4 juin 2012

Silent Running

Dans un futur indéterminé, la végétation sur Terre a fini par totalement disparaître. À bord d'un immense vaisseau spatial en orbite autour de Saturne, une équipe constituée de quatre chercheurs a pour mission de maintenir en vie les derniers spécimens végétaux existant, en vue d'une éventuelle réimplantation sur Terre. A l'aide de trois aimables robots, le botaniste Freeman Lowell (Bruce Dern) s'occupe avec passion de l'entretien de serres géantes en forme de dômes. Ses collègues doutent quant à eux de l'utilité de leur mission et n'attendent qu'une seule chose : rentrer à la maison, retourner sur Terre. Quand un message les informe que le projet de reforestation est abandonné et leur ordonne de détruire les serres pour que le vaisseau puisse servir à des opérations commerciales, Freeman Lowell s'oppose et met tout en œuvre pour sauver les dernières végétations existantes...




Ce film de science-fiction atypique du début des années 70 est le premier et l'un des seuls longs métrages réalisés par Douglas Trumbull, un très grand nom des effets spéciaux puisqu'il participa très activement à ceux de 2001 L'Odyssée de l'espace, Blade Runner et Rencontres du Troisième Type. Plus étonnant, Silent Running marque les modestes débuts du grand Michael Cimino, qui a ici co-écrit le scénario. Aujourd'hui, ce film au message encore plus d'actualité qu'à sa sortie se présente un peu comme une sorte d'ancêtre très écolo et psychédélique de Moon, le fort sympathique premier film de Duncan Jones. Impossible, en effet, de ne pas penser à Moon lorsque l'on voit ce personnage très isolé, interprété avec beaucoup d'énergie et une conviction indispensable par l'excellent Bruce Dern, condamné à une tache devenue totalement absurde dans un monde dévoré par le cynisme. Un même esprit se dégage de ces deux films qui brassent des thèmes similaires, sur un rythme assez nonchalant qui pourra en décontenancer certains. Un message pessimiste mais empreint d'humanisme et de développement durable finit dans les deux cas par l'emporter, en étant toujours accompagné d'une charge nécessaire contre un monde tant aveuglé par le profit qu'il en oublie l'essentiel.




Silent Running est visuellement très réussi malgré la petitesse du budget qui fut accordé à Doug Trumbull. Spécialiste en la matière, ce dernier a opté pour des effets spéciaux aussi simples qu'ingénieux, qui font que si son film a certes un petit peu vieilli (ne mentons pas), il s'en tire beaucoup mieux que d'autres, même parmi les œuvres de science-fiction plus récentes. Les petits robots qui accompagnent notre héros, à l'aspect rudimentaire mais au charme irrésistible, étaient par exemple joués par des hommes naturellement mal-formés, auxquels il manquait toute la partie inférieure du corps (comme le célèbre Johnny Eck, le fameux freak du film de Tod Browning), et qui étaient simplement cachés derrière d'adorables costumes. Ces "drones", comme ils sont appelés dans le film, sont à peine anthropomorphe et ressemblent plus à des sortes de palmipèdes, du fait de leurs démarches chancelantes et de leurs drôles de "pieds", qu'à des hommes, mais ils s'avèreront bien plus humains que les collègues antipathiques de Freeman Lowell. Grâce à leur allure maladroite et leur personnalité attachante, ces "drones" entrent directement au panthéon des plus cools robots du 7ème Art !




Je recommande donc aux plus curieux d'entre vous ce film de SF original qui plaira forcément aux amateurs du genre et dont le côté très écolo et hippie, renforcé par les chansons de Joan Baez (seule "présence" féminine du film en dehors de Dame Nature), s'attirera les faveurs des nostalgiques de Woodstock et des électeurs d’Éva Joly. Silent Running a aussi la très chic idée de nous quitter sur une dernière image aussi simple que magnifique qui finit de nous séduire et multiplie notre envie d'inciter à redécouvrir ce film et d'en dire du bien. Une conclusion assez poétique du plus bel effet, où l'on voit un petit être mécanique solitaire arroser avec un seau de plage une végétation menacée poussant bien loin de la Terre, sous des soleils artificiels, et condamnée à la dérive dans une serre préservée, à l'abri des hommes, mais voguant vers un avenir incertain...


Silent Running de Douglas Trumbull avec Bruce Dern, Cliff Potts et Ron Rifkin (1972)

2 juin 2012

Mille mots

Après Menteur-menteur et The Invention of lying, découvrez la nouvelle comédie ricaine avec le même gros message à la clé, un message indispensable sur les dangers du mensonge et les bienfaits de la vérité. Merci Hollywood de veiller à l'éducation de nos enfants. Eddie Murphy campe un agent littéraire (vous avez bien lu) qui ne cesse de mentir pour obtenir ce qui lui chante, mais il ment une fois de trop et au mauvais type. Il ment à un Chinoir qui lui jette un sort : il ne doit plus parler sous peine d'y laisser sa peau, et ce afin d'apprendre que les mots ont un poids. J'ai envie de demander aux producteurs américains qui ont financé ce projet de se retenir de produire la moindre merde de ce genre pendant au moins dix ans afin de comprendre que chaque film a un poids et qu'il est bon parfois de fermer sa gueule à tout jamais.



Je n'ai pas vu le film (qui va aller le voir ? Sérieusement ? A part Eddie Murphy peut-être). J'ai juste vu la bande-annonce, ce qui en 2012 revient à voir un film dans son intégralité (à part si l'auteur du film s'appelle Resnais). Dans la bande-annonce on voit qu'Eddie Murphy promet donc à un type de publier son bouquin sur les huiles essentielles alors qu'il ne le fera pas (tu m'étonnes). Un arbre de taille adulte sort aussitôt du sol du jardin dans un effet spécial fort beau et le Chinoir en costar brillant informe Eddie Murphy que le bananier perdra une feuille à chaque mot prononcé. Quand il n'y aura plus de feuilles l'arbre mourra et le héros avec. En attendant il reste 1000 mots au personnage, et on apprécie que retentisse sur toute la bande annonce la voix de Noa et sa sublime chanson Babel, celle qui rend fou notre ami Poulpard aka Brain Damage : "Pardon me for babeling, comme des milliers de mots, pardon me for babeling, qui t'envoient des signaux, cent mille mots, blottis au fond de mon cœur, tout là-haut dans les étoiles..." etc. Le héros black du film, au lieu d'apprendre à dire la vérité et à parler vrai, est un type à ce point irrécupérable qu'il est forcé de la boucler. Son éducation ne passe pas par un apprentissage du langage mais par une condamnation au silence, ou quand les producteurs de comédie veulent donner des leçons de morale alors qu'ils ont le ciboulot en berne. J'aimerais moi aussi être d'origine malgache, porter un costume satiné et dire aux producteurs de cette connerie : "Voila, il reste trois ou quatre feuilles à votre arbre à daubes, vous venez d'en flinguer une belle avec ce film, il vous en reste une paire à sortir, parce que je suis sympa, mais après on arrête les frais." Vous vous dîtes que je me répète et que ce paragraphe reformule le premier, vous n'avez pas tort, je viens peut-être de griller deux feuilles à mon arbre aux palabres (et j'en suis ravi) pour dire deux fois la même chose à ceux qui ont fait ce film : vos gueules.


Mille mots de Brian Robbins avec Eddie Murphy (2012)

30 mai 2012

Spider Baby

De nombreux experts refusent d'admettre l'existence du Syndrome de Merrye, appelé ainsi parce qu'il n'a été observé que parmi la descendance d'un certain Ebenesiah Merrye. Cette étrange maladie se caractérise par une régression infantile progressive se manifestant vers l'âge de dix ans et s'aggravant inexorablement tout au long de la vie du malade. On dit même qu'au final la victime régresserait à un stade prénatal, retournant à une condition pré-humaine de sauvagerie et de cannibalisme. Dans une vieille maison de maître reculée et en décomposition, les trois derniers descendants de la famille Merrye vivent en autarcie avec leur tuteur et chauffeur, Bruno (Lon Chaney Jr.), qui promit à leur père de s'occuper d'eux. Un beau jour, deux parents éloignés se rendent dans l'ancienne demeure avec leur avocat afin d'examiner et de revendiquer la propriété comme héritiers légitimes. Le contrôle fragile de Bruno sur les trois enfants Merrye, deux jeunes filles délurées et leur grand frère attardé, va alors se détériorer peu à peu puis totalement céder, pour laisser place au chaos et à la folie pure. Voici donc le résumé de ce film unique en son genre réalisé par Jack Hill.



Jack Hill occupe une place à part dans le monde étrange et obscur du cinéma bis. Lancée par Roger Corman, sa carrière relativement éphémère et discrète marqua néanmoins le cinéma d’exploitation américain. Cet artisan de la série B signa son plus grand succès en 1973 avec un film de blaxploitation sobrement intitulé Coffy, la panthère noire de Harlem, un polar urbain violent mettant en vedette la plantureuse Pam Grier. Réalisé neuf ans plus tôt, Spider Baby est le film le plus personnel de Jack Hill. Tournée en moins de deux semaines pour un budget de 65 000 dollars, cette œuvre inclassable dont le titre initial était Cannibal Orgy or the Maddest Story Ever Told a failli ne jamais être visible et a dû attendre quatre ans avant d’être découverte par un petit cercle de privilégiés, lors d'une sortie en salles très confidentielle en 1968. Récemment édité en dvd, c’est avec un plaisir sans égal que nous pouvons aujourd’hui redécouvrir ce film au charme si singulier et qui, au fil des ans, a réussi à acquérir une enviable réputation, tout à fait méritée.



Après un générique qui a le mérite d'annoncer la couleur en beauté fait d’animations cartoonesques sympathiques accompagnées d’une comptine amusante et morbide, superbement chantée par Lon Chaney Jr dans un style proche de Tom Waits, nous nous retrouvons donc parachutés dans une ambiance macabre totalement réussie et brillamment mise en place par Jack Hill. Cette atmosphère assez savoureuse a également pour effet de très vite et agréablement nous faire rentrer dans ce film a priori assez bizarre et donc peu engageant. Cette immense maison, nichée quelque part dans un trou perdu de l’Amérique, dégage un climat d’épouvante gothique dans lequel on plonge avec délice, savamment mis en valeur par un très beau noir et blanc. Mais ce qui captive le plus dans le
Spider Baby de Jack Hill réside plutôt dans la façon qu’a le récit de se teinter d’un humour noir particulièrement étonnant et bienvenu, qui permet en outre d’échapper au sérieux qui était habituellement la règle dans les films fantastiques classiques de cette période, pour mieux nous proposer quelque chose de bien plus insolite et original. Ce ton très particulier, né de ce second degré omniprésent mais qui ne vient jamais parasiter le développement du film, apparaît donc très moderne pour l’époque. Les scènes les plus réussies du film sont ainsi celles où l’angoisse côtoie le rire, dans un univers contaminé par une vraie folie, donnant lieu à quelques scènes savoureusement décalées. On relèvera aussi quelques scènes dont les discrètes connotations sexuelles donnent un côté un peu malsain au film tout à fait bienvenu aussi et participant pleinement à son originalité. La délicieuse scène d'introduction, où l’un des personnages cite l'extravagant Dictionnaire des Maladies Rares et Étranges et commence à nous narrer l'histoire, et la conclusion, en forme de pirouette à l’humour ravageur, sont à l’image du film tout entier : une très sympathique réussite, régulièrement surprenante, dont la découverte est un vrai plaisir de cinéphile.



L’interprétation est aussi l’un des points forts du film, à commencer par la prestation remarquable de Lon Chaney Jr, qui avait déjà prêté ses traits au loup-garou du classique du cinéma d’épouvante de 1941 réalisé par George Waggner. L’acteur parvient avec beaucoup de talent à donner de l’épaisseur à son personnage, ce père de substitution au grand cœur, très touchant dans son attachement à cette famille de détraquée. L’interprétation inspirée de Lon Chaney Jr rend véritablement poignant cet amour sans faille que son personnage porte à ces enfants anormaux. Les deux jeunes actrices qui incarnent les sœurs inséparables semblent quant à elles s’en donner à cœur joie quand il s’agit d’insuffler de la vie et de la folie à cet imprévisible duo, tout particulièrement la jolie brune Jill Banner, au charme vénéneux. Quant à Sid Haig, que nous avons depuis revu dans les films de Rob Zombie, il est tout simplement parfait dans le rôle du grand frère débile puisque l’on jurerait qu’il ne joue pas. A l’évidence, cette famille de dégénérés furieux en a inspiré bien d’autres. Et si Spider Baby n’est peut-être pas un chef d’œuvre absolu du genre, il s’agit à mon sens d’un film important. Un peu à l'image du remarquable Carnival of Souls de Herk Harvey, le film de Jack Hill est une véritable curiosité dont il serait bien difficile de mesurer l’influence mais que l’on peut aisément considérer comme une sorte de chaînon manquant entre Psychose et Massacre à la tronçonneuse. Une œuvre à redécouvrir dont on peut aujourd'hui mieux apprécier toute la valeur, la portée et la singularité.


Spider Baby de Jack Hill avec Lon Chaney Jr., Jill Banner, Sid Haig et Beverly Washburn (1964)

27 mai 2012

Cosmopolis

Une fois de plus très déçu par le nouveau film de David Cronenberg. Je me demande pourquoi vu qu'à chaque fois c'est pareil, pire, je me demande pourquoi j'espère à chaque fois quelque chose de formidable. Pourquoi en effet m'obstiner à aller voir les films de Cronenberg au cinéma avec un vif espoir d'être emporté alors que je n'ai jamais été un grand fan du bonhomme, et alors que j'ai particulièrement peu apprécié ses derniers films, le mal écrit et vulgaire A History of Violence, le très creux et assez grossier Les Promesses de l'ombre puis le si bavard et surtout si fade A Dangerous Method. Je sais pourquoi. C'est parce que Cronenberg sait choisir des sujets qui, sur le papier, font rêver. Je m'étais déjà laissé piéger à la perspective de voir le cinéaste le plus organique d'Amérique, le plus charnel des cérébraux, se confronter aux chantres de la psychanalyse. Je me suis fait avoir à nouveau par le programme alléchant du roman de Don DeLillo, écrivain postmoderne par excellence ayant traité plus ou moins en avance le sujet brûlant de la chute des empires financiers et de la fin annoncée du capitalisme. Sauf que dans un cas comme dans l'autre, l'attente fut déçue et l'espoir incomblé.



Même si Cosmopolis est finalement beaucoup plus ambitieux et beaucoup plus riche que les plates querelles psycho-sexuelles des sieurs Jung et Freud, on peut lui reprocher les mêmes bavardages insipides et besogneux. La dernière scène du film, qui oppose Robert Pattinson à un Paul Giamatti en toute petite forme, scène qui dure 22 minutes mais qui passe pour une éternité, atteint un comble dans ce verbiage sans consistance, aussi permanent que bassinant. Dans ce film à 99% parlé, les dialogues sibyllins, paraboliques, métaphoriques, systématiques et diarrhéiques sont peut-être ce qui pèse le plus. David Cronenberg n'arrête pas de se vanter d'avoir lu le roman de Don Delillo en deux jours et de l'avoir adapté en six. Il lui a suffi, dit-il, de surligner dans le roman les répliques qui l'espantaient le plus et de les juxtaposer sur un document wordpad vierge pour voir apparaître son film. Les journalistes de tous bords reprennent en cœur ces paroles et s'extasient de la rapidité d'exécution du maître. Qu'un artiste prétende avoir accouché de son œuvre en trois heures (Cronenberg) ou en trente ans (Terrence Malick), et les médias font identiquement dans leur froc. Sauf que devant le résultat on ne peut s'empêcher de penser que Cronenberg aurait peut-être pu prendre un poil plus de temps et travailler davantage pour que son film si ambitieux soit à la hauteur de son ambition.



On peut certes trouver bien des qualités à ce film ambitieux. La première est son extrême actualité, puisqu'en bonne antithèse de la success story énamourée de Mark Zuckerberg par David Fincher, il fait le portrait d'un milliardaire de la finance âgé de 28 ans, reclus dans sa limousine blindée, insonorisée et incrustée de multiples écrans permettant au personnage de jouer avec le monde sans être infiltré par ce dernier. Le golden boy Eric Packer fait un mauvais pari sur le yuan, commence à perdre son immense fortune et préfère par conséquent s'autodétruire en une journée. Cronenberg a la bonne idée de rester avec son personnage dans chaque plan du film et de se cloitrer avec lui dans le véhicule "prousté", comprendre "rallongé", qui lui sert de bureau et de foyer, où il accueille à longueur de journée et à tour de rôle ses différents coopérateurs. Le cinéaste en profite pour travailler sérieusement sur le son, plus précisément sur le silence, et pour faire quelques plans ingénieux, notamment sur le corps rampant de la marchande d'art Juliette Binoche. Il y a aussi de bonnes idées de scénario, notamment celle d'un personnage principal ne vivant que par la pensée, du moins par le langage qui est censé l'exprimer, dont le métier consiste à collecter des informations et à les utiliser à bon escient, mais qui passe son temps à se faire ausculter le corps, à faire des check-up médicaux très "profonds", à baiser pute sur pute, dont le seul projet à court terme est de se faire couper les cheveux, et qui finalement trouve sa chute dans la seule aporie possible de son système perfectionniste : il n'avait pas prévu la moindre probabilité d'anomalie dans son calcul, la moindre imperfection dans le cours des choses, à l'image de celle que contient son corps, son asymétrie de la prostate. Mais l'asymétrie de la prostate de Packer et sa mise en relation avec son mode d'approche du monde ne sont portés que par les dialogues. Pour le reste Cronenberg nous montre son héros dans ses divers rapports quotidiens au corps, avec ceci de spécial (mais aussi de banal) que le personnage ne semble jamais prendre son pied, contrairement aux Jung et Spilrein d'A Dangerous Method, le personnage de Packer retournant sans cesse au corporel, priant sans discontinuer pour du sexe, mais n'y trouvant manifestement aucun épanouissement, comme si la fracture avec le monde physique était définitive et consommée.



A porter au crédit du film, il y a aussi la façon dont Cronenberg montre l'inanité de la révolte populaire et son manque absolu d'effet probant, notamment dans la scène de la manifestation où les révoltés se contentent de taguer la limousine, qui sera nettoyée dès le lendemain matin, et de la bousculer un peu sans que cela n'interrompe la conversation du milliardaire confortablement assis à l'intérieur. Les brandisseurs de rats sont absolument incapables d'atteindre les magnats de la finance. C'est ce que traduit aussi la scène de Mathieu Amalric avec sa tarte à la crème, séquence plutôt drôle qui intervient comme une bouffée d'air frais dans un film rigide et beaucoup trop sérieux, qui dit elle aussi cette nullité des moyens d'action de la populace. Ce propos sonne assez juste à l'heure où des badauds occupent Wall Street, font des sittings ici et là, manifestent à qui mieux mieux, cassent des vitrines, brûlent des bagnoles, font un bienheureux bruit qui n'arrive pas aux oreilles de la poignée de financiers milliardaires qui dirigent le monde, contre lesquels on ne peut finalement rien, sauf à les descendre en mexican stand off, mais le film s'interrompt avant que ça n'arrive, ou à espérer leur autodestruction, l'erreur infinitésimale dans leur calcul qui nous fera tous chuter mais qui permettra peut-être un redressement ultérieur.



Bref, il y a des choses à sauver dans Cosmopolis, qui n'est pas un mauvais film, qui n'est en somme qu'un film raté. Raté parce qu'on s'ennuie ferme de chez ferme malgré le sujet et les quelques bonnes idées du cinéaste. Le film dit des choses vraies sur notre époque mais il les dit de telle manière qu'on a l'impression de n'entendre que ce que l'on sait déjà. Rien ne paraît neuf ou passionnant, notamment parce que le récit est servi par des personnages complètement faux, des sortes d'avatars que l'on a déjà vus et revus dans mille et un films et que l'on connaît sur le bout des doigts. Les dialogues sont peut-être magnifiques dans le roman mais ainsi portés à l'écran ils sont d'un ennui sans faille, et malheureusement la mise en scène n'est pas toujours aussi intense que lorsque la caméra filme Binoche. De nombreuses scènes, notamment entre le héros et son épouse, dans divers snacks et restaurants, sont loin d'être magnifiées par les cadrages de Cronenberg et on en cherche la sortie avec ardeur. Pire encore dans le salon de coiffure, où le chauffeur et le coiffeur échangent sur leur ancien boulot commun de taxis dans une conversation absurde et inquiétante. On se croirait chez Lynch avec cette bizarrerie très léchée, ces dialogues incompréhensibles, ces personnages énigmatiques, ces répliques barrées "à clés" et compagnie, mais sans les fulgurances de mise en scène et sans l'aspect magique déployé par le cinéaste à mèche folle. Celle de Cronenberg ne parvient pas à magnifier son propos et malheureusement on retient surtout les protagonistes clichés, au choix agaçants ou inintéressants, et leur blabla épuisant. Cosmopolis est un ennuyeux gâchis parce qu'il accomplit de bonnes choses, se maintient sur une ligne avec cohérence, installe une atmosphère particulière, propose une esthétique pas négligeable, mais rien ne se passe pour le spectateur, aucune émotion n'affleure, aucune réflexion ne persiste sur ce sempiternel milliardaire déconnecté, et c'est là sa limite, car on est devant le film comme Packer dans sa voiture : on s'emmerde. Dommage.


Cosmopolis de David Cronenberg avec Robert Pattinson, Sarah Gadon, Juliette Binoche, Mathieu Amalric, Samantha Morton, Emily Hampshire et Kevin Durand (2012)

24 mai 2012

Un Prophète

Ce film n'est pas "mauvais", mais il n'est tellement pas "bon" qu'il est terriblement mauvais. Déjà, et pour commencer, c'est d'une parfaite et consciencieuse laideur. Rien n'est beau dans ce film. Tout est plat (chaque plan, chaque cut, strictement tout), et parfois de lourds accès de laideur pointent le bout de leur nez dans ce marasme de platitude : les noms des personnages ou des chapitres qui s'inscrivent en gros à l'écran au gré d'un arrêt sur image, l'usage balourd des ralentis, les inutiles scènes ultra-violentes à grands coups de jets d'hémoglobine, les fols effets de mise en scène quand Audiard a l'incroyable idée formelle de réduire l'image en filmant à travers un rouleau de sopalin, etc. Partant de là, il est curieux de parler d'immense talent. On lit un peu partout que Jacques Audiard serait le plus grand cinéaste français en activité, et ceux qui le présentent ainsi parlent bien de mise en scène. Je me demande ce qui peut tellement enthousiasmer dans la mise en scène d'Audiard, ce qui fait grimper ses fans au rideau et leur donne le sentiment devant ce film d'être face à une œuvre d'art géniale réalisée par un grand maître. Il suffit de prendre les scènes une à une et de les regarder pour se rendre compte qu'elles n'ont pourtant rien de formidable.



Prenons, complètement au hasard, la séquence en champ-contrechamp où un flic interroge le jeune héros du film dans un bureau, pour cerner ses difficultés. Il lui demande s'il sait lire, s'il sait écrire, à quel âge il a quitté l'école, quelle langue il pratiquait chez lui et ainsi de suite. En face, Tarar Rahim essaie de jouer le jeune loup difficile à faire parler, au regard vif et paniqué, honteux d'avouer ses lacunes mais séduit par l'opportunité de le faire. L'acteur joue particulièrement mal dans cette scène mais à la limite peu importe (le double César absurde qu'il a reçu pour ce film aura plutôt desservi Tahar Rahim qu'autre chose, on ne sait pas où il est passé depuis). Ensuite Audiard raccorde avec une salle de classe où un professeur apprend à des détenus arabes et noirs à lire le français. Parmi eux, le personnage principal, assis à une table, tâche d'épeler quelques mots, le tout sur une musique douce que me chantait ma maman, une sorte de berceuse qui veut forcer notre attendrissement de façon assez pitoyable. Et pour clore la séquence, plan sopalin sur le livre de français : Audiard filme la page du manuel en caméra portée subjective à travers un rouleau de PQ (le héros serait-il à la fois myope, astigmate, presbyte et caffi de triple-glaucomes ? ça expliquerait ses difficultés pour apprendre à lire... mais en fait non, ce n'est qu'un "effet de mise en scène" qui n'est ni signifiant ni intéressant d'un point de vue esthétique), et on entend en off la voix la plus enfantine possible de Tahar Rahim qui décortique le mot "canard". Rien qu'en regardant cette scène (mais ça vaut pour toutes les autres), on ne peut plus parler sérieusement du génie de la mise en scène d'Audiard, ni l'ériger au rang de "plus grand cinéaste français" actuel, à moins de mépriser tous les autres d'un bloc au point qu'il ne resterait plus que lui à sauver…



Et c'est peut-être en effet le cas d'une bonne partie de ceux qui encensent avec exagération Jacques Audiard, cet homme qu'ils consacrent roi du cinéma français notamment pour son courage et son ambition. Nous voici par conséquent informés de ce qu'est l'ambition aujourd'hui en France : cela ne consiste pas seulement à filmer des miséreux de banlieue, des bandits, des prisons, des rats et des coups de feu, non la véritable ambition aujourd'hui en France c'est de filmer tout ça mais à l'américaine. C'est peut-être ça l'accomplissement d'Audiard avec Un Prophète. En partie seulement, parce que le film, comme tous ceux du réalisateur, conserve dans le même temps un aspect très franco-français, une sorte de réalisme humaniste qui lorgnerait presque du côté des Dardenne, mais ça donne typiquement la scène assez embarrassante du cours de français que je viens de décrire et qui ne dure qu'une minute et demi histoire de vite relancer le film avec des choses plus excitantes qu'un apprentissage de la langue… L'américanisation du film peut se ressentir dans la soi-disant maîtrise du scénario traitant un sujet lourd et grave avec l'efficacité comme impératif, dans le regard détaché et très sûr de lui porté sur un milieu précis et sexy en immersion totale, dans l'exposition de la violence physique la plus crue possible et l'exubérance maniaque des scènes sanglantes d'égorgement (Audiard connaît bien ses petits Fincher et Cronenberg illustrés), puis dans la façon de filmer la prison, sujet de prédilection des séries américaines (Oz, Prison Break, etc.) qui ne trouve pas suffisamment grâce aux yeux du cinéma français selon Jacques Audiard, toujours en quête du sujet difficile qui mettra son courage à l'épreuve. Le film, écrit par une batterie de co-scénaristes, a d'ailleurs l'aspect très segmenté et répétitif des séries télé, favorisant la chronique de l'ascension d'un jeune truand en prison. Formellement il y a la caméra portée, vibrante, presque amateur, complètement télévisuelle, qui crée une tension à défaut d'un vrai rythme (on est moins chez les Dardenne que dans 24 heures chrono pour les séries, Démineurs pour le cinéma, etc.), la grosse musique tantôt gravement émotionnelle tantôt tellement cool avec du bon gros son hip-hop surboosté (qui rappelle le générique d'intro des Sopranos), l'art d'écrire très grand les noms des personnages sur l'image arrêtée (un classique du cinéma tape-à-l’œil, véritable mode reprise dans tout un tas de films, d'Inglourious Basterds à Domino, etc.). Et puis il y a l'histoire, le mythe du merdeux petit malin parti de rien pour s'asseoir sur un empire façon rêve américain (Scarface, etc.). Audiard a voulu faire un film de genre et inventer un héros auquel le spectateur puisse s'attacher rapidement. Il regrettait que le cinéma français ne représente les arabes que d'un point de vue naturaliste et sociologique, il voulait les filmer autrement, les mettre en lumière, c'est réussi, l'arabe du film est un taulard analphabète de 19 ans qui, après avoir égorgé un semblable, grimpe les échelons du grand banditisme.



Audiard fonce la tête la première dans ce gros cliché cher au cinéma hollywoodien du bad boy self-made man. Son héros n'est quand même pas totalement un salaud puisqu'il est orphelin déjà (trop triste !) et parce qu'il essaie d'apprendre à écrire le français (ce gros dur est si touchant quand il essaie avec difficulté d'écrire "canard", trognon la caillera). Le héros arabe, qui reste un caïd à la con, réussit cependant, et haut la main, sans que sa soi-disant réussite ne soit vraiment critiquée comme dans le film de De Palma. A la fin de l'histoire il sort de taule, avec la femme et le fils de son ex-meilleur ami sous le bras, il monte dans une bagnole de rêve et trente gros bolides remplis de serviteurs le suivent, formant une cour à sa botte. Peut-être, nul doute même qu'Audiard a voulu dénoncer les failles du système carcéral français, qui d'après experts ne serait qu'une machine à faire grossir les délinquants, un lieu de passage et de formation accélérée pour les introduire à vitesse grand V dans le milieu au lieu de les sortir de leur merde. Sauf que le personnage, auquel nous nous sommes identifiés tout du long et que le cinéaste a soumis à notre admiration avec énergie, sort en grandes pompes de sa cage, et toutes ces bagnoles blindées qui le suivent le sacrent comme un vainqueur absolu, un puissant génie. Audiard affirme qu'il voulait filmer non pas un gros costaud mais un "cerveau en action qui donne des preuves d'adaptabilité phénoménale, que le personnage va d'abord utiliser dans des comportements opportunistes (…) pour ensuite améliorer son sort et enfin accéder à un autre niveau, au pouvoir". Le cerveau, l'intelligence selon Audiard, c'est la faculté à se couler dans un moule pour le soumettre, c'est accepter une condition minable pour s'y tailler une place et y gouverner sans la quitter. Ce qu'il appelle un cerveau c'est en fait de l'astuce, de la ruse, de la malignité, mais l'important c'est que cela conduise au pouvoir, fut-ce un pouvoir financier (les grosses voitures) et despotique (l'intimidation des autres et l'assujettissement des esprits les plus faibles). On sait depuis longtemps que la morale n'a plus droit de cité dans le cinéma et les séries télé, c'est ringard et même insupportable de prendre en considération ce que nous montre un film et le message qu'il délivre... aussi n'y a-t-il rien à redire au fait que le trimard parti d'absolument nulle part, sans la moindre trace d'éducation au compteur, s'avère être plus brillant que le reste du monde et gagne à la fin du film avec une telle marge de manœuvre qu'il a complètement réussi sa vie. Tout cela est parfaitement brillant.



Le problème c'est que si Jacques Audiard n'est pas le metteur en scène prodige qu'on veut nous vendre, il n'est pas non plus le scénariste hors-pair que sa filiation pouvait laisser espérer (surtout aux maniaques de la grosse réplique qui tache façon "Paris-Brest" et "Cons sur orbite")… En-dehors du sempiternel délinquant bizuté puis balloté entre les gangs de la prison et parvenant à y négocier sa place pour finalement prendre les rênes, le seul élément narratif qui ressorte un peu de ce marasme si facile (une prison, des caïds, pas mal de violence et n'importe qui reste scotché) c'est l'idée du personnage hanté par le détenu qu'il a égorgé au début du film dans le but de s'intégrer auprès des pontes de la Centrale. Toutes les dix minutes à peu près on retrouve Tahar Rahim dans sa cellule en compagnie du fantôme de sa victime, qui fume des clopes et recrache la fumée par le trou qu'il a dans la gorge. On peut douter qu'un type traumatisé par le meurtre qu'il a commis au point de côtoyer en pensées sa victime soit d'humeur à imaginer un gag comme celui-là, mais soit. A moins que cet ectoplasme ne soit pas le fruit de l'imagination coupable du personnage mais une véritable manifestation mystique et fantastique, puisque le macchabée prédit ensuite l'avenir au héros et fait de lui un "prophète" de pacotille, Jacques Audiard ne sachant où chercher de l'air pour sortir son film des sentiers battus et rebattus. Sur ce, je retourne voir Un condamné à mort s'est échappé, un film français, de prison, réalisé par un authentique grand "metteur en scène".


Un Prophète de Jacques Audiard avec Tahar Rahim, Niels Arestrup, Adel Bencherif et Gilles Cohen (2010)

22 mai 2012

Contrebande

J'ai regardé le début de ce film hier soir, avant de me coucher, et je me suis réveillé avec une conjonctivite à l’œil droit. Je ne pense pas que ça soit lié, mais tout de même, par précaution, je n'y toucherai plus. Et puis à quoi bon ? Dès les premières secondes, j'avais l'impression d'avoir déjà vu ce film une petite centaine de fois, tant il ressemble à n'importe quel thriller américain lambda voire à n'importe quelle série d'action. Face à un spectacle si indigent, une seule question m'est apparue : que fais-tu Mark Wahlberg ? Que fais-tu Marky Mark, toi qui commences à peine à te forger une vraie crédibilité d'acteur avec des films comme The Fighter, Les Infiltrés et La Nuit nous appartient auprès de ces spectateurs qui, jusque-là, associaient logiquement ton nom à de ridicules films d'action ? Que fais-tu Marky Mark, toi qui, grâce aux films précédemment cités et tes collaborations récentes et futures avec Will Ferrell, occupais déjà une place à part dans mon hall of fame personnel ?




Avec un film tel que ce Contrebande, tu ruines un peu tous tes efforts passés. Qu'est-ce qui a bien pu te faire accepter un tel rôle ? Ce rôle archiconnu de malfrat légendaire, rangé des bagnoles, mais contraint à replonger dans le grand banditisme pour régler une affaire très personnelle. Était-ce l'envie de jouer aux côtés de Kate Beckinsale ? Toi qui es habitué à partager l'affiche avec des bombes comme Eva Mendes, Charlize Theron et Amy Adams, tu dois pourtant savoir que tu vaux infiniment mieux que ça. Elle ne leur arrive même pas à la cheville, à tous les points de vue... Alors peut-être avais-tu apprécié le film original islandais et senti un fort potentiel pour faire un carton ? Hé oui, parce qu'en plus, Contrebande est un pâle remake, réalisé par l'acteur principal du film initial (et il n'y a d'ailleurs bien que ça d'un peu original dans ce triste projet). Non, vraiment, je ne te comprends pas, Marky Mark. Mais bon, je ne t'en veux pas. Tu m'es toujours sympathique et j'ai hâte de te revoir dans un film digne d'intérêt. En attendant, Contrebande est à éviter.


Contrebande de Baltasar Kormákur avec Mark Wahlberg, Kate Beckinsale, Ben Foster et Giovanni Ribisi (2012)

20 mai 2012

Moonrise Kingdom

Aujourd'hui, nous accueillons à nouveau notre ami cinéphile Simon, qui a accompli un véritable miracle en nous donnant envie d'aller voir le nouveau film de Wes Anderson, Moonrise Kingdom. Il a su trouver les mots, le ton et les arguments, pour nous motiver à donner une nouvelle chance à ce cinéaste qui, jusqu'à présent, ne nous a jamais véritablement convaincus. Jugez donc :

Ce dernier opus de Wes Anderson a constitué une bien jolie surprise pour moi, n’étant pas vraiment amateur de ses films précédents. S’ils ont indéniablement des qualités et des côtés réjouissants, son obsession de la composition, qui donne à sa mise en scène un côté un peu toc et factice, la dimension très lunaire de ses histoires et de ses personnages qui, couplé à un usage plutôt mode de la musique donne à ses films un aspect « mignon », tout ça me rebutait franchement. Et l’annonce de ce nouveau titre couplé au visuel ci-contre ne me laissait présager rien de très différent.



Et en effet le film s’ouvre comme du Wes Anderson : une famille nombreuse nous est présentée dans sa maison, qui par sa décoration (et ces plans qui montrent chaque pièce comme « en coupe ») prend l’aspect d’une maison de poupée. Les parents (Bill Murray et Frances McDormand) comme les enfants sont plutôt placides, une musique de Benjamin Britten qui passe sur un vieux tourne-disques est écoutée religieusement par les enfants, la fille aînée paraît en décalage et dégage un sentiment d’étrangeté, qui culmine en fin de scène par ce travelling arrière vertigineux qui part de ses jumelles pour surplomber l’océan. On est typiquement chez Anderson, et quand, dans la scène suivante, on atterrit dans un camp de scouts mené par un Edward Norton « rigide mais rigolo », on se dit : « Ok, c’est joli, mais putain ça va être long si c’est ça pendant 1h30 ».



Heureusement il n’en est rien car Anderson va centrer son récit sur quelque chose de très simple : la rencontre amoureuse et la fuite utopique de deux enfants de 12 ans, la fille aînée de la famille en question, Suzy, et un des jeunes scouts, le mal-aimé Sam. Et Anderson, s’il ne perd rien de sa mise en scène hyper composée et détaillée, se montre très inspiré (bien aidé par ses deux excellents jeunes comédiens, surtout lui) pour saisir des choses très intimes, qui résonnent en chacun de nous, un peu à la manière tout aussi inattendue qu’a eue JJ Abrams de nous faire tomber amoureux avec le jeune Joe du personnage incarné par Elle Fanning dans Super 8. Leur rencontre, racontée dans un flash-back après environ vingt minutes de film, donne lieu à une scène absolument sublime, qui se déroule lors d’un spectacle scolaire de fin d’année. L’étrange déambulation solitaire de Sam aux abords de la salle, dans les coulisses, au milieu des jeunes comédiens costumés, jusqu’à la rencontre avec Suzy, alors déguisée en corbeau, leurs regards qui ne se lâchent pas de toute la scène... Par je ne sais quel miracle Anderson parvient à créer un mélange de grande étrangeté en d’empathie totale avec ses jeunes personnages, qui n’est pas non plus sans rappeler les meilleures scènes oniriques de Twixt de Coppola (faut que j’arrête avec Elle Fanning...). Dès cette scène, Anderson a gagné : l’identité de son film est installée et on est avec les deux personnages, dans leur tristesse à chacun et dans leur attirance mutuelle.



Puis vient la fuite en elle-même. Sam et Suzy cavalent dans la nature, dans cette petite île encore très marquée par la présence millénaire de peuples primitifs, dont ils suivent le chemin migratoire. Sam fait profiter Suzy de son expérience de scout en se montrant un excellent homme des bois. Ils se parlent, se confient, se blessent parfois, leur amour grandit et culmine, physiquement, dans une scène de baiser et de pelotage à la fois très émouvante et assez crue, qui va marquer la fin imminente de leur cavale. Car le film a aussi quelque chose de très cruel et même d’assez violent. La violence surgit même parfois physiquement, de façon assez inattendue dans cet univers en apparence aseptisé : un enfant poignardé avec des ciseaux, une flèche perdue qui tue un chien... Nulle gratuité ici, mais la représentation sans concessions de la violence, physique et morale, qu’il y a à quitter l’enfance, surtout quand on n'a jamais vraiment été un enfant, qu’on n’en a jamais vraiment connu l’innocence. Anderson rend tout cela tangible, et c’est d’autant plus chouette que pour moi c’était totalement inattendu venant de lui. Je n’ai absolument aucun souvenir d’une émotion similaire ressentie devant La Famille Tenenbaum, La Vie Aquatique ou A bord du Darjeeling Limited.



Il faut bien le dire (sans vous révéler la suite de l’histoire), la dernière partie du film est moins enthousiasmante. Les problématiques « adultes » du film (notamment personnifiées par Murray, McDormand et un bon Bruce Willis en flic provincial un peu benêt et triste) intéressent moins Anderson, et nous avec du coup ; par ailleurs le rythme très enlevé et un peu fou qui s’empare du film se fait un peu au détriment de l’ambiance et de l’émotion qui saisissaient jusque-là. Mais elle ne suffit pas à effacer la très belle impression laissée par cette première heure, qui fait de ce film le meilleur Anderson à mon goût, et un bien beau film d’ouverture pour le festival de Cannes, qui présente souvent à cette occasion un gros machin sans intérêt.


Moonrise Kingdom de Wes Anderson avec Edward Norton, Bruce Willis, Bill Murray, Frances McDormand, Tilda Swinton, Jason Schwartzman, Kara Hayward et Harvey Keitel (2012)