Voici donc le dernier phénomène du cinéma indé américain : Past Lives, le premier long métrage de la réalisatrice coréo-canadienne Celine Song, a fait sensation à Sundance, en janvier 2023. C'est une histoire d'amour toute simple, mais plutôt joliment racontée, en trois temps. C'est d'abord un amour d'enfance naissant, interrompu par les aléas de la vie : la famille de la petite fille, Nora, choisit d'émigrer aux États-Unis tandis que le garçon, Hae Sung, reste en Corée. Douze ans plus tard, ils se retrouvent, grâce à internet, et entretiennent sans se l'avouer une (very) long distance relationship, avant de choisir de faire une pause, d'une durée prévue d'un an, en raison de cet éloignement beaucoup trop important. Mais la vie suit son cours, chacun fait des rencontres, et c'est finalement douze ans après qu'ils se retrouveront de nouveau : ils ont à présent une trentaine d'années, et Hae Sung, fraîchement séparé de sa compagne, vient visiter New York et, surtout, revoir Nora, désormais écrivaine, installée dans East Village et quant à elle mariée...
Longtemps, le film de Celine Song se laisse regarder poliment, toujours joliet, jamais lourd mais flirtant presque avec une certaine inconsistance. C'est que l'on a longtemps du mal à se passionner réellement pour les sentiments qu'éprouvent les deux personnages, à concevoir leur profondeur ou leur intensité, notamment lors de leurs échanges à distance, tant ceux-ci paraissent superficiels. Nous saisissons bien toutefois leur isolement, eux qui sont si souvent filmés dans des bulles, que ce soit les fenêtres Skype, les téléphériques coréens ou leurs petits studios. Le film parvient cependant à entretenir notre intérêt par ces ellipses qui le jalonnent et nous rendent forcément un peu curieux de découvrir comment vont évoluer les personnages et leur relation. La réalisatrice a aussi l'intelligence de ne pas s'éparpiller, elle se consacre exclusivement à ce couple contrarié par le temps et la distance, campé par deux acteurs, Greta Lee et Teo Yoo, plutôt agréables, dont la prise d'âge successive est très crédible. Jusqu'à ce qu'un troisième larron entre en scène...
A priori indésirable, apparenté aux parasites inévitables de toutes les romcoms hollywoodiennes à la noix, on le devine d'abord de loin : c'est un bellâtre brun qui vient contrecarrer tous nos petits plans ou au moins ralentir la formation définitive du couple attendu. Puis on le découvre de plus près et c'est là que l'on comprend avoir tout faux. Ce qui aurait pu définitivement plomber le film lui permet alors, étonnamment, de sortir du lot et de se démarquer du tout-venant du genre. Past Lives pourrait en effet être assez quelconque s'il n'était pas sauvé ou rehaussé in extremis par le personnage de l'époux américain campé par l'inoubliable pâtissier de First Cow, le bien-aimé John Magaro, qui n'a donc rien perdu de sa délicatesse. Mais si l'acteur apporte encore ici toute son élégance et sa douceur, c'est surtout la cinéaste qu'il faut saluer. Car Celine Song s'extirpe d'un piège inhérent à ce type de récits romantiques en faisant de l'habituel élément perturbateur celui qui va donner à son œuvre une sensibilité supplémentaire, en explicitant même ce problème très clairement. C'est une scène très simple de confession intime sur l'oreiller, dialogue fragile mais payant, entre cet homme à la voix fluette et tendre, loin du beau gosse de pacotille que l'on avait cru deviner à son apparition, et sa femme troublée par la situation, qui nous surprend par sa beauté sans fard. "Si nous étions les personnages d'une comédie romantique, je serais celui de trop" dit-il alors, mais beaucoup mieux que ça, pour résumer la chose. Le troisième larron existe et s'avère même précieux.
Du trio que l'on découvre dès l'intelligente et ludique introduction du film, où, tandis que la caméra recule, la voix off de l'écrivaine s'interroge sur le rôle de chacun dans ce que l'on pourrait imaginer être un triangle amoureux, cet époux respectueux et aimant est finalement celui qui nous touche le plus. Pour sa finesse inattendue et sa légèreté bienfaitrice, et surtout le fait qu'il constitue une bonne surprise venue du cinéma indépendant américain adoubé à Sundance et pourtant a priori redouté, Past Lives rappelle à notre bon souvenir Minari, d'un autre cinéaste d'origine coréenne œuvrant en Amérique qui puisait dans ses propres souvenirs d'enfance pour nous parler d'identité et de déracinement. En dépit de sa pudeur parfois trop calculée (je pense à la toute fin, touchante mais convenue), l'œuvre de Celine Song est donc une petite réussite notable, dont nous retenons les nombreux et beaux plans larges, sublimant New York, dans lesquels nous voyons nos amoureux contrariés se retrouver et échanger, comme autant d'invitations à se perdre avec eux dans nos dérives sentimentales, à habiter un film où l'on se sent finalement plutôt bien.
Past Lives – Nos vies d'avant de Celine Song avec Greta Lee, Teo Yoo et John Magaro (2023)
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