Avec Rosemary's Baby, son quatrième film, réalisé en 1967, Roman Polanski revient au film d'horreur sérieux après l'excellente semi-parodie Le Bal des vampires, et il signe ce qui restera certainement comme sa plus grande œuvre, en tout cas la plus célèbre, qui vient s'inscrire directement dans la lignée de sa précédente et superbe réussite dans le genre, Répulsion. Avec Rosemary's Baby, le cinéaste retourne vers une folie paranoïaque bien citadine où le chez soi est le lieu de tous les troubles et où le voisinage est immédiatement présenté comme infernal. De réaliste et pathologique dans Répulsion, la folie devient ici beaucoup plus ambiguë, balançant entre l'hypothèse psychologique et celle du complot, et générant donc un doute crucial quant à la nature même du récit (sommes-nous devant un film d'horreur fantastique ou devant un portrait psychopathologique ?). Un long suspense génialement captivant naît de ce doute fondateur, car contrairement à Carole dans Répulsion, Rosemary (incarnée par une étonnante Mia Farrow) n'est pas immédiatement présentée comme un cas médical, bien au contraire.
Rosemary est une femme tout ce qu'il y a de plus normal, or c'est bien lorsque nous sommes en présence d'une situation banale, anodine, quotidienne et familière que le grain de sable (ou de folie) venu enrouer la machine nous terrifie le plus ; et inquiéter le spectateur d'un bout à l'autre de son film, c'est ce que Polanski a décidé de faire, avec un talent inouï. C'est ainsi que le scénario se pare d'une très forte dimension fantastique, ne nous représentant plus in medias res les images mentales d'un sujet critique avéré, comme dans Répulsion, mais nous introduisant dans le quotidien d'une femme ordinaire et saine d'esprit qui, après avoir élu domicile avec son époux comédien dans un immeuble ancien de Manhattan, et au contact d'un couple de vieux voisins envahissants et horriblement crispants, voit sa vie peu à peu basculer tandis qu'elle attend un enfant, sans que l'on ne puisse savoir décidément si ses mésaventures sont le fait d'une véritable conspiration maléfique ourdie contre elle ou celui d'un pur hasard qu'elle prendrait volontiers et malgré elle pour une manigance de son entourage. Impossible de dire (du moins jusqu'à la fin du film, frappante, et qui a de quoi laisser chancelant, mais que nous tâcherons de ne pas révéler, du moins pas sans prévenir, pour ceux qui n'ont pas encore vu le film) si Rosemary n'est qu'une future mère paranoïaque victime d'une psychose de la persécution liée à l'enfant qu'elle porte et qu'elle entend protéger coûte que coûte, ou si son entourage immédiat (les affreux voisins horripilants et mystiques, mais aussi l'époux trop absent, incarné soit dit en passant par l'immense John Cassavetes) la manipule et se veut le sinistre coupable de son mal. Le scénario est extrêmement bien ficelé et il repose sur cette hésitation cruciale entre les deux hypothèses, soit sur un calque du principe scénaristique du Soupçons d'Hitchcock dans lequel Joan Fontaine ne parvenait pas à savoir si son époux était un escroc ou si sa propre paranoïa l'inculpait à tort, sans pour autant proposer la même quantité extravagante de revirements permanents.
En outre Polanski parvient à nouveau à déplacer l'horreur la plus subtile en plein milieu urbain, au cœur de New-York, dans un appartement soi-disant hanté, au sein d'un immeuble vétuste et lugubre qui se fait le théâtre d'un suicide par défenestration dès le début du film, mais aussi dans maints lieux de la ville, y compris les plus ouverts et fréquentés, et de surcroît en plein jour (ne citons que la mémorable séquence de la cabine téléphonique…). Désireux de ne pas cantonner la terreur aux ambiances rurales et à l'obscurité de la nuit, Polanski se place dans la continuité d'Hitchcock et de ses Oiseaux (là encore ne citons que la mémorable séquence de la cabine téléphonique !), entre autres. On retrouve ainsi dans Rosemary's Baby bien des thèmes de Répulsion, qui affichait la même volonté d'insinuer la peur dans les failles du béton, au cœur même de la civilisation urbaine. Parmi les autres rapprochements que l'on peut faire entre les deux films, il y a la dimension de satire sociale, la mise en scène d'une phobie de la manipulation et du viol, et bien sûr la thématique de la folie psychologique incommensurable née d'un impénétrable mélange de la manifeste convoitise d'autrui d'une part, du cauchemar et du délire d'autre part, la figure de "l'autre" étant considérée comme celle de l'insatiable dévorateur de son prochain, un enfer sur pattes de dissimulation et de cannibalisme, capable par tous les moyens de s'emparer de ses proies par le corps autant que par l'esprit.
Polanski réalise avec ce film une œuvre absolument brillante où l'on retrouve toute l'expression de son génie de metteur en scène, un savoir-faire tel que le cinéaste est capable, par l'art du montage, de créer dans l'esprit du spectateur des images qui n'existent pas dans le film mais que l'on sera convaincu d'avoir pourtant vues. Beaucoup de spectateurs sont en effet persuadés d'avoir vu de leurs yeux vu un plan, à la fin du film, qui n'y figure tout simplement pas. Et c'est précisément parce que Polanski ne fait pas ce plan, parce qu'il ne montre pas ce contrechamp ô combien attendu au plan de Mia Farrow découvrant son enfant, se contentant au lieu de ça d'une ligne de dialogue évoquant les yeux du bébé, et jouant qui plus est sur la mémoire du spectateur qui demeure, comme Rosemary, hanté pour le reste du film par les images littéralement horribles vues pendant la scène grandiose du cauchemar, qu'il fait naître dans l'imaginaire du spectateur une image très nette et diablement précise qui se veut d'autant plus puissamment effrayante qu'elle n'existe pour chacun que dans son propre esprit, le spectateur devenant par là même aussi paranoïaque que l'héroïne qu'il a suivie avec empathie d'un bout à l'autre de l’œuvre.

La conclusion du film (et je conseille ici à ceux qui ne l'ont pas vu et qui envisagent de le voir bientôt de ne pas lire ce qui suit et de sauter directement au paragraphe suivant) est assez incroyable puisqu'elle assied la dimension fantastique du scénario en recalant définitivement le soupçon de paranoïa que nous pouvions jusqu'alors légitimement porter sur l'héroïne : Rosemary est bel et bien victime d'un complot fomenté par ses voisins et leurs amis médecins, tous membres d'une secte de sorciers satanistes (le film recoupe par cet aspect "diabolique" avec certains classiques de l'horreur, de L'Exociste de William Friedkin à La Malédiction de Richard Donner), qui ont su gagner à leur cause le mari de Rosemary, appâté par la promesse d'une carrière d'acteur florissante. Le but de ces adorateurs de Satan n'est rien moins qu'engendrer le fils du Diable et pour cela d'exploiter grâce à maints rituels et autres breuvages maléfiques très hitchcockiens (on pense là encore évidemment au verre de lait lumineux de Soupçons) la grossesse opportune de Rosemary, qui devient ainsi la mère de l'Antéchrist et qui, à la fin du film, conclusion ô combien pessimiste et cruelle, abattue par sa défaite, semble presque se résigner à cet état de fait, impuissante puisqu'ayant d'ores et déjà perdu la bataille, l'unique bataille qui importait à ses yeux : protéger son enfant. Rosemary n'avait aucune chance, seule contre tous, à commencer par ses voisins, Roman et Minnie Castevet, "the Castevets", parvenus sans mal à embrigader son mari, John Cassavetes, et peut-être, qui sait ?, le cinéaste lui-même, RomanCastevet Polanski...
La conclusion du film (et je conseille ici à ceux qui ne l'ont pas vu et qui envisagent de le voir bientôt de ne pas lire ce qui suit et de sauter directement au paragraphe suivant) est assez incroyable puisqu'elle assied la dimension fantastique du scénario en recalant définitivement le soupçon de paranoïa que nous pouvions jusqu'alors légitimement porter sur l'héroïne : Rosemary est bel et bien victime d'un complot fomenté par ses voisins et leurs amis médecins, tous membres d'une secte de sorciers satanistes (le film recoupe par cet aspect "diabolique" avec certains classiques de l'horreur, de L'Exociste de William Friedkin à La Malédiction de Richard Donner), qui ont su gagner à leur cause le mari de Rosemary, appâté par la promesse d'une carrière d'acteur florissante. Le but de ces adorateurs de Satan n'est rien moins qu'engendrer le fils du Diable et pour cela d'exploiter grâce à maints rituels et autres breuvages maléfiques très hitchcockiens (on pense là encore évidemment au verre de lait lumineux de Soupçons) la grossesse opportune de Rosemary, qui devient ainsi la mère de l'Antéchrist et qui, à la fin du film, conclusion ô combien pessimiste et cruelle, abattue par sa défaite, semble presque se résigner à cet état de fait, impuissante puisqu'ayant d'ores et déjà perdu la bataille, l'unique bataille qui importait à ses yeux : protéger son enfant. Rosemary n'avait aucune chance, seule contre tous, à commencer par ses voisins, Roman et Minnie Castevet, "the Castevets", parvenus sans mal à embrigader son mari, John Cassavetes, et peut-être, qui sait ?, le cinéaste lui-même, Roman
Ce film magistral aura marqué ses spectateurs au fer rouge et influencé bon nombre de réalisateurs, avec en première ligne le David Lynch de Mulholland Drive (qui reprend dans son film le couple de vieux voisins, mais aussi d'une certaine façon la figure du diable, et gonfle le portait au vitriol de la société du spectacle hollywoodien) et Darren Aronofsky pour Black Swan (qui s'approprie la représentation angoissante de l'appartement urbain étroit et trompeur et raconte l'histoire d'une autre paranoïa démentielle). Le film remporta un franc et bien mérité succès public et critique et se plaça au sommet du box-office, nominé en prime aux oscars. C'est alors en pleine consécration que Polanski fut frappé par la tragédie du meurtre de sa femme, qui le plongea dans une longue dépression et fut sans aucun doute un frein dans l'emballement prodigieux de sa carrière. Toujours est-il que Rosemary's Baby est absolument génial, qu'on ne se lasse pas de le redécouvrir, et qu'en ce qui me concerne je l'aime un peu plus à chaque nouvelle découverte.
Rosemary's Baby de Roman Polanski avec Mia Farrow, John Cassavetes, Ruth Gordon et Sidney Blackmer (1968)
Rosemary's Baby de Roman Polanski avec Mia Farrow, John Cassavetes, Ruth Gordon et Sidney Blackmer (1968)