d'action sont évidemment too much et on ne croit pas vraiment à la titanesque poursuite finale, où deux voitures sèment des flics, également bien véhiculés, alors qu'elles traînent derrière elles un énorme coffre blindé qui détruit tout sur son passage (et doit peser 120 tonnes). On n'y croit pas, mais on regarde quand même, avec de grands yeux, et l'envie de savoir jusqu'où ils oseront aller ! Tout le film m'a plongé dans cet état de curiosité absurde, ma foi pas désagréable. J'ai aussi pu constater que contrairement à bien des films d'action actuels, Fast & Furious 5 parvient assez bien à mêler image de synthèse et véritables cascades, on ne voit pas vraiment la différence. Malgré un léger ventre mou, chose difficilement évitable quand on lance le film sur un tel rythme, Fast & Furious 5 remplit aisément son cahier des charges et parvient plutôt bien à remplir sa mission durant 130 minutes. Une fois terminé, par contre, tout en reconnaissant avoir passé un assez bon moment, on se jure que l'on ne reverra plus de film de cette espèce de si tôt, comme rappelé à l'ordre par les derniers neurones valides qu'il nous reste. Enfin, je tiens à préciser que j'ai vu ce film avec mon père, qui est le président du fan-club français de Vin Diesel, ce fut donc un plaisir coupable et partagé.


Fast & Furious 5 de Justin Lin avec Vin Diesel, Paul Walker, Dwayne Johnson, Jordana Brewster et Tyrese Gibson (2011)

19 décembre 2011

La Dernière piste

Je n'avais pas spécialement aimé le premier film de Kelly Reichardt, Old Joy, à ne pas confondre avec Old Boy, qui racontait la promenade en forêt d'un couple d'homos, mais ne l'ayant pas non plus détesté je suis me lancé dans La Dernière piste ("Meek's Cutoff" en VO) les yeux fermés, sans rien connaître du film et avec le seul espoir de découvrir une belle œuvre. C'est chose faite avec ce western qui suit le parcours d'une caravane de pionniers américains perdus dans le désert de l'Oregon en 1845. La caméra de Kelly Reichardt accompagne en effet un convoi de trois familles et d'autant de charrettes mené par un guide nommé Stephen Meek (Bruce Greenwood), qui les égare rapidement dans les vastes étendues de la vieille Amérique. Meek est soit lui-même perdu malgré ses grands airs de fin limier, soit mesquin et volontiers menteur, en tout cas menacé dès le début du film de pendaison par les pionniers suspicieux. Ce vieux de la vieille avec sa coiffure, sa moustache et sa barbe hirsutes, n'inspire pas une confiance aveugle à ses payeurs, résolument perdus au bout d'un quart d'heure de film et à court d'eau, marchant sans fin sous un soleil de plomb.




Préférant ne pas condamner le seul homme susceptible de les tirer de là malgré son manque criant d'efficacité, les trois hommes de la compagnie prennent bientôt les décisions à sa place, Meek se résignant à leur obéir. La marche se poursuit ainsi longuement jusqu'à ce qu'un nouvel élément fasse son entrée dans la compagnie, un indien qui suivait le convoi et que Meek finit par capturer. Méfiant et raciste, le guide veut se débarrasser de l'indien avant qu'il ne les conduise dans un piège, mais les pionniers penchent plutôt pour utiliser l'étranger comme un nouveau guide contraint et forcé, qui saura certainement où trouver de l'eau. Face à de nouvelles difficultés, Meek aura à cœur d'éliminer son rival mais, au dernier moment, l'une des femmes de pionniers, Mrs Tetherow (Michelle Williams, dans son second grand rôle chez Kelly Reichardt), qui a préalablement tenté d'acheter l'amitié de l'indien non sans faire preuve d'une autre forme de racisme, prend sa défense l'arme au poing. Le film s'achève peu après cette prise de pouvoir tacite par Emily Tetherow, tandis que la troupe de plus en plus affaiblie, délestée d'un chariot détruit et amputée d'un de ses hommes agonisant, a trouvé un premier arbre symbole de la présence d'eau dans les environs, et ce en suivant l'indien qui, dans le dernier plan, s'étant acquitté de sa dette, s'éloigne seul vers l'horizon sous le regard interrogateur de celle qui l'a défendu jusqu'alors.




Contrairement à ce qu'on peut lire ici et là, ce film n'est pas un anti-western mais un vrai western, très contemplatif certes, et qui fait évidemment penser au Gerry de Gus Van Sant - qu'il cite quasiment au début du film avec un plan en travelling arrière qui précède la marche lente de deux femmes inscrites dans la perspective du cadre, la première devançant la seconde de quelques mètres - mais le film raconte somme toute la conquête de l'ouest, en offrant une vision quasi documentaire de la vie quotidienne et des difficultés des pionniers du nouveau monde (le film n'hésite pas à afficher un écran presque noir pour les scènes de nuit, ou à respecter la longue minute qu'il fallait à l'époque pour recharger un fusil, pour la première fois peut-être une cinéaste restitue à cette époque son temps propre, infiniment différent du nôtre), tout en allant vers une peinture poétique et assez classique des grands espaces américains via des images tout simplement magnifiques. Je pense notamment à ces tableaux aux couleurs fascinantes où Kelly Reichardt filme les femmes qui traversent une rivière tout en robes, au début du film, portant à bout de bras une cage d'oiseau, ou aux images d’Épinal qu'elle crée de toutes pièces et qui représentent tour à tour la lente marche absurde de ces dames en jupons et longues robes monochromes, progressant sans défaillir dans un désert de poussière parfaitement inhospitalier.




C'est comme si la réalisatrice reprenait à son compte et avec une vision moderne les grands westerns classiques tout en privilégiant l'élaboration de ces portraits de femmes belles, concrètes, puissantes et touchantes, qui ponctuaient certains westerns de la grande époque et y permettaient une porte de sortie dans un univers trop masculin. Kelly Reichardt fait de ces femmes fortes, qui prennent le relai face à l'impuissance masculine, le pilier de son film. On a parfois l'impression de retrouver avec joie les incarnations de femmes (il s'agit de la femme en tant qu'être absolu, d'autant plus forte que sensible et fragile, volontaire et inquiète, perdue et déterminée) telles que présentes chez John Ford, dans La Chevauchée fantastique par exemple. Le film renvoie d'ailleurs par d'autres aspects au chef-d’œuvre de Ford, notamment dans la séquence assez magistrale du canyon, un épisode tout en tension qui représente une étape, un cap, dans le trajet monotone du convoi comme dans le cours du film, et où le danger est double puisque l'indien guide et captif, qui observe avec un sourire les manœuvres de ses prisonniers pour faire descendre la pente à leurs chariots, juché sur la crête comme le vieux chef indien au visage émacié au début du film de Ford, n'a de cesse de regarder sur le côté comme attendant l'arrivée des siens pour un guet-apens. La caméra ne se tourne jamais vers ce que l'indien regarde, qui reste dans le hors-champ et n'en est que plus inquiétant. Le format 4/3 judicieusement choisi par Reichardt, là où on attendrait le 16/9 seyant si bien aux westerns, accentue ce sentiment de restriction du regard (l'un des pionniers dit au début du film que dans un tel endroit les choses qui sont très loin paraissent faussement proches, là encore Gerry n'est pas loin, et du reste Van Sant n'est jamais loin dans un film de Reichardt). Malgré l'immensité du paysage il n'y a pas d'issue, pas d'ouverture, pas de piste, et le format recentre le film sur la communauté, qui refuse toujours de se séparer et qui fait corps, tout en voyant son espace vital rétréci par les bords resserrés du cadre. C'est cette idée communautaire, ce sentiment de méfiance face à l'étranger et de repli sur soi et sur sa fortune, que cristallise l'un des derniers plans du film, le contrechamp au plan d'ensemble sur l'indien qui s'éloigne, un gros plan sur le visage de Mrs Tetherow inscrit dans la fenêtre formée par les branches de l'arbre symbole de survie.




Le double effet du format 1:33, qui fausse les données de l'espace et recale la menace au hors-champ pour la grandir, est condensé dans un fondu enchaîné complètement fascinant au début du film, un fondu à ce point réussi qu'on doute réellement d'avoir vu un, deux ou trois plans, et qui donne un instant à voir dans la même image la colonne de charrettes progressant vers la caméra et un cheval, au fond du plan, avançant de profil, dans les airs d'abord, puis au gré du fondu sur la crête d'une colline, tant et si bien que l'espace n'a, durant un instant, plus la moindre logique. A quoi s'ajoute l'impression, au cœur du déroulement du fondu, de voir un cheval qui suivrait la colonne, alors que c'est celui qui la guide… filmé dans un autre plan superposé au premier. D'où naît d'ores et déjà le motif de la boucle, spatiale et temporelle, dans laquelle s'enferrent les pionniers égarés, mais aussi, et chez le spectateur, la méfiance quant à un suiveur potentiel, une menace chevauchant aux trousses du convoi, et l'intuition mêlée que ce danger le précède peut-être aussi bien, puisque c'est la figure ambivalente du guide qui se dédouble, fait mirage et prend le convoi à rebours. Ou quand un seul plan (disons deux) met en forme à lui seul, dans sa plastique et son mouvement, toute l'idée du film.




"Chaos et destruction" sont les mots de Stephen Meek pour décrire respectivement les univers féminin et masculin, décomposition de l'espace et menace par conséquent invisible. Ce sont les deux grands thèmes du film, qui traite de la désorientation, de l'errance dans un espace improbable et périlleux, de la peur de l'autre quel qu'il soit, et qui se veut d'une grande force politique, parlant indirectement de notre époque, celle d'une civilisation jadis grandiose (Emily Tetherow dit à l'indien qui ne la comprend pas : "Si vous saviez ce que nous avons construit, les cités que nous avons bâties...") mais aujourd'hui revenue à ses prémisses, contrainte de retrouver ses fondations dans un espace à la fois immense et minuscule, dans un monde sans repères, sans ressources, où l'or ne fait pas le poids face à l'absence d'eau, guidée par des incapables ou par des inconnus dont les motivations sont inextricables. Le film montre le désarroi et la médiocrité de cette civilisation qui s'estime supérieure mais qui en est rendue aujourd'hui à avancer dans le vide, à courir après sa propre survie, sans autre choix que celui de suivre des guides impuissants en lesquels elle ne croit pas. La Dernière piste dit tout cela en étant un pur western moderne et féminin qui entre en dialogue avec l'histoire du cinéma, fait des choix audacieux et propose une esthétique aussi forte que riche et singulière. C'est assurément l'un des plus beaux films de l'année.


La Dernière piste de Kelly Reichardt avec Michelle Williams, Paul Dano, Bruce Greenwood, Will Patton et Rod Rondeaux (2011)

17 décembre 2011

Pater

Encore un film qui a défrayé la chronique cette année : Pater, qui aurait pu s'intituler Paterrible. Jeu de mots facile dont nous avons un peu honte quand on pense à la tronche que tirerait notre idole, Vincent Lindon, en le lisant. Lindon est notre idole et pourtant il nous faut prendre notre courage à deux mains pour causer de ce film ici après l'avoir découvert au cinéma à sa sortie, c'est-à-dire il y a plus de six mois, ce qui en dit long sur notre défaut d'enthousiasme au souvenir de ce film certes pas du tout désagréable mais sur lequel il y a finalement si peu à dire. L'idée était intéressante, à tel point d'ailleurs qu'elle a poussé pas mal de cinéphiles dans les salles obscures. Elle était suffisamment intéressante pour que les gens disent retrouver tout le plaisir du jeu cinématographique dans ce film. Le plaisir est double en effet, il y a celui d'être du côté de ceux qui font le film et celui de se laisser raconter une histoire dans le même temps, à la fois en coulisses et dans les gradins. Voir Cavalier et Lindon communiquer une joie de gamin à l'idée de se donner des rôles et de se filmer sans contrainte, pour leur unique bon plaisir, ça fonctionne parfois très bien, surtout il faut bien le dire grâce à Lindon, qui apparaît dans toute sa splendeur, captivant à lui seul l'attention, comme quand il nous raconte sa rencontre avec le propriétaire de son appartement qu'il présente comme un sacré connard avec une verve bien à lui qui nous conquiert sans difficulté.



C'est cette verve qui a rendu la promo du film presque plus savoureuse que le film lui-même, à tel point que le cinéaste aurait presque gagné à intégrer ces moments d'entretiens dans le montage, vu son propos. D'autant plus qu'au final on ne retient pas grand chose de Pater, ce film qui était plus une idée de film qu'un film, si ce n'est qu'on se demande ce que Cavalier - qui joue ici des relations entre réalité et fiction au point de se faire retirer son goitre et de nous déballer sa cicatrice - pourrait faire de plus intéressant avec un acteur aussi géant que Lindon et en donnant plus d'importance encore à l'acteur qui supporte le film à bout de bras au point que les scènes dont il est absent nous le rendent toujours plus indispensable.


Pater d'Alain Cavalier avec Vincent Lindon et Alain Cavalier (2011)

15 décembre 2011

Comment tuer son boss ?

Tandis que la Grèce nous refait le même coup que lors de l'Antiquité, c'est-à-dire s'effondrer et laisser derrière elle ruines, désolations et guérillas, moi je me suis lancé Comment tuer son boss ? en bouffant un kefta arrosé de tzatziki ! Le pitch, en quelques mots. On a là trois mecs qui veulent se débarrasser de leurs patrons respectifs. Jason Bateman, soit littéralement "l'homme chauve-souris", doit subir le diktat d'un supérieur lunatique et violent : Kevin Spacey, qui tient à bout de bras les quelques scènes réussies de ce pauvre film. Jason Sudeikis est quant à lui l'employé préféré de son patron, Donald Sutherland, et tout va comme sur des roulettes. Son avenir est tracé, son patron lui ayant déjà promis sa place. Le dernier, Jason Day, se fait tout simplement assaillir de propositions indécentes de la part de Jennifer Aniston. Les trois compères décident de signer un pacte en se promettant de s'entraider à se débarrasser de leurs boss respectifs.

 
Là vous me direz "Mais Jason Sudeikis jouit d'une position fort enviable, non ?". Sauf que, ironie du sort, son patron, après lui avoir adressé un clin d’œil, a succombé à une heart attack et c'est malheureusement son fils, interprété par un Colin Farrell qu'on avait pas vu aussi survolté depuis Daredevil, qui reprend légalement les rênes de l'entreprise. Sauf que cet homme-là est un érotomane, cocaïnomane et qu'il a une dent contre Jason Sudeikis (father and son relationship problems). Conclusion : nos trois gus n'ont plus qu'une seule envie, se débarrasser de leurs boss. Vous vous rendez compte que ça fait trois fois que je répète qu'ils veulent se débarrasser de leurs boss, et c'est bien là le problème de ce film : dès le moment où ils décident ensemble qu'ils veulent se débarrasser de leurs boss, il ne se passe plus rien !


Et la question qui me vient, c'est : pourquoi vouloir se débarrasser de Jennifer Aniston ? Je comprends la logique dans l'envie d'éliminer Colin Farrell ou Kevin Spacey qui ont bien fait comprendre à leurs subalternes qu'ils leur feraient la peau à la moindre incartade, mais pourquoi Aniston, qui ne réclame, après tout, qu'un coup de vous-savez-quoi ? Je conçois tout à fait la légitimité de rester fidèle à sa bien-aimée mais mettons-nous dans la peau du personnage interprété par Jason Day : quand une telle situation se présente, l'ado de 15 ans qui est en toi te hurle de réaliser séance tenante un acte sexuel bref, violent et culpabilisant avec cette femme au regard, aux manières et au parler salaces. Certes, Jennifer Aniston est une érotomane qui submerge sa victime de propositions outrageusement indécentes, mais c'est loin d'être l'ordure hyper violente fan de Beethoven incarnée par les deux autres boss. Quel homme hétérosexuel normalement constitué viendrait lui jeter la pierre ? Et c'est bien ce dont les producteurs se sont rendus compte puisqu'ils ont décidé de faire s'entretuer Kevin Spacey et Colin Farrell tandis qu'ils laissent la vie sauve à Jennifer Aniston. Pendant ce temps, nos trois Jason s'en tirent les mains dans les poches, les pieds au guidon. Là je viens de vous spoiler le film. Je viens de vous épargner 1h40.

 
Pour clore ma chronique, je citerai un anonyme croisé sur internet : "Jennifer Aniston drove me nuts. Biggest tease ever ! Let's face it though, any married man would still fuck her if he had the chance." En effet. Moi qui espérais pouvoir apprécier les derniers atouts charmes de Jennifer Aniston avant sa date de péremption (11. 02. 2012), je m'estime floué. Les uniques répliques et plans grivois se trouvent dans la bande-annonce, disponible gratuitement sur Youtube (faut dire que le film intégral est aussi disponible gratuitement depuis un moment...). Là résidait l'argument numéro 1 qui m'a convaincu à entre guillemets aller au cinéma ou, si vous voulez, à "acheter le dvd" (on se comprend !). Je suis très amer et déçu.


Comment tuer son boss ? de Seth Gordon avec Jason Sudeikis, Jason Bateman, Charlie Day, Kevin Spacey, Colin Farrell et Jennifer Aniston (2011)

13 décembre 2011

L'Art d'aimer

Nous avons aujourd'hui le plaisir d'accueillir Simon, un grand passionné de cinéma proche des stars, pour nous parler du dernier film en date d'un cinéaste que nous aimons tout particulièrement sur Il a osé : Emmanuel Mouret. Son avis sur le film rejoint complètement le nôtre et il a su dire à quel point L'Art d'aimer est réussi, lisez plutôt :

Je l’avoue sans honte, c'était mon premier Mouret. Contrairement à Rémi, Félix et probablement pas mal d'entre vous, je ne suis donc ni connaisseur ni fan de son œuvre, et donc incapable de situer ce film par rapport aux précédents, dont l'apparente "frivolité" me rebutait un peu. Erreur, mec, erreur !



Le premier talent de Mouret est d’éviter les écueils du « film à sketche » : contrairement à ce que le premier regard pourrait laisser penser, L’Art d’aimer n’est pas une accumulation de scénettes désordonnées visant à illustrer son sujet. Le film est très tenu, fluide, structuré et maîtrisé, mais aussi envahi d’inspirations visuelles et narratives très belles, qui évitent au film de tomber dans une certaine facilité, une certaine routine. En ce sens le début est exemplaire : le film s’ouvre sur le thème de la musique, ces musiques qui résonnent en nous quand on tombe amoureux. Et de façon tout à fait originale Mouret fait cohabiter ces musiques (et la voix off qui les évoque) avec de grands aplats de couleurs vives, qui envahissent tout l’écran. Ces aplats sont les premiers plans du film, comme s’ils en retardaient le démarrage, tout en en donnant le ton. De la même façon, le film sera constamment constellé de détails, de petites idées (de mise en scène, de dialogue, de jeu) qui viendront casser sa « petite musique », son rythme et sa mécanique apparemment bien huilés, pour lui donner sa vraie identité, très forte.


La suite de cette première partie est également étonnante, on s’en rend compte à la lumière du reste du film : uniformément grave et douloureuse, à travers le personnage de Stanislas Merhar, elle est en décalage avec l’apparente légèreté des parties suivantes, qui sont liées entre elles par certains de leurs personnages et par leur ton, nettement dominé par la comédie de prime abord. Commencer le film par une scène aussi singulière est un geste fort, mais aussi une façon de le situer sur un registre pas seulement léger, mais aussi profondément émouvant. Une émotion qui transpirera des scènes suivantes : malgré la cocasserie des situations, la plupart des personnages sont sensibles, sincères, à l’écoute de l’autre autant que de leur désir… Le film brasse par ailleurs des thèmes et des sujets importants, souvent délicats à aborder (la maladie, la fidélité, l’érosion du désir…), avec une grande sincérité et une grande justesse qui les font fortement résonner dans le spectateur (en tout cas ce fut largement mon cas…). Pourtant le film n’est jamais mielleux, et fait penser que, sur le fameux terrain des films « aussi drôles que bouleversants », il y a peut-être une alternative à Intouchables (même s’il y a quelques 0 d’écart entre les nombres d’entrées des deux films, le beau démarrage du Mouret a quelque chose de rassurant).



Puisque le seul point commun entre l’un et l‘autre est probablement la présence de François Cluzet au générique, il faut parler des acteurs. Si l’ensemble est donc très tenu et cohérent, si le style de Mouret est très visible à tout moment, particulièrement dans sa direction pas du tout naturaliste et parfois assez théâtrale (ce qui est loin d’être forcément un défaut) des comédiens, il y a bien sûr des variations d’intensité, comique et dramatique, au sein du film. Et les acteurs y sont pour quelque chose. Si Ariane « Bobeuh Guédiguiang » Ascaride est moins insupportable que dans les films de son gars, si l’infâme Judith Godrèche et Julie « Paul le poulpe » Depardieu bénéficient d’une des histoires les plus drôles du film et Gaspard « Scarface » Ulliel d’une des plus émouvantes, il faut bien dire que François Cluzet et Frédérique Bel sont absolument exceptionnels, à tout moment, sur chaque geste, chaque mot. L’exploit n’est pas mince : leur histoire a quelque chose d’un peu ridicule, les situations quelque chose d’un peu boulevardier, et pourtant à chaque instant on y croit, à chaque instant on rit, et pour finir l’émotion affleure. Et puis il faut bien le reconnaître : à chaque instant on a envie de plonger la tête dans le décolleté de Bel, particulièrement dans la nuisette de sa première scène.



Le film est très court, et donne l’impression de l’être encore plus. La fin cueille presque par surprise, comme si le film était fauché dans son bel élan, et même si ça a quelque chose de frustrant cette surprise est presque un plaisir supplémentaire, celui de sentir qu’on n’a pas eu affaire à un scénario à la structure calibrée. On se sent à la fois ému et léger, sans pour autant avoir eu l’impression d’assister à quelque chose d’anecdotique : le film est l’étude, la critique et l’éloge du sentiment amoureux et du désir, ce qui n’est quand même pas rien. Et il fait ça drôlement bien.


L'Art d'aimer d'Emmanuel Mouret avec François Cluzet, Frédérique Bel, Louis-Do de Lencquesaing, Gaspard Ulliel, Élodie Navarre, Julie Depardieu, Judith Godrèche, Stanislas Merhar, Ariane Ascaride, Pascale Arbillot et Philippe Torreton (2011)

11 décembre 2011

Carnage

Je commence par les points positifs : John C. Reilly. A part lui, je dirais aussi que le film est plutôt plaisant à voir, qu'il est bien rythmé et passe donc en un éclair, en tout cas quand les hostilités commencent, parce que le début est un peu mou et ses ressorts assez mal fagotés, et enfin qu'il y a des moments drôles (et là je reviens au premier point positif : John C. Reilly, pour qui chaque réplique est une occasion de nous faire marrer). Bref il n'y a donc quand même pas grand chose de bon à sauver. Le film est oubliable en quelques heures et il sera vraisemblablement oublié par tout le monde en quelques jours. La raison principale à cela c'est qu'en termes de mise en scène, il n'y a rien. Mais alors rien du tout. A tel point que le film pourrait être réalisé par absolument n'importe qui d'autre. Il n'y a rien de Polanski là-dedans, il n'y a rien de cinématographique du tout à vrai dire, et à côté de cette platitude ô combien décevante un film moyen comme The Ghost Writer passe pour un chef-d’œuvre, car il contient au moins quelques tentatives et deux ou trois idées formelles.


Carnage est une pièce de théâtre typiquement adaptée sans le moindre effort, du pur théâtre filmé, avec rien qui dépasse et une suite de champs-contrechamps pour permettre aux acteurs de faire leur numéro, grandiose pour Reilly, très correct pour Kate Winslet et Christoph Waltz (qui nous refait un peu son show tarantinesque en mieux), pathétique pour Jodie Foster, qui est décidément une bien mauvaise actrice. Il est assez insupportable d'admirer sa gestuelle de rappeur quand elle s'énerve et sa crispation raide nous crispe deux fois plus qu'elle. Le problème c'est que si la mise en scène n'existe pas, le scénario, sur quoi tout repose, n'est pas géant non plus. Il est plutôt plaisant à suivre certes (les bastons conjugales et amicales sont toujours croustillantes, même si elles le sont terriblement moins ici que dans des films mille fois mieux écrits comme Un Air de famille ou Cuisine et dépendances), il y a des choses bien vues, des moments à peu près amusants, et c'est parfois bien balancé, mais c'est aussi finalement très creux, il n'y a pas de fin, les situations sont TOUTES très attendues et téléphonées (le dernier plan décroche le ponpon), la promesse du titre n'est pas tenue puisque le seul carnage du film, ironique certes mais néanmoins déceptif, concerne un bouquet de tulipes massacré, les personnages ne sont jamais que de savoureux clichés, l'intrigue boulevardière nous laisse sur notre fin, d'où aussi l'étonnement face à l'arrivée du générique de clôture, on frôle quelques fois l'ennui dans lequel on sombrerait probablement sans, toujours lui, John C. Reilly, et enfin tout cela ne nous raconte rien de réellement intéressant.



Au final c'est forcément décevant - d'autant qu'en matière de huis-clos pervers Polanski avait placé la barre légèrement plus haut - bien que ça ne soit pas désagréable du tout, au contraire. Je me demande ce qui a poussé Polanski a tourner ce film. Si c'est purement alimentaire, le résultat est plutôt heureux. Si c'est pour travailler coûte que coûte et faute de mieux (à cause de producteurs frileux ou que sais-je), soit, mais il pouvait quand même essayer d'en faire quelque chose de bien mieux sans trop se creuser. C'était peut-être pour tourner avec des acteurs qu'il aime sans se prendre la tête, mais c'est un peu triste. Bref je ne sais pas et je ne saurai sans doute jamais, mais ça ne peut pas être par passion, car il n'y en a aucune à l'écran, c'est de l'artisanat plan-plan. Le dernier plan, justement, qui est vraiment triste donc, commence par un gros plan de hamster, qui rappelle la marmotte du début d'Indiana Jones 4, œuvre récente d'un autre cinéaste en perte de vitesse et se reposant sur ses acquis. Mais Polanski n'en est pas au même stade de délabrement intellectuel, et pour ne pas finir sur une note trop dure à l'encontre du cinéaste que j'admire et qui aura toujours ma sympathie, je terminerai en disant que ce dernier film en date est sans intérêt mais sympathique à regarder sur sa télé, un soir, pour passer un moment, et que c'est un must-see pour les fans de Reilly !


Carnage de Roman Polanski avec John C. Reilly, Kate Winslet, Christoph Waltz et Jodie Foster (2011)

10 décembre 2011

La Neuvième porte

Il est de coutume de s'essuyer sur ce film, de se torcher avec ce thriller fantastique qui raconte l'histoire de Dean Corso (Johnny Depp), chercheur de livres rares pour collectionneurs richissimes, qu'un bibliophile chevronné extrêmement fortuné et féru de démonologie, Boris Balkan (Frank Langella), engage pour mettre la main et à n'importe quel prix sur les deux autres exemplaires d'un manuel d'invocation satanique, "Les Neuf portes du Royaume des Ombres", ouvrage supposément adapté du Delomelanicon, le livre de Lucifer. Attisé par un chèque que l'on devine exorbitant et par sa propre curiosité insatiable, Corso relève le défi et part à la recherche de ces œuvres mystérieuses. Mais quand son seul ami, un bouquiniste à qui il avait confié l'exemplaire de Balkan, est retrouvé mort dans sa librairie pendu par le pied comme l'un des personnages sur une illustration du livre maudit, Corso comprend les risques et les enjeux de son enquête, à laquelle cependant il ne peut plus tourner le dos. C'est ainsi qu'il part de New-York pour Tolède, avant de rejoindre Paris puis Cintra, dans un parcours semé d'embûches et de morts, aidé malgré lui par une femme inconnue particulièrement étrange (Emmanuelle Seigner), tâchant de décrypter les énigmes posées par les divergences qui séparent les trois exemplaires tous authentiques du livre du Diable.




L'unanimisme de rigueur quand il est question de fustiger et de couvrir La Neuvième porte d'injures est tel que j'ai moi-même pu me laisser aller à le moquer après l'avoir aimé à sa sortie, en 1999. Je ne l'avais pas revu depuis et le souvenir coupable de cet amour s'étant estompé avec le temps, j'ai hurlé avec les loups contre ce film en le traînant plus bas que terre. Mais au fond de moi je me souvenais que je l'avais aimé, il y a longtemps. Je l'ai revu il y a quelques jours et me repens pour cette bassesse. Car j'aime, oui, je l'avoue, ce film que personne n'aime. Mes arguments ne pèseront peut-être pas lourd, autant le dire tout de suite, aux yeux de ceux qui le méprisent ou le tiennent pour un simple navet, car ils relèvent pour beaucoup de l'affectif.




Si j'aime ce film c'est avant tout pour l'ambiance qu'il parvient immédiatement à installer, dès cette scène d'ouverture d'une efficacité sans pareille où un vieil homme en robe de chambre écrit une lettre assis au bureau de sa sublime bibliothèque, avant de rejoindre au milieu de la pièce le tabouret placé sous le lustre et de se pendre à ce dernier. La caméra balaye avec énergie et conviction la chambre baignée d'une lumière obscure afin de cadrer en gros plan les pantoufles agitées puis définitivement immobiles du pendu, avant de partir longer les rangées de la bibliothèque pour finalement s'enfoncer dans le creux laissé par un livre absent et dérouler le générique sur un défilé de portes imposantes, les neuf portes du titre. Cette ambiance de chambre sombre et mortuaire est appuyée par une musique géniale dont les thèmes se déploieront ensuite, usant tantôt de vocalises séduisantes évoquant le charme des succubes ou, pour accompagner le héros lunaire et gringalet, comme tous les héros de Polanski, d'une mélodie rythmée et amusante qui n'est pas sans évoquer la bande originale de S.O.S. Fantômes. La musique est agrémentée qui plus est d'un travail très précis sur le son, qu'il s'agisse du stylo du vieillard grattant le papier au début du film ou des perles de son collier dispersées au sol par les spasmes de son corps pendu. Cette ambiance, qui habitera le film tout entier et qui suffirait presque à me le rendre agréable, me captive absolument, et Roman Polanski est l'un des rares à savoir l'instaurer aussi brillamment. Il joue une fois de plus dans ce film de son immense talent pour impliquer le spectateur dans un suspense qu'il maîtrise idéalement, et il poursuit en outre dans sa voie en racontant l'histoire de cet homme persécuté malgré lui par une coalition inquiétante d'adorateurs du Diable… qui font penser à ceux de Rosemary's baby : Polanski glisse ça et là des références à ses films passés, en confiant à Emmanuelle Seigner le rôle d'une séductrice diabolique proche de celui qu'elle tenait dans Lunes de fiel, ou encore dans une scène excellente où Corso observe à travers la vitrine d'un café un type qui l'attend à la sortie avant de voir son propre reflet remplacer l'image de son poursuivant lorsque le barman allume soudain la lumière, dans ce qui rappelle la fameuse scène du double dans Le Locataire.




Néanmoins le film n'est pas parfait, certes. Son défaut le plus notoire, peut-être même le seul en réalité, mais de taille, est qu'il n'exploite pas suffisamment la matière de son scénario en bâclant son aspect ésotérique. L'énigme des gravures du livre du Diable n'est pas réellement dévoilée au spectateur, et les enjeux à priori terrifiants de sa résolution ne sont pas suffisamment mis en avant pour que l'histoire en tant que telle puisse fasciner comme elle le devrait. Bien que Polanski soit un habitué de la figure du héros ahuri et inconscient, la relative indifférence du personnage principal à ce qui lui arrive (la mort de son ami bouquiniste, celle de tous les gens qu'il rencontre ou presque, et ses incessantes rencontres improbables avec une femme sans nom physiquement puissante qui semble tout savoir de lui et de ce qui va lui arriver), participe du manque de poids de ce récit en banalisant les événements constitutifs de sa dimension de thriller. Les promesses faites par l'incipit du film, où Balkan explique sa mission à Corso, ne sont pas tenues, on reste sur notre faim à propos de cette neuvième porte, de ces trois livres qui n'en forment qu'un, de cette succube magnifique qui traque et aide le héros, et ainsi de suite. A ce titre, la fin du film est éminemment décevante, et c'est d'ailleurs pour cette fin en eau-de-boudin que le public a très principalement détesté le film. Car après avoir couché avec le diable, Corso retrouve dans la réalité le château représenté sur les illustrations de l'ouvrage et la gravure se transforme en véritable paysage quand il pénètre dans l'édifice, or si cette idée d'un livre prenant vie et d'une prophétie réalisée dans les faits n'était pas mauvaise sur le papier, elle est trop platement représentée à l'image et conclut le film trop faiblement pour ne pas décevoir.




Ce défaut du film est un lourd défaut, mais l'imperfection reconnue n'empêche pas l'amour. Et si j'aime néanmoins ce film c'est, comme je l'ai dit plus haut, pour l'élégance supérieure de la mise en scène de Polanski, pour l'ambiance dans laquelle il nous enveloppe en dépit d'une histoire mal exploitée, et pour un des éléments majeurs qui contribuent à cette ambiance : l'amour manifeste du cinéaste pour l'objet livre, qui s'exprime sans détour d'un bout à l'autre du film. En tant moi-même que bibliophile acharné, je suis extrêmement sensible à la façon dont Polanski filme la manipulation par son héros des bouquins anciens, épais, lourds, poussiéreux, délicats, dont le cinéaste parvient à faire éprouver la matière même. Le soin que prend Polanski a travailler sur le son pour gonfler et restituer avec surenchère mais avec passion le bruit même des pages que l'on tourne et du papier que l'on touche, me procure un plaisir exquis et, pour y parvenir, a dû en procurer un identique au cinéaste, qui a peut-être réalisé ce film au scénario prometteur mais bâclé comme un prétexte pour filmer l'objet-livre, sa beauté et sa sonorité, ce qui me paraît être une raison suffisante pour réaliser une œuvre qui s'apprécie tout à fait par ailleurs, et qui me rend son auteur encore plus aimable.


La Neuvième porte de Roman Polanski avec Johnny Depp, Frank Langella et Emmanuelle Seigner (1999)

9 décembre 2011

La Jeune fille et la mort

La Jeune fille et la mort, tourné en 1994, raconte l'histoire de Paulina Escobar (Sigourney Weaver), qui vit avec son mari dans une maison retirée en bord de mer, dans un pays d'Amérique du Sud victime d'un régime totalitaire récemment destitué. Séquestrée, torturée et violée dans sa jeunesse par des officiers de cette dictature, Paulina reproche à son époux, Gerardo Escobar (Stuart Wilson), avocat célèbre, d'avoir accepté d'être nommé à la tête d'une commission d'enquête sur les exactions du régime tortionnaire révolu, commission mise en place par le président de la jeune république démocratique qui lui a succédé. Paulina, qui voudrait voir ses criminels jugés le plus durement possible, condamne cette commission qu'elle juge fantoche. Le soir où il vient d'être nommé, Gerardo est sur la route qui le conduit chez lui quand sa voiture tombe en panne. Un voisin, le docteur Roberto Miranda (Ben Kingsley), lui vient en aide et le reconduit auprès de Paulina, qui croit reconnaître dans la voix du docteur celle d'un de ses anciens bourreaux.




Assez peu connu, et parfois considéré comme un film mineur dans la filmographie de son réalisateur, La Jeune fille et la mort, qui s'ouvre sur le morceau de Schubert du même nom joué par un grand orchestre sous les yeux terrifiés de Paulina, est un film brillant, un huis-clos qui maintient ses trois uniques personnages sous tension d'un bout à l'autre. Installée dès les premiers plans, la pression exercée sur le spectateur ne lâche plus. Par une mise en scène subtile, sobre et sacrément efficace, Polanski instaure comme à son habitude un suspense pesant et terrifiant avec des éléments aussi limpides qu'une profondeur de champ révélant les déambulations d'un personnage à l'arrière-plan, passant et repassant dans l'encadrement d'une fenêtre jusqu'au moment tant attendu et tant redouté où sa silhouette ne reparaît plus. Le cinéaste utilise tout aussi simplement le hors-champ pour dilater le temps et créer une attente lourde et angoissante, comme quand la caméra exclue lentement un personnage du plan par un décadrage insidieux, jouant sur une présence-absence qui tétanise et contient le sujet même du film : cet homme qui passe et qui repasse dans le fond de l'image, qui disparaît du plan quand Paulina débat avec son époux, c'est le spectre du passé, le fantôme traumatique de la jeune femme qui s'insinue entre les amants et pèse d'autant plus qu'il est insaisissable. Pour ne rien gâcher, les acteurs sont tous les trois remarquables d'intensité, Sigourney Weaver en tête, et portent avec brio une œuvre qui, autre qualité, se pare d'une dimension politique et historique éclairante.




Polanski pose ici un questionnement particulièrement riche sur la culpabilité, la responsabilité, le traumatisme, thèmes qui parcourent son œuvre et l'informent, traités ici de façon très directe et avec l'intelligence qu'on lui connait. Il laisse planer le doute jusqu'au bout quant à la culpabilité du bourreau présumé, sur la possible folie traumatique de la victime, sur l'intégrité de son époux, ce qui rend le récit captivant et nous pousse à adopter chaque point de vue, tour à tour, non pas pour tendre vers une vaine identification mais pour que nous puissions nous poser les questions qui hantent les personnages et pour rendre compte de l'extrême complexité de ce qu'ils vivent. Le cinéaste ne nous donne pas à jouir, comme dans bon nombre de films de vengeance actuels d'une stupidité crasse, mais à penser. Il montre non seulement ce qui continue de torturer la victime d'un tortionnaire longtemps après les faits, mais en quoi consiste vraiment le désir de vengeance d'un être traumatisé et humilié : non pas la volonté de massacrer l'autre à grands coups de marteaux ou de mitraillettes (suivez mon regard...), mais, et quitte à ce que le premier réflexe soit de retourner ses propres armes de torture contre le bourreau, le besoin absolu de lui faire avouer ses crimes pour atteindre à une ascèse que seule la reconnaissance du statut de victime par le criminel lui-même peut permettre. Tout cela pourrait se résumer, comme le montre Polanski, dans le simple fait de pouvoir réentendre un morceau de musique rendu horrible par des monstres.




Polanski traite une fois de plus de ce sujet qui le hante, qui le hantait déjà aux prémices de sa carrière et qui l'a sans doute hanté plus que jamais après les nombreux épisodes sordides de sa vie, de la persécution, du viol et du traumatisme. Sauf qu'il en donne ici une représentation moins directement formaliste que dans ses films précédents, et plus directement écrite, avec un sujet puissant et réaliste traité comme il aime à le faire, entre quatre murs, avec une mise sous tension qui dit tout de la situation tyrannique où la victime côtoie son bourreau. Le thème de la folie, cher au cinéaste, n'est d'ailleurs pas de reste puisque Polanski représente le traumatisme comme un possible vecteur de démence, sauf que la folie ici n'est plus innée mais acquise, elle n'est plus "déshumanisante" mais née d'une déshumanisation préalable, et ne tend pas au fantastique irraisonné mais au réalisme cru et brutal de la vérité avouée.




Aussi ce film condensa-t-il finalement les traits majeurs de la filmographie de Polanski tout en le dirigeant vers une voie nouvelle dans sa carrière, après celle des films d'horreur fantastique, la voie du réalisme politique, un tournant vers des sujets de société, historiques, traités avec la froide implication qu'ils requièrent peut-être, qui aura sans doute permis le nécessaire Pianiste comme le plus dispensable Ghost Writer. Toujours est-il que pour son premier coup d'essai dans le domaine des "grands sujets", le cinéaste se fit fort de tenir son propos avec clairvoyance et beaucoup de maîtrise tout en explorant encore et toujours ses thèmes de prédilection, sans faire l'impasse sur une mise en scène brute mais raffinée, afin d'aller à l'essentiel d'un sujet trop vaste en lui-même pour l'alourdir de fioritures inutiles, toutes choses qui font de La Jeune fille et la mort un film particulièrement marquant et bien plus important que ce que l'histoire du cinéma, en l'état, pourrait laisser penser.


La Jeune fille et la mort de Roman Polanski avec Sigourney Weaver, Ben Kingsley et Stuart Wilson (1994)