
Le film de Coppola est un peu dans cette veine, du moins dans ses pires moments. Il a globalement un aspect très moderne, très "dans le coup", et se veut tout à fait susceptible de devenir "culte" dès la sortie de la salle pour des tonnes de spectateurs friands de petits films à double-fond "déjantés". Twixt a de fait une dimension composite très d'aujourd'hui, ne serait-ce que par son paradoxe fondamental : œuvre de sagesse ressemblant à un premier film fourre-tout d'étudiant, fait de bric et de broc mais en numérique haute-définition avec passages 3D, tourné sans argent mais avec astuce et talent, mêlant le négligé au raffiné, Edgar Allan Poe à Gregg Araki et ainsi de suite. Coppola s'inscrit aussi dans l'actualité cinématographique en ressuscitant un acteur cool sur le retour, comme Aronofsky a ramené Rourke à la vie, mais surtout comme l'exige la lubie très tendance de Tarantino consistant à faire tourner tous les macchabées charismatiques d'Hollywood. Très à la mode aussi le détournement du film de genre qui ne se prend pas au sérieux, jouant d'un sincère hommage aux maîtres en la matière mais pétri d'humour, quitte à placer au milieu du film un sketch complet et assez drôle où Val Kilmer, décidément excellent, essaie d'écrire la première ligne de son futur livre. Bien que le film ait l'air de ne pas y toucher, Coppola y enfile différents niveaux de lecture en plaçant ça et là quelques références distinguées, dont un personnage guest star inattendu et séduisant : la belle trouvaille d'Edgar Allan Poe (Ben Chaplin), qu'on croit admirer en chair et en os ! L'histoire est à la fois cousue de fil blanc et sauvée de sa profonde banalité par un sens aigu de l'absurde et du grand n'importe quoi. On notera aussi le fort penchant pour l'autofiction puisque l'histoire de Val Kilmer est celle de Coppola lui-même, qu'il s'agisse de la mise en abyme de l'écrivain soucieux de se renouveler ou du portrait du père désespéré d'avoir perdu son enfant dans un accident de bateau, sans oublier le côté familial du film puisque Elle Fanning, encore une fois sublime et exceptionnelle dans ce rôle (après son passage remarqué dans Super 8), passe de la fille Coppola (l'imbitable Somewhere) au papa de la sagrada familia, quant à l'épouse d'Hall Baltimore, elle est incarnée par la vraie (ex-)femme de Val Kilmer, Joanne Whalley, rencontrée sur le tournage de Willow où elle était la Sorsha de son MadMartigan. Et puis il y a donc, comme souvent dans le cinéma indépendant américain à la mode, ce mouvement de balancier entre le sérieux et la farce, l'élégance morbide (les traits rouges abstraits sur les gorges tranchées des enfants) et le gore outrancier (le bain de sang final), entre le trivial et le sérieux, le raffiné et le lourdingue, entre un travail sincère et un semblant de je-men-foutisme.

Sauf que Coppola n'est ni Dupieux ni Araki, dieu merci, et qu'il est capable de très belles choses. Pour preuve l'esthétique assez unique des scènes de rêve, avec la matité de ce quasi noir et blanc dans la forêt, où l'image semble se mouvoir d'elle-même imperceptiblement. L'effet lorgne moins du côté de Sin City que de celui des origines du cinéma, intelligemment baignées dans une pure modernité plastique. Dès l'entrée dans le premier rêve, où Baltimore croise le beffroi aux sept horloges mal accordées puis rencontre le fantôme opalescent d'Elle Fanning, on ressent un vif soulagement, on oublie notre peur éprouvée devant une inquiétante introduction moderne dans son ringardisme efforcé, et on se laisse aller à aimer franchement le film. Mais Coppola reviendra à son ton introductif, voire à pire, et gâchera régulièrement les beaux moments de son film. Toute l’œuvre tangue entre le beau et le laid, le sublime et le foiré, le gracieux et le grossier, à l'image de la très belle entrée de Baltimore dans son premier rêve, où Coppola marque une pause entre un beau plan subjectif vers le beffroi et un autre sur Elle Fanning pour montrer son personnage en train de pisser… Cette scène est assez exemplaire du sabotage qu'effectue sciemment le cinéaste sur son propre travail, non pas qu'admirer Val Kilmer prendre cinq secondes pour pisser soit forcément détestable ou méprisable, mais c'est une belle métaphore du grand écart beaucoup trop grand qu'opère Coppola entre de belles choses et d'autres complètement inutiles, surfaites et laides, qui coupent l'herbe sous le pied des premières.

Par exemple quand Baltimore se rend en rêve dans l'hôtel du massacre et rencontre ses deux tenanciers, une grosse dame qui met la table et un moustachu qui répare son horloge : la bonne femme se met soudain à jouer de la guitare et son mari danse sans bouger, la tête en avant, balançant ses bras à droite puis à gauche comme un pendule (on aura compris que le temps obsède Francis), et on est presque mal à l'aise face au ridicule absolu de la scène. Puis tout d'un coup Elle Fanning apparaît à la fenêtre, ferme les yeux et balance doucement, joliment la tête, tout en dessinant un V pour Virginia sur la buée du carreau, et cette belle image suffit à légitimer le morceau de guitare et même à le rendre beau. Mais cet instant de grâce est rompu aussitôt par de nouveaux plans sur l'autre abruti qui balance ses bras comme un épouvantail désarticulé puis par un rapide déferlement de violence digne de Buffy, pour être méchant. Tout le film est parcouru de choses profondément laides et risibles dans lesquelles pointent presque systématiquement une image sublime, une grande idée, un plan parfait, aussitôt effacés par une nouvelle manifestation de pure laideur ou à tout le moins de navrante incongruité, au point que cette juxtaposition de médiocrité et de génie se fait presque superposition, le beau et le laid ayant cours en quasi simultanéité, d'où le sentiment de partage éprouvé face au film, aussi ridicule et ingrat que riche et fascinant, tout ça ensemble.

Par exemple quand Baltimore se rend en rêve dans l'hôtel du massacre et rencontre ses deux tenanciers, une grosse dame qui met la table et un moustachu qui répare son horloge : la bonne femme se met soudain à jouer de la guitare et son mari danse sans bouger, la tête en avant, balançant ses bras à droite puis à gauche comme un pendule (on aura compris que le temps obsède Francis), et on est presque mal à l'aise face au ridicule absolu de la scène. Puis tout d'un coup Elle Fanning apparaît à la fenêtre, ferme les yeux et balance doucement, joliment la tête, tout en dessinant un V pour Virginia sur la buée du carreau, et cette belle image suffit à légitimer le morceau de guitare et même à le rendre beau. Mais cet instant de grâce est rompu aussitôt par de nouveaux plans sur l'autre abruti qui balance ses bras comme un épouvantail désarticulé puis par un rapide déferlement de violence digne de Buffy, pour être méchant. Tout le film est parcouru de choses profondément laides et risibles dans lesquelles pointent presque systématiquement une image sublime, une grande idée, un plan parfait, aussitôt effacés par une nouvelle manifestation de pure laideur ou à tout le moins de navrante incongruité, au point que cette juxtaposition de médiocrité et de génie se fait presque superposition, le beau et le laid ayant cours en quasi simultanéité, d'où le sentiment de partage éprouvé face au film, aussi ridicule et ingrat que riche et fascinant, tout ça ensemble.

On peut faire le même constat pour la scène où Baltimore et Poe sont perchés sur une corniche au-dessus d'un fleuve entre deux montagnes. Coppola filme le canyon en plongée surplombante, avec les deux personnages dans la partie inférieure du cadre regardant vers en bas, vers le fleuve, et il fait apparaître sur l'écran du cours d'eau l'image de la ravissante Elle Fanning, dormant debout tandis que le hors-bord dans lequel la fille de Baltimore a perdu la vie passe sur l'image de la fillette, traverse sa gorge par un effet de superposition et en laisse jaillir l'impression d'un flux de sang grâce aux vagues laissées dans son sillage. L'idée est belle, le tableau divinement composé, la métaphore, assez touchante, a tout dit, même si Coppola croit devoir faire un gros plan sur Baltimore qui explique lourdement son sentiment de culpabilité vaguement surjoué. Mais dans le plan suivant, après le contre-champ sur Poe et Baltimore donc, l'écran du fleuve diffuse désormais la scène de l'accident mochement mis en scène de la fille de l'écrivain, ou comment passer d'un plan à la Manoel de Oliveira (et je fais là un petit cadeau à Coppola, relatif quand on sait que d'autres ont mis le film au niveau de Murnau) à un effet - le même pourtant ! mais utilisé si tristement cette fois-ci - digne du téléfilm sentimental de l'après-midi sur M6. Puis Coppola revient à nouveau aux deux personnages et fait dire de bonnes paroles à Edgar Poe sur la nécessité pour lui comme pour son compagnon d'écrire afin de ménager de belles régions à habiter pour leurs enfants disparus. Voila un exemple typique du mouvement de yoyo qu'inflige Coppola à son film, entre poésie et niaiserie anodine. Les deux personnages d'écrivains, l'un illustre et l'autre raté, n'ont de cesse de rejouer dans leurs débats la dialectique du beau et de la mort, en un mot du sublime, or dans la scène que je viens de décrire, qui est symptomatique de l'ensemble du film, le beau entre en concurrence avec la mort dans l'âme du spectateur mis face à une soudaine et regrettable irruption de laideur à l'état brut qui s'ingénie à rompre systématiquement avec la beauté qui l'a précédée.

Cet étrange équilibre fait aussi la particularité du film de Coppola et participe certainement de l'expression entière et sans frein de sa personnalité cinématographique (qui est peut-être, de fait, inégale). Le film fait preuve en effet d'une immense liberté, beaucoup moins factice que chez un Dupieux ou un Araki quêtant à tout prix l'originalité là où Coppola ne semble se laisser porter que par sa propre singularité. Le cinéaste jouit d'une latitude absolue, non pas revendiquée mais réelle et consommée. Il a 73 ans, il fait ce qu'il veut et ça se sent à chaque instant de son film, ce qui ne laisse pas de provoquer chez moi une joie au moins aussi enthousiaste que la sienne. Mais que Coppola ait eu le courage ou la grandeur d'âme de réaliser un film presque pour soi, dans son jardin, avec quatre sous et sans l'espoir d'en ramasser le triple, ne l'exempte pas de reproches et n'excuse pas les ratés. De même la caution "film personnel" ne justifie pas tout (Sofia Coppola a réalisé avec Somewhere son film le plus personnel et ce fut comme un pieu planté dans le cœur du cinéma), surtout quand le sujet du père alcoolique détruit par la perte de son enfant, thème rebattu auquel le cinéaste n'apporte rien, est traité aussi faiblement qu'il l'est ici, à grands renforts de pauvres dialogues explicatifs et sans que la moindre émotion n'affleure. Malheureusement le film a beau être une œuvre intime profitant au maximum de la liberté de son auteur, il n'en est pas moins terriblement inégal, presque saccagé, ou du moins gâché, par un excès de légèreté et de mauvais goût, conscient ou non, qui fait sans cesse retomber l'émotion esthétique par ailleurs installée. Twixt n'est pas vraiment bon, il est loin d'être mauvais, en somme il porte bien son nom ("Twixt" étant l'ancien mot pour "between", soit "entre-deux"), et dégage quelque chose d'assez plaisant tout en lassant sévèrement sur la fin, qu'on attend de pied ferme à force de se foutre à peu près totalement des personnages ou de leur histoire, traités par-dessus la jambe au profit de quelques belles images et de scènes plus ou moins marquantes qui resteront peut-être en mémoire, même si le film, lui, dans son ensemble, risque de vite s'avérer oubliable.

Cet étrange équilibre fait aussi la particularité du film de Coppola et participe certainement de l'expression entière et sans frein de sa personnalité cinématographique (qui est peut-être, de fait, inégale). Le film fait preuve en effet d'une immense liberté, beaucoup moins factice que chez un Dupieux ou un Araki quêtant à tout prix l'originalité là où Coppola ne semble se laisser porter que par sa propre singularité. Le cinéaste jouit d'une latitude absolue, non pas revendiquée mais réelle et consommée. Il a 73 ans, il fait ce qu'il veut et ça se sent à chaque instant de son film, ce qui ne laisse pas de provoquer chez moi une joie au moins aussi enthousiaste que la sienne. Mais que Coppola ait eu le courage ou la grandeur d'âme de réaliser un film presque pour soi, dans son jardin, avec quatre sous et sans l'espoir d'en ramasser le triple, ne l'exempte pas de reproches et n'excuse pas les ratés. De même la caution "film personnel" ne justifie pas tout (Sofia Coppola a réalisé avec Somewhere son film le plus personnel et ce fut comme un pieu planté dans le cœur du cinéma), surtout quand le sujet du père alcoolique détruit par la perte de son enfant, thème rebattu auquel le cinéaste n'apporte rien, est traité aussi faiblement qu'il l'est ici, à grands renforts de pauvres dialogues explicatifs et sans que la moindre émotion n'affleure. Malheureusement le film a beau être une œuvre intime profitant au maximum de la liberté de son auteur, il n'en est pas moins terriblement inégal, presque saccagé, ou du moins gâché, par un excès de légèreté et de mauvais goût, conscient ou non, qui fait sans cesse retomber l'émotion esthétique par ailleurs installée. Twixt n'est pas vraiment bon, il est loin d'être mauvais, en somme il porte bien son nom ("Twixt" étant l'ancien mot pour "between", soit "entre-deux"), et dégage quelque chose d'assez plaisant tout en lassant sévèrement sur la fin, qu'on attend de pied ferme à force de se foutre à peu près totalement des personnages ou de leur histoire, traités par-dessus la jambe au profit de quelques belles images et de scènes plus ou moins marquantes qui resteront peut-être en mémoire, même si le film, lui, dans son ensemble, risque de vite s'avérer oubliable.
Twixt de Francis Ford Coppola avec Val Kilmer, Elle Fanning, Bruce Dern, Joanne Whalley et Ben Chaplin (2012)