Après la longue dépression consécutive à l'assassinat immonde de son épouse Sharon Tate par la "Famille" de Charles Manson, Roman Polanski réalise trois films - parmi lesquels Quoi? en 1972, dont le récit s'ouvrait sur une jeune américaine tentant d'échapper à un viol (…) -, avant de revenir à ce qui fit son succès, c'est à dire ses deux meilleurs films réalisés jusque là : Répulsion et Rosemary' Baby. En 1976, après Chinatown, il tourne Le Locataire, bouclant la boucle de la trilogie déjà entamée aux deux tiers avec une nouvelle variation sur le thème de "l'appartement maudit". Cette fois-ci l'intrigue se passe en France, et le fou en devenir n'est autre que Polanski lui-même, qui interprète le rôle de Trelkovsky, un jeune Franco-Polonais chétif, timide et effacé en quête d'un appartement à Paris. Il en visite un d'assez vaste, dans un immeuble ancien et plus que vétuste, quand la logeuse lui apprend que la locataire précédente, Simone Choule, a tenté de se suicider en se jetant par la fenêtre sans raison apparente. Trelkovsky va lui rendre une visite succincte à l'hôpital et se retrouve face à une momie de bandages, mais il rencontre aussi l'amie de la suicidée (Isabelle Adjani), qui lui apprendra plus tard la mort de Simone Choule. Trelkovsky décide malgré tout de prendre l'appartement, en dépit de toutes les incongruités du lieu, de la mort atroce et surprenante de l'ancienne locataire, de ces vieux voisins acariâtres et menaçants qui veulent à tout prix préserver la respectabilité de leur immeuble, en dépit enfin de ce meublier délabré, de ces tapisseries anxiogènes et de ce placard au fond du couloir, dont Simone Choule avait obstrué la porte avec une commode, et qui ne s'ouvre pas.
Malgré un environnement hostile et ce voisinage qui tantôt le sermonne en lui interdisant le moindre bruit et tantôt le harcèle littéralement, le personnage se fait rapidement quelques camarades sur son lieu de travail, et pour les incarner, eux et les autres parisiens croisés ici ou là, presque toute la troupe du Splendid joue dans le film, de Gérard Jugnot à Josiane Balasko en passant par Michel Blanc et Romain Bouteille. Si Polanski a toujours affiché un goût surprenant pour la France des clichés, cristallisée entre autres par l'apparition du bon gros boulanger dans La Neuvième porte, et s'il a souvent proposé une vision un peu caricaturale de nos concitoyens légèrement bas de plafond, il faut lui reconnaître la sincérité avec laquelle il se représente notre pays et sa volonté, de plus en plus rare aujourd'hui, d'engager des comédiens français pour jouer des autochtones (même s'ils parlent tous anglais dans Le Locataire…), volonté qui a valu à Dominique Pinon ou Gérard Klein d'échanger quelques mots avec Harrison Ford dans Frantic ! Mais pour en revenir au locataire du titre, Trelkovsky, ses amis franchouillards vulgaires et gueulards ne sont pas d'un grand réconfort dans le Paris aussi poisseux qu'inhospitalier que nous dépeint comme souvent le cinéaste, ils se contentent du reste de conseiller au pauvre erre d'imposer sa loi, ce dont il est bien incapable. Le personnage s'aperçoit peu à peu que ses voisins ont un comportement de plus en plus étrange, n'hésitant pas à le persécuter et à le traiter comme un moins que rien, quitte à l'accuser de tous les maux dont pourrait souffrir leur communauté… à moins que cette improbable haine qu'ils manifestent à l'unisson à son endroit ne soit le fruit de l'imagination tortueuse de Trelkovsky, qui commence à délirer sérieusement et à s'imaginer le pire, bien aidé certes par un entourage dédaigneux et méprisant, mais néanmoins victime de sa propre névrose, d'autant plus paranoïaque qu'il est irrémédiablement faible et transparent bien que souhaitant se faire entendre et respecter. Trelkovsky se sent écrasé, acculé, dominé, et peu à peu grandit en lui la haine de ses voisins, une folie délirante de plus en plus manifeste.
Polanski nous place donc à nouveau dans la pure paranoïa urbaine avec un film moins réussi que ses deux prédécesseurs, car un peu long et souffrant de quelques lenteurs, mais néanmoins très maîtrisé et peut-être plus malsain encore, plus immédiatement "sale" et indisposant. L'angoisse de la pénétration est encore au cœur du récit et le cinéaste parvient à provoquer le malaise ou l'angoisse avec de très simples idées, peut-être pas toutes neuves mais toujours très bien exploitées, grâce à un minimalisme d'une efficacité redoutable, comme quand le personnage, poussé par une curiosité qui frôle le masochisme, enfonce son doigt dans un trou minuscule mais profond creusé dans un mur de son appartement pour y dénicher une dent. Ou par exemple avec la fameuse scène du double : le héros remarque régulièrement que ses voisins se tiennent à tour de rôle debout derrière la fenêtre qui fait face à la sienne, étrangement immobiles (le collègue grossier de Trelkovsky, joué par Bernard Fresson, explique ça de façon très rationnelle : "They're obviously playing with themselves in the shit house !"), comme postés là pour le surveiller, quand il voit soudain à cet emplacement ce qui ressemble à sa propre image dans le cadre de la fenêtre devenu miroir.
Le thème de la schizophrénie, déjà prégnant dans Répulsion, devient ici crucial, notamment quand le personnage trouve dans un tiroir la trousse à maquillage de Simone Choule et commence à se peindre les ongles, sans y penser, pour finalement se réveiller le lendemain matin, après une ellipse obscure, déguisé en femme, couché sur un coussin tâché de sang. Trelkovsky s'aperçoit alors qu'une dent lui manque, qu'il retrouve évidemment dans le trou où il en avait déniché une au début du film, appartenant certainement à Simone Choule. Le personnage est persuadé qu'on l'a drogué puis violenté dans la nuit, par où le film rejoint encore les deux premiers jalons de la trilogie sur le terrain du viol cauchemardé, à ceci près que les cauchemars nocturnes passent ici dans les raccords et ne nous sont pas représentés. Face à ces agressions, dont on ignore si elles sont réelles ou fantasmées, et faute de mieux, le héros décide de répondre à ses agresseurs par la provocation, en se soumettant plus que de raison à leurs desiderata supposés et en fonçant tête la première vers sa perdition, dans l'impasse de sa propre résignation, un moyen pour Polanski de dresser une satire sociale plus tranchante que dans ses films précédents et de dénoncer la soumission de chacun aux volontés les plus liberticides de la communauté urbaine. C'est ainsi que Trelkvosky, faible et lâche, réagit aux agissements abusifs de ses voisins en poussant l'abus dont il est victime dans ses derniers retranchements pour en dénoncer toute l'absurdité. Il s'achète donc une perruque de femme, et le même manège recommence chaque nuit. Trelkovsky est persuadé que ses voisins tentent de le transformer en Simone Choule pour le pousser au suicide : ayant pris l'appartement, et donc la place de la suicidée, le personnage se transforme en elle et devient littéralement fou à lier, au point que révolté par le projet de ses ennemis il en fait son ambition première et se condamne tout seul à épouser le destin funeste de celle qui l'a précédé. La soumission au joug de la communauté et l'acceptation de son propre esprit corrompu le pousseront in fine à une double défenestration (cas assez rare, dont le seul précédent cinématographique qui me revienne à l'esprit n'est autre que Vertigo).
Quand on sait les obsessions qui tourmentaient le cinéaste avant le meurtre monstrueux de son épouse, on ne peut que deviner combien cet assassinat a pu renforcer ses hantises. Or Polanski interprète lui-même le rôle de la victime d'une psychose paranoïaque du harcèlement, un schizophrène vivant un cauchemar permanent qui se projette en femme violée… Dans Le Locataire, Polanski poursuit et mène à son terme la thématique explorée dans ses deux chefs-d’œuvre précédents, tout en s'inspirant d'ailleurs une troisième fois d'Hitchcock (Polanski a toujours été influencé par le maître, jusqu'au décevant The Ghost Writer, dans lequel on peut voir quelques références à La Mort aux trousses), en reprenant cette fois-ci les deux visions cauchemardesques de Psychose : d'abord celle du schizophrène déguisé en femme assis dans son fauteuil et filmé de dos, plan que Polanski reprend plusieurs fois avec brio et dont il appuie la correspondance par une photographie très sombre qui rappelle le noir et blanc du film d'Hitchcock, ensuite celle du fameux couteau de cuisine gigantesque, déjà utilisé dans Rosemary's Baby où il servait à l'héroïne à se protéger contre ses agresseurs présumés quitte à approcher l'arme du landau de son propre enfant.
Trelkovsky en fait sensiblement le même usage à la fin du film, grimé en femme, prenant l'air ambigu d'un homme à la fois apeuré et potentiellement dangereux : est-il victime ou coupable ? menacé ou violent ? C'était l'idée de Répulsion, le chef-d’œuvre initial auquel le cinéaste reprend également la figure inoubliable de la main sans corps essayant de pénétrer le domicile depuis l'extérieur, mais encore les failles et autres trous dans les cloisons asphyxiantes de l'appartement, le barricadement comme enfermement psychologique d'autant plus terrible que le fou est à l'intérieur des murs, et ainsi de suite. Au rayon des rappels, on peut aussi évoquer la défenestration, puisque les locataires précédentes de Rosemary et de Trelkovsky se sont toutes deux défenestrées pour échapper à leurs poursuivants réels ou imaginaires et pour détruire l'autre en elles ; mais encore l'imagerie glauque d'un appartement vivant, dont les murs possèdent des mains ou des dents et dont les pulsations angoissantes résonnent en permanence, cliquetis d'un évier qui fuit ici, tic-tac froid d'une pendule là. Toujours avec ce même brio qui le caractérise, le cinéaste crée donc une fois encore des images cauchemardesques d'une puissance étonnante, enfonçant le clou de la psychose urbaine et de l'angoisse sociale par des situations toujours plus malsaines et inquiétantes, via le portrait toujours plus glaçant de l'appartement dévorateur et d'une civilisation mangeuse d'hommes.
Trelkovsky en fait sensiblement le même usage à la fin du film, grimé en femme, prenant l'air ambigu d'un homme à la fois apeuré et potentiellement dangereux : est-il victime ou coupable ? menacé ou violent ? C'était l'idée de Répulsion, le chef-d’œuvre initial auquel le cinéaste reprend également la figure inoubliable de la main sans corps essayant de pénétrer le domicile depuis l'extérieur, mais encore les failles et autres trous dans les cloisons asphyxiantes de l'appartement, le barricadement comme enfermement psychologique d'autant plus terrible que le fou est à l'intérieur des murs, et ainsi de suite. Au rayon des rappels, on peut aussi évoquer la défenestration, puisque les locataires précédentes de Rosemary et de Trelkovsky se sont toutes deux défenestrées pour échapper à leurs poursuivants réels ou imaginaires et pour détruire l'autre en elles ; mais encore l'imagerie glauque d'un appartement vivant, dont les murs possèdent des mains ou des dents et dont les pulsations angoissantes résonnent en permanence, cliquetis d'un évier qui fuit ici, tic-tac froid d'une pendule là. Toujours avec ce même brio qui le caractérise, le cinéaste crée donc une fois encore des images cauchemardesques d'une puissance étonnante, enfonçant le clou de la psychose urbaine et de l'angoisse sociale par des situations toujours plus malsaines et inquiétantes, via le portrait toujours plus glaçant de l'appartement dévorateur et d'une civilisation mangeuse d'hommes.
Le Locataire de Roman Polanski avec Roman Polanski, Isabelle Adjani, Bernard Fresson et Romain Bouteille (1976)
Très chouettos article encore une fois, et très touché par la citation hommage. :)
RépondreSupprimerC'est peut-être d'avoir découvert celui-ci avant Répulsion et Rosemary's Baby, mais pour ma part je ne l'ai pas trouvé plus faible. Peut-être moins parfait mais sûrement plus fort émotionnellement aussi, et c'est sûrement en partie lié à tout ce que tu dis sur la façon dont le meurtre de Sharon Tate l'a hanté et a influencé ce film, qui du coup prend une résonnance encore plus personnelle et émouvante.
Je l'ai découvert après les deux autres de la trilogie, ce qui a peut-être influencé mon jugement en sens inverse. Mais en fait je ne trouve pas le film réellement plus "faible" que les deux autres, c'est pas le mot qui convient, car il est tout aussi flippant, sans doute plus dérangeant, et très très riche par ailleurs. Je le trouve juste moins percutant et un peu moins enthousiasmant parce qu'un peu moins bien chiadé esthétiquement que Répulsion et moins efficace que Rosemary's Baby, du fait de ses quelques longueurs entre autres. N'empêche que c'est un sacré bon film :)
RépondreSupprimerTu donnes sacrément envie d'avoir la frousse !
RépondreSupprimerExactement du même avis que Rémi sur ce film, que j'ai pour ma part découvert après Rosemary's Baby mais avant Répulsion. Je ne l'ai toutefois pas revu depuis et l'article m'en donne bien envie.
RépondreSupprimerQuel gadget google utilisez-vous pour "Déjà publié" : affiches et liens vers articles, svp ? J'aimerais bien en avoir une section comme celle-là sur mon blog. :D
RépondreSupprimerOn utilise nos petits doigts agiles. Mais si tu veux on pourra te copier/coller le code HTML. :)
RépondreSupprimerMerci Félix. Je transmets ma demande par mail.
RépondreSupprimerCe locataire on dirait qu'il est aussi psychopathe que ma voisine :)
RépondreSupprimerComme tu le sais déjà, mon plus grand frisson de spectateur ever, et mon Polanski préféré (même si ce n'est pas le meilleur). Dans le genre, "Repulsion" est sans doute plus fort, mais j'ai une affection particulière pour celui-ci (mais ayant travaillé 1 an entier dessus, je sais pas si je vais pouvoir le revoir de sitôt !).
RépondreSupprimerIl y aurait 1000 choses à dire sur ce film, et tu en as déjà dites pas mal. J'aime bien l'idée de la société mangeuse d'hommes : en effet Polanski est une sorte d'asocial, lucide et hargneux, qui observe comment le collectif engloutit l'individu sans pitié. C'est son côté Absurde à la Kafka. Du coup le film a aussi une charge très émouvante je trouve, tout en étant carrément flippant, et malgré toutes les barrières à "l'identification" du personnage (fou à lier).
Au rayon images marquantes, tu as oublié la momie qui dénoue ses langes à la fenêtre, traumatisant.
Et le roman de Topor est encore pire que le film de Polanski !
RépondreSupprimerMerci pour ces commentaires très intéressants !
RépondreSupprimerAprès avoir posté la critique je me suis rendu compte que je n'avais pas parlé de la scène de la momie à la fenêtre, avec la bande son terrible qui l'accompagne. On ne peut pas parler de tout mais c'est vrai que cette séquence est particulièrement traumatisante :D
Et je me demandais justement ce que donnait le roman de Topor "Le Locataire chimérique" ! Il faudra que je me penche dessus.
Les longueurs sont toutes les scènes avec Adjani qui sont des digressions inutiles, qui empêchent le film d'être claustrophobes trop tôt.
RépondreSupprimerT'es au top Patxi ! :D
RépondreSupprimerTrès bonne interprétation, pour ma part j'ai autant aimé que Répulsion et RMB, Polanski est un maître pour imager la schizophrénie. Du grand art,
RépondreSupprimerTrès bel article. J'aime beaucoup ceci qui m'avait échappé : "l'imagerie glauque d'un appartement vivant, dont les murs possèdent des mains ou des dents et dont les pulsations angoissantes résonnent en permanence, cliquetis d'un évier qui fuit ici, tic-tac froid d'une pendule là"
RépondreSupprimerBien vu, ça peut faire écho aussi à l'appart de Rosemary, dont les murs récitaient des incantations démoniaques...
... et à celui de Répulsion d'où sortaient des doigts, des bras...
SupprimerEt où on avait le même tic-tac oppressant, etc.
SupprimerJ'ai pas encore vu Répulsion! Scandale!
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