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29 juillet 2015

Tabou

Quitte à passer pour un chien galeux, je dois l'avouer, je n'ai pas aimé Tabou de Miguel Gomes. J'ai pourtant vu ce film dans les conditions idéales, sur grand écran. C'était un film Jean Mineur, 0, 0, 0, 0, 8. Un film né sous une bonne étoile, d'après Arte. Je ne comprends pas ce qui s'est passé. Que ceux qui placent le film de Miguel Gomes au sommet des sommets (et qui prononcent son nom correctement, c'est-à-dire Miguéou Gomsh), me pardonnent. Je fus le premier déçu. D'autant plus qu'à la sortie du film, après m'en être laissé conter monts et merveilles, j'espérais l'éblouissement promis. Mais je ne suis ressorti de la projection de ce chef-d’œuvre unanimement annoncé que très circonspect, et noyé d'ennui. Je vais tâcher de m'en expliquer en abordant les trois étapes du film, qui se découpe en deux grandes parties plus un prologue, prologue si supérieur à la suite que les beaux plans qui le composent ont pratiquement suffi à illustrer la grande majorité des critiques que l'on a pu croiser à l'époque.


Adieu beau prologue...

Le prologue donc contient en effet de belles choses, à commencer par le premier plan du film, avec cet homme en tenue coloniale planté au milieu de la jungle et de la caravane de ses sujets. Les plans qui suivent ne sont pas en reste : le même personnage debout devant une rivière et se retournant vers ses suivants, ou découvrant le fantôme de sa défunte lors d'une pause dans sa marche mélancolique, puis dévoré par un alligator et transformé en crocodile heureux, heureux de côtoyer sa femme retrouvée. Les images de ce conte africain sont belles et (quoique loin en l'espèce de la charge mystérieuse des premiers plans d'Oncle Boonmee sur une jungle endormie) elles composent par le montage une durée singulière plutôt fascinante. Le récit que fait ce prologue, portrait d'un homme éperdu d'amour, désespéré au cœur d'une forêt, prêt à se laisser avaler par une créature terrible pour rejoindre sa femme au pays des monstres et des esprits, est du reste pour le moins prenant. Plus captivant d'ailleurs que réellement percutant. Contrairement par exemple au prologue de La Folie Almayer de Chantal Akerman, également sorti en 2012, ou à l'ouverture du film de Weerasethakul, encore elle, avec son buffle libéré dans la jungle nocturne (que Miguel Gomes a dû admirer comme il a dû apprécié les Bad Lieutenant et autres Dans la grotte des rêves perdus de Werner Herzog, avec leur motif commun, ce leitmotiv reptilien en général et crocodilesque en particulier).


Ma douce et moi-même avant d'aller voir Tabou.

Il faut reconnaître le charme réel qui se dégage de ce prologue. Le vrai problème du film vient en fait immédiatement après et prend la forme de toute la première partie, intitulée "Paradis perdu". Durant près d'une heure Miguel Gomes filme deux voisines. Pilar, une dame d'un certain âge, vivant seule, vaguement courtisée par un ami, éprise de religion et vouée aux bonnes causes. Et Aurora, une vieille femme de caractère, en fin de vie, perdant la tête, souvent accompagnée de Santa, sa femme de ménage cap-verdienne. Dès que cette longue partie commence, tandis que la plus âgée des deux voisines raconte ses rêves soporifiques, dix bonnes minutes durant, sur la terrasse tournante d'un restaurant de casino, l'ennui s'installe en profondeur. Après un prologue à la beauté potentiellement hypnotique, Miguel Gomes rompt le charme et nous endort pour de bon (la récurrente voix-off placide et monocorde, assez proche de celle qui irrigue le très long et très beau Val Abraham de Manoel de Oliveira, n'aidant pas). On se surprend à porter aussi peu d'intérêt à des personnages, à leurs histoires et, il faut bien le dire, à la façon dont ils sont filmés. Cette heure de film, interminable, assommante, soumet à notre attention défaillante des vieilles femmes seules et tristes qui s'ennuient, mais Gomes, faute de transcender ce sujet, nous laisse seuls, tristes et bien ennuyés nous aussi, à moins de trouver le moyen de se passionner pour des personnages sans vie et pour une mise en scène au noir et blanc sentencieux toute en plans-séquences raides qui ne leur en insuffle guère elle-même. Le cinéaste portugais aurait voulu dénoncer le monde sans fiction dans lequel nous vivons, idée qui peut légitimement paraitre non seulement totalement fausse mais qui requiert selon Miguel Gomes une heure de fiction sans grand intérêt pour s'imprimer dans les consciences les moins assoupies.


Ma meuf et oim, pendant la projo.

La deuxième partie de Tabou, "Paradis", consiste en un long flash-back racontant la jeunesse d'Aurora et son aventure adultérine en Afrique. A la jonction des deux grands chapitres du film, l'ex-amant de la défunte Aurora, le bien-nommé Ventura (dont les pâles aventures en Afrique font regretter celles de son homonyme Ace), rencontre Pilar et Santa lors de l'enterrement de sa maîtresse d'autrefois et décide de leur raconter son aventure amoureuse africaine avec la disparue dans une galerie marchande décorée en jungle de plastique. Cette deuxième partie tant attendue est fort heureusement meilleure que la première et se veut beaucoup plus intrigante (la plupart des admirateurs de l’œuvre s'y entendent), tant sur le fond que dans la forme. D'abord parce que certains jeux de correspondance se mettent en place, via les singes, les crocodiles ou encore cet écho très net entre la première et la deuxième partie quand, à la scène où Pilar se rend au cinéma avec son vieux courtisan fatigué et pleure en entendant une chanson (Be my baby des Ronettes), répond cette séquence où la jeune Aurora de la deuxième partie du film écoute la même chanson de variété à la radio, en pleurant elle aussi (car c'est Ventura, son amant musicien, qui l'enregistre dans un studio au même moment). De sorte qu'il semble rétrospectivement que Pilar, dans la première partie, regardait le film romantique volontairement cliché des amours secrètes d'Aurora, qui constitue la deuxième partie, avant même de s'entendre narrer cette histoire par Ventura. Et puis le travail sur le noir et blanc, et surtout celui sur le son, ont enfin de quoi nous réveiller et nous sortir de notre grande torpeur.


Retour du cinoche. Grosse ambiance.

Considérant avec intuition ce fait vrai que la mémoire n'est pas aussi scrupuleuse qu'un enregistrement cinématographique, et que des souvenirs lointains mais précis ne nous reviennent que de vagues sonorités, quelques bruits d'ambiance, à défaut des paroles perdues prononcées par les êtres chers, dont nous oublions parfois jusqu'à la voix après en avoir été séparés trop longtemps, Gomes a la grande idée (aucune ironie ici) d'effacer les voix de ses acteurs au montage tout en restituant aux images leurs autres sons dans un film désormais à la fois muet et, plus que sonore, bruitiste. L'idée est aussi singulière que remarquable et l'effet poétique fonctionne à plein. Le seul problème, c'est qu'étendue sur une longue heure cette idée finit par s'essouffler, surtout que le cinéaste ne nous offre pas grand chose d'autre à admirer, sinon, entre autres jolis moments, une scène d'amour physique qui doit plus à la cinégénie du corps de son actrice et à ce vague plan final sur son giron fécond caressé par la main de l'amant illégitime qu'à l'émotion qu'elle recèle. Une raison à cela : si le récit de la jeunesse d'Aurora est ô combien plus passionnant que le portrait de sa vieillesse, il n'en demeure pas moins que Gomes nous raconte, et sciemment (d'où l'écho entre les deux parties via le morceau de musique guimauve diffusé à la radio et servant de bande originale à un probable mélodrame pour mamies portugaises diffusé sur grand écran), une bête histoire d'adultère entre deux blancs colons. On admire un Sur la route de Madison portugais, meilleur que l'original certes, parce que tout à fait conscient de ce qu'il est, en sa qualité de pure réflexion post-moderne (Gomes nomme entre autres le crocodile d'Aurora "Dandy", pour jouer avec la référence à Crocodile Dundee...), mais pas beaucoup plus stimulant pour autant. Difficile par conséquent, en tout cas me concernant, d'être touché par cette histoire, et de fait par le film dans son entier.


Quand on rentre à la casbah, comme d'hab, on bouffe un macdalle en causant du film.

Miguel Gomes a lui-même expliqué qu'il a voulu ouvrir son film sur une légende (le fameux prologue), un conte sentimental aux airs de cinéma primitif, pour ensuite s'en éloigner assez nettement dans sa première partie et y revenir petit à petit afin de simuler sur la durée d'un seul long métrage le parcours difficile de refictionnalisation qui marque tout l'art contemporain. D'une partie à l'autre, il souhaitait revenir vers cette croyance initiale, ce cinéma des premiers temps, cette histoire au goût d'absolu, ce romanesque ancestral. On pouvait espérer qu'il y revienne non seulement plus vite mais qu'il y revienne vraiment. Car si la seconde partie s'en rapproche, on est loin encore de l'émotion du prologue ou de sa capacité à nous émerveiller. Cette déclaration du cinéaste dénote peut-être d'ailleurs une volonté trop affirmée de se plier à des schémas structurels prédéfinis et de s'y conforter, au prix semble-t-il d'un déséquilibre flagrant et dommageable pour le film. Y compris dans la seconde partie du film, formellement surprenante quoique finalement insuffisante, mais surtout en grande carence de contenu, puisque sous prétexte de retourner vers le romanesque Miguel Gomes choisit le plus premier degré qui soit et, en vérité, le plus niais, celui de Dirty Dancing (la comparaison est osée, suggérée uniquement par la chanson des Ronettes qui servait de bande originale à la comédie musicale menée par Patrick Swayze) et de Out of Africa (que Gomes cite lui-même en entretien). En réduisant le romanesque et la fiction au gros mélodrame à lourds sabots sans parvenir à sublimer ce type de sujet (comme beaucoup l'ont fait) par une forme qui serait plus sidérante que celle pour laquelle il a opté, le cinéaste pénalise lui-même son œuvre et sa portée. Gomes est semble-t-il plus doué pour créer une imagerie originale où le poétique prime sur le théorique, que pour mettre en scène de strictes idées théoriques sur le cinéma, ou d'ailleurs sur l'art de façon plus générale, aussi justes soient-elles. Prenons deux exemples, l'un dans la première partie, l'autre dans la deuxième.


Quand Félix m'a demandé si j'avais aimé.

Commençons par la séquence, déjà évoquée, où la vieille Aurora raconte ses rêves devant un décor flou et tournant, un arrière-plan d'images en mouvement qui s'accordent à la portée onirique de son propos. Qu'avons-nous là à admirer sinon une pure idée (qui tourne en rond) étalée elle aussi sur de trop longues minutes, et qui s'arrête au stade du papier sans provoquer la plus petite émotion ? La mise en scène et le discours qu'elle relaie sont potentiellement intéressants mais en réalité terriblement maigres, et perdent le peu de leurs qualités une fois tartinés sur la longueur. Pour aller vers la deuxième partie, puisqu'elle est plus réussie, citons Gomes lui-même, qui dans son entretien avec les Cahiers du Cinéma, à l'époque de la sortie du film, évoquait cette séquence où Aurora et Ventura, fous amoureux, courent dans la jungle puis s'arrêtent net et regardent la caméra. Le cinéaste explique avoir tourné cette scène pour dénoncer la perte de latitude du champ romanesque, pour démontrer que ce dernier ne va pas de soi aujourd'hui, qu'il dépend de la bonne volonté du spectateur et d'un pacte de confiance tacite signé avec lui. D'où la course romantique des amoureux brusquement stoppés dans leur élan, comme pour demander au spectateur le droit de poursuivre et s'assurer que ce type de scène peut encore fonctionner. La scène ne donne pratiquement rien sur le plan émotionnel, peut-être parce que le cinéaste rompt lui-même la ritournelle du cinéma classique, comme Godard le faisait il y a cinquante ans, plus qu'il ne nous demande notre accord pour la continuer. Gomes a qui plus est un tout petit wagon de retard en posant la question de cette façon quand Weerasethakul, Kiarostami, De Oliveira, Herzog ou Carax l'ont mieux posée et y ont répondu juste avant lui. Oui le romanesque est encore possible, oui la fiction fonctionnera toujours, sauf peut-être à la réduire, ne serait-ce qu'en termes narratifs, et sans prendre vraiment le dessus sur cette faiblesse en termes esthétiques, à ce qu'elle a fait de pire, au chromo hollywoodien le plus mièvre qui soit, à Out of Africa, fiction qui peut-être un jour finira bel et bien par ne plus aller de soi.


Et Gomes nous demande la permission de continuer...

Que le "Paradis" soit si plat n'est pas un problème en soi, à condition que le réalisateur pousse la forme d'un cran encore et nous rende cette amourette indispensable, au lieu de quoi il accouche d'un film d'ennui que la joliesse ponctuelle de sa mise en scène et sa belle idée sonore - la seule qu'on retiendra vraiment dans tout ça, qu'un court ou moyen métrage aurait suffi à honorer, faute de véritables prolongements ou rebondissements formels - ne peuvent sauver. Il est en fin de compte très difficile de parler d'une œuvre pareille, très noble en maints aspects, portée par de bonnes idées, dont certaines scènes sont effectivement très belles, et dont l'auteur et ses intentions sont absolument respectables, bien qu'il soit peut-être, à mes yeux, passé à côté d'une réussite totale. A moins que je ne sois totalement passé à côté de sa réussite, ce qui n'est pas exclu. Je ne nie pas un style singulier et un talent certain, mais le film reste malheureusement incroyablement ennuyeux et ne m'aura touché à aucun instant, encore moins si je repense, et Gomes m'y pousse, à d'autres films aussi ambitieux que le sien sortis ces dernières années, dont il s'est peut-être nourri à l'excès (jusque dans son goût, qui ne se limite pas à ce film, pour les structures coupées en deux, qui débarque après Lynch et son Mulholland Drive ou Weraseethakul et son Tropical Malady, entre bien d'autres), et qui le surpassent de beaucoup. Le propos de Tabou pourrait être passionnant mais sa mise en cinéma le rend aussi pesant que distant, et donne au final un sentiment de gâchis.


Tabou de Miguel Gomes avec Ana Moreira, Carloto Cotta, Teresa Madruga, Laura Soveral et Isabel Cardoso (2012) 

23 mai 2015

Notes sur le Festival de Cannes 2015



Un peu moins de 6 jours à Cannes, 16 films vus toutes sections confondues : c'est déjà beaucoup, mais trop peu pour tirer des conclusions précises sur d'éventuelles grandes orientations (thématiques ou formelles) de cette édition. Beaucoup se sont inquiétés de la volonté plus ou moins affichée par Thierry Frémaux de faire la part belle à des films traitant de manière frontale de problématiques sociales d'aujourd'hui, dans un style naturaliste peu aventureux. Ces films, parfois réussis, étaient bien là en sélection officielle (La Tête haute, La Loi du marché), mais le festival avait bien d'autres choses à offrir. Un peu en compétition, beaucoup dans les sélections parallèles, en particulier la Quinzaine des réalisateurs dont le délégué général Edouard Waintrop a su profiter des hésitations et des choix discutables de Frémaux (cette année encore plus que les autres, des films désastreux ne semblent être en compétition que pour garantir des montées des marches glamour) pour faire de sa section la plus stimulante et la plus audacieuse de ce début de Festival.



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Une ouverture idéale d'abord, avec L'Ombre des femmes de Philippe Garrel. Prolongement assez évident de son précédent film La Jalousie, et réussite aussi limpide que Les Amants réguliers. Sur une trame aussi simple qu'à son habitude (Pierre et Manon forment un couple de cinéastes solide mais fatigué ; Pierre rencontre Elisabeth qui devient sa maîtresse, et par laquelle il apprend que Manon a elle aussi un amant), Garrel touche à l'essence du sentiment amoureux, dans un mélange constant et bouleversant de douceur et de douleur qui irradie chaque scène. La mise en scène, d'apparence simple et très sèche, associée à la splendeur du noir et blanc de Renato Berta, est admirable. Et Garrel tire le meilleur de son casting étonnant : les revenants Stanislas Merhar (parfait en homme trompant et trompé, taiseux et cruel) et Clotilde Courau (dont émane un bouleversant mélange de force et de souffrance), et la découverte Lena Paugam, beauté discrète mais intérieurement bouillonnante. La relation entre Pierre et Manon est hantée par le mensonge, intelligemment et discrètement symbolisé par ce vieux résistant à qui le couple consacre un film, et qui s'avèrera ne pas être celui qu'il prétend. Un film d'une grande cruauté et d'une immense beauté.


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Autre réussite indiscutable, dès le deuxième jour de la Quinzaine : Trois souvenirs de ma jeunesse d'Arnaud Desplechin, prequel explicite de Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle), lors duquel Mathieu Amalric reprend brièvement le rôle d'un Paul Dedalus quarantenaire se replongeant dans les souvenirs de son enfance, son adolescence et sa vie de tout jeune homme. Les deux premiers souvenirs sont très courts : le premier voit Paul enfant subir les crises de folie de sa mère, et quitter la maison familiale ; le second est un étonnant récit d'espionnage où Paul, en voyage scolaire en URSS, est missionné pour "offrir" son identité à un jeune juif cherchant à quitter le pays pour Israël ; puis vient le troisième, qui occupe à lui  seul près de deux heures de film, chronique de la rencontre et de la passion entre Paul et Esther (dont le rôle était tenu par Emmanuelle Devos dans Comment je me suis disputé...). La singularité et la virtuosité de l'écriture de Desplechin trouvent dans la bouche de ces jeunes gens une vigueur nouvelle, en particulier dans celle du jeune Quentin Dolmaire, jeune comédien sorti de nulle part, authentique révélation, boule de nerfs et de flegme mêlés, capable des fulgurances expressives et verbales les plus étonnantes (Amalric bien sûr, mais aussi Léaud ne sont pas loin). Comme Garrel mais d'une façon évidemment très différente, Desplechin s'approche au plus près de la sève des relations hommes/femmes, de ce qu'elles peuvent générer d'exaltation, de folie et de souffrance. Sa narration et sa mise en scène sont d'une grande liberté et d'une folle inventivité, et ce film son plus beau depuis longtemps.


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Je n'ai pu voir que le premier volume des Mille et une nuits de Miguel Gomes, projeté le 3ème jour. Une expérience folle, stimulante, parfois agaçante, constamment surprenante. L'ambition qui émane de ce film de 6 heures (découpé en 3 volumes de 2 heures) est grandiose et inédite : s'attaquer à la situation désastreuse du Portugal d'aujourd'hui par (presque) tous les moyens qu'offre le cinéma. La fiction dramatique, le documentaire, le conte, l'autofiction, l'interview, bien d'autres choses encore, et parfois plusieurs de ces choses mélangées (et encore, je n'ai pas vu les deux volumes suivants). Autrement dit, escalader l'Everest par toutes ses faces, simultanément. Bien sûr, on ne peut pas se lancer dans une telle entreprise seul, et Gomes aime beaucoup rappeler que cette œuvre est le fruit d'un travail collectif (des journalistes furent chargés de collecter pendant plusieurs mois toutes sortes d'informations et de faits divers à travers le pays, que Gomes et sa scénariste ont ensuite sélectionnés et plus ou moins remodelés pour les intégrer au film). On peut légitimement parfois s'agacer ou décrocher de ce joyeux foutoir et de l'impudence de son auteur, mais il en émane une telle énergie, une telle acuité et une telle drôlerie qu'il finit par tout emporter. Miguel Gomes confirme qu'il est bien un des jeunes cinéastes contemporains les plus aventureux en faisant littéralement exploser tous les schémas, et en livrant une vision à la fois impertinente, sombre mais non dénuée d'espoir de la situation de son pays, de l'Europe, du monde. On redécouvrira ce premier volet et les deux suivants avec bonheur en salles cet été.


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Waintrop a visiblement programmé à dessein ces trois immenses films sur les cinq premiers jours du festival, pour frapper un grand coup. Quelques petites perles ont par ailleurs émaillé sa sélection, notamment le premier film de la réalisatrice sino-américaine Chloé Zhao, Les Chansons que mes frères m'ont apprises. Situé dans une réserve indienne du Dakota du sud rongée par la pauvreté et l'alcoolisme, le film suit deux personnages principaux, un garçon de 19 ans et sa petite sœur de 11 ans, livrés à eux-mêmes par une mère volage et seule, et par un père qui leur a offert 27 demi-frères et sœurs de 9 mères différentes (!), et qui vient de mourir dans l'incendie de sa maison. Le film cumule plusieurs handicaps de prime abord, en premier lieu la lourdeur de son sujet et l'influence stylistique très visible de Terrence Malick. Mais débarrassé des lourdes prétentions métaphysiques (et des voix off impossibles) des derniers films du vieux maître, et délesté de tout pathos, le film émeut et offre beaucoup de scènes très réussies et de personnages aussi beaux que leurs jeunes comédiens. Un petit film fragile mais très séduisant.


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Plus inégal, El Abrazo de la Serpiente du colombien Ciro Guerra plonge quant à lui au cœur de la forêt amazonienne, faisant des aller-retours entre deux époques sur les traces de deux explorateurs occidentaux à la recherche d'une plante rare et miraculeuse. Ils se confrontent à l'hostilité de la nature, aux indigènes locaux, se frottent aux pratiques chamaniques, mais surtout à la destruction de tout ce fragile équilibre par l'exploitation grandissante de la forêt. Le film est loin d'être exempt de défauts (quelques lourdeurs et scènes complètement ratées), mais aussi de sacrées audaces, telle cette explosion psychédélique absolument inattendue et très belle à la fin du film.

Seule vraie déception parmi ce que j'ai pu voir à la Quinzaine, Green Room de Jeremy Saulnier, qui après Blue Ruin livre un survival indéniablement efficace (la salle était très réactive) mais aussi assez bête par sa violence grotesque et son humour bas du front.


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La sélection de la Semaine de la critique était bien sûr moins excitante sur le papier. Ayant raté le paraît-il séduisant premier film de Louis Garrel (Les Deux amis), je n'ai pu y voir que Ni le ciel, ni la terre, le premier long métrage de Clément Cogitore, jeune cinéaste très remarqué pour ses courts, et qui confirme ici un talent extrêmement prometteur. Ni le ciel, ni la terre raconte l'histoire d'une troupe de soldats français (commandée par un Jérémie Renier convaincant) postée à la frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan, près d'un petit village et d'une position taliban. Un jour, alors que leur retrait est imminent, certains d'entre eux se mettent à disparaître mystérieusement. Le film trouve un intéressant équilibre entre une puissance d'incarnation très physique (ce n'est pas un film de guerre, mais il en émane beaucoup de violence à peine contenue et une très belle façon de filmer les corps et leur tension) et une dimension métaphysique pleine de mystère et de questions non résolues. Dans les deux cas, le film fait preuve de beaucoup d'humanité et d'intelligence.


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Venons-en maintenant à la sélection officielle, et d'abord à son "antichambre", Un certain regard, où se sont vus rétrogradés deux immenses cinéastes asiatiques. Pour l'un d'entre eux c'est une surprise d'autant plus grande qu'il a obtenu la Palme d'or il y a quelques années (c'est un phénomène rare, dont de mémoire le seul équivalent est la présence du Restless de Gus van Sant dans cette section, quelques années après la Palme d'Elephant). Avec Cemetary of Splendour, Apichatpong Weerasethakul ne rate pas son retour. Dans un petit hôpital construit sur les ruines d'un cimetière, des soldats sont plongés dans un sommeil profond. Autour d'eux, deux femmes d'âge différents, dont une jeune femme capable de communiquer avec l'âme des morts et des soldats endormis. Un jour, l'un d'eux se réveille. Constamment pris entre la réalité et les songes, la vie et la mort, le film provoque une sidération permanente, purement cinématographique, un immense bien-être cotonneux parfois percé de violentes fulgurances, dont je ne veux évidemment dévoiler aucune ici pour en préserver la surprise (je vous avertis juste d'une scène prodigieuse de générosité, de trouble charnel et de monstruosité mêlés à la fin du film). Pour reprendre approximativement une formule entendue à Cannes, c'est le "film-cure" du festival, celui qui par sa beauté guérit de tout ce qu'on voit de laid, là-bas et ailleurs.


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Il est frappant de constater que Kiyoshi Kurosawa s'intéresse lui aussi, dans Vers l'autre rive, à la relation entre le monde des morts et celui des vivants (ce n'est pas la première fois en ce qui le concerne non plus), pour un résultat évidemment très différent mais néanmoins passionnant. Un homme mort noyé trois ans auparavant réapparaît dans la vie de sa femme. Cette dernière en est évidemment bouleversée, mais n'en semble pas étonnée outre-mesure (il faut la voir et entendre dire, quand elle voit son mari apparaître dans un coin de son salon : "Oh, tu es là", avec une désarmante simplicité qui suscite bien plus d'émotion que si elle avait éclaté en sanglots). Ensemble, ils entreprennent un voyage à travers le Japon, dans une région où le mari semble avoir un temps vécu pendant son absence. Un film apaisé, à la mise en scène discrètement majestueuse, et d'une grande intensité émotionnelle.


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Il est probable que la relégation de ces deux maîtres à Un certain regard s'explique par l'extraordinaire densité des prétendants asiatiques cette année. Trois sont en compétition. Si j'ai raté le Kore-Eda et le Hou Hsiao-Hsien (tièdement accueillis semble-t-il), j'ai pu voir le nouveau film de Jia Zhangke, deux ans après le fantastique A Touch of Sin. Si ce dernier embrassait l'histoire contemporaine de la Chine par le prisme de la violence, Mountains May Depart est un pur mélodrame, très ample lui aussi, puisqu'il se situe sur trois époques (1999, 2014, 2025), deux continents, et s'attache à deux générations de personnages. Si le film souffre d'une troisième partie moins convaincante, et de quelques lourdeurs symboliques assez étonnantes (tel ce choix d'appeler un des personnages "Dollar"), il n'en demeure pas moins admirable par l'incroyable inventivité de sa mise en scène, par l'égale finesse avec laquelle il traite le sentiment amoureux et la critique économique et sociale, et par l'émotion qui naît de sa peinture d'un personnage féminin passionnant, interprété par Zhao Tao, et son fascinant visage constamment rieur et néanmoins empreint de douleur. Le travail de Jia Zhangke sur le son est aussi particulièrement marquant. On se souviendra longtemps de ces basses vibrantes qui ont fait trembler le Grand Théâtre Lumière, et surtout de ces deux scènes musicales, la première et la dernière du film, qui ont fait du Go West des Pet Shop Boys l'étonnante chanson du festival.


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Mon deuxième favori (personnel) de la compétition est Mia Madre de Nanni Moretti, où mélodrame et comédie de succèdent, se superposent par moments. Moretti s'y construit un alter ego féminin, Margherita (Margherita Buy), réalisatrice qui tourne un film social (visiblement médiocre) sur une usine en grève. La patron de l'usine est joué par un acteur américain égocentrique et excentrique (John Turturro, toujours à la limite du cabotinage, souvent génial). Parallèlement, la mère de Margherita est en train de mourir. Dans cette épreuve Margherita est épaulée par sa fille adolescente et par son frère (incarné par un Moretti parfait de sobriété), qui décide lui-même de quitter son travail pour s'occuper de sa mère. Mia Madre est un film inquiet et passionnant sur la confusion de notre époque, à de multiples niveaux (social, culturel, éducatif, artistique...), et aussi l'émouvant portrait d'une femme entre deux âges et de ses difficiles rapports aux autres (collaborateurs, amoureux, famille). La mise en scène de Moretti est d'une sobre élégance mais réserve aussi des surprises étonnantes, en particulier quand il se frotte au rêve. Il y a peut-être finalement là une tendance forte dans les films les plus intéressants du festival : presque tous contiennent une forte dimension onirique et une volonté forte de représenter les rêves, les songes ou l'au-delà.




C'est malheureusement aussi le cas dans certains films ratés. Mais le plus malheureux, c'est que l'un d'eux soit l’œuvre d'un réalisateur aussi adoré que Gus Van Sant. La Forêt des songes a été (presque) unanimement rejeté par les festivaliers, et il est difficile de les contredire. Un mélo empesé et désincarné, souffrant d'un scénario souvent grotesque (un homme décide d'aller se suicider dans une forêt au pied du Mont Fuji, où il rencontre un autre homme, japonais, qui y a lui renoncé un peu tard. Au gré de réguliers flash-backs, on apprend ce qui a conduit notre héros à en arriver là) que Van Sant ne transcende qu'à de rares occasions dans la première moitié du film (la deuxième heure est un calvaire total). Ajoutons à ça une musique mainstream omniprésente et la prestation rapidement insupportable de Matthew McConaughey, qui va devoir faire attention à ne pas rapidement perdre tout le beau crédit dont il jouit depuis son come-back. N'en jetons plus, nous avons tellement admiré le travail de Gus Van Sant, nous continuons à croire en lui en plaidant l'accident de parcours.


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Voilà pour les "grands maîtres" de la compétition. Il y avait aussi un premier film, Le Fils de Saul du hongrois Laszlo Nemes, et pour beaucoup ce fut un choc. Le film se situe intégralement à Auschwitz, et ne quitte jamais le visage de son personnage principal, Saul Aüslander ("l'étranger"), détenu juif faisant partie d'un sonderkommando, sélectionné par les nazis pour mener ses semblables à la chambre à gaz et "nettoyer" celle-ci de leurs cadavres. Un jour, Saul voit un enfant ayant survécu au gazage, qu'un médecin ausculte avant de l'achever en l'étouffant. Saul le reconnaît comme son fils, et se met dès lors en tête de récupérer son cadavre et de trouver un rabbin pour lui offrir un enterrement en-dehors du camp. La mise en scène, dans un format 1.33 surprenant, est faite de plan-séquences très longs, de gros plans permanents sur le visage de Saul, tout le reste étant flou ou relégué dans le hors-champ (énorme travail sur le son, infernal). Tout ça est impressionnant de maîtrise, beaucoup trop. Le film est absolument irrespirable, et il en émane rapidement un sentiment de complaisance et un manque de générosité étouffant, même quand les grilles du camp sont finalement franchies, en bout de film. Laszlo Nemes témoigne d'un talent formel indéniable, mais on espère que dans le futur il en fera autre chose qu'un "film-choc" comme le festival en raffole (il y a fort à parier qu'il sera en bonne place au palmarès).


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Autre film très sérieux dans un tout autre registre formel : La Loi du marché de Stéphane Brizé, dans lequel Vincent Lindon incarne Thierry, chômeur depuis 15 mois, enchaînant les entretiens à Pôle emploi, les formations infructueuses, les rendez-vous blessants à la banque. Il finit par accepter un poste d'agent de sécurité dans une grande surface. Lindon est le seul comédien professionnel du film, écrit et tourné à toute vitesse. Il y est formidable d'intensité, et le principe du film le confrontant exclusivement à des comédiens amateurs, pour la plupart dans leurs propres rôles, fonctionne à merveille. Le film n'est évidemment pas exempt de tout reproche : la mise en scène de Brizé, en apparence très minimaliste, peut paraître fonctionnelle et systématique, voire assez laide. Il s'attache surtout à saisir les choses sur le vif, caméra à l'épaule, en plan-séquences (même si la plupart sont discrètement remontées). La surenchère de situations négatives (on dirait qu'il a synthétisé en 1h25 toutes les choses terribles auxquelles peut être confronté un homme en difficulté) est facilement assimilable à du misérabilisme. L'ensemble est néanmoins d'une puissance et d'une acuité assez incroyables sur ce qu'est la violence du monde du travail d'aujourd'hui. Et si ce cinéma manque indéniablement d'ampleur et d'inventivité, Brizé fait partie de ses meilleurs représentants en France. Et il est assez satisfaisant de constater (le film est sorti cette semaine) qu'un large public y accède, donnant tort à tous les commerçants du cinéma décrétant que le public n'aspire qu'à se divertir en s'évadant de son quotidien.


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Plus discutable encore est mon ressenti à propos de Marguerite et Julien, le nouveau film de Valérie Donzelli, dont le hit La Guerre est déclarée avait suscité chez moi la même aversion que chez les créateurs de ce blog (et auprès de qui ce paragraphe risque me coûter très cher pour longtemps). A de rares exceptions près, Marguerite et Julien a été largement rejeté à Cannes. A mon grand étonnement, le film m'a emporté. A partir d'un scénario de Jean Gruault écrit pour François Truffaut dans les années 70, il conte l'histoire d'un frère et d'une sœur (Jérémie Elkaïm et Anaïs Demoustier), dans une époque lointaine, éperdument amoureux l'un de l'autre depuis l'enfance, longuement séparés, se retrouvant jeunes adultes, bien décidés à vivre  leur amour en dépit de tous les obstacles. Bien sûr, le film est loin d'être parfait. Donzelli fait feu de tout bois, ose l'emphase romanesque et les tentatives formelles les plus débridées, et parfois ça ne fonctionne pas et vire au ridicule. Mais le film a pour lui un souffle indéniable, une foi réjouissante dans le pouvoir d'évocation du cinéma et la croyance du spectateur (effets spéciaux désuets, anachronisme permanent - dans les costumes mélangeant plusieurs époques, ou quand un hélicoptère fait soudain irruption dans le champ), et une interprétation convaincante. Ce n'est pas très étonnant concernant Anaïs Demoustier, plus belle et intense que jamais, ça l'est plus pour Jérémie Elkaïm, étonnant de sobriété. Ils donnent chair de belle manière à ce couple étrange et inadapté, dans un film à la charge érotique puissante et perturbante.


Hitchcock/Truffaut


Ps : finissons sur une note plus consensuelle. A Cannes Classics, on a pu voir le documentaire de Kent Jones intitulé Hitchcock/Truffaut, qui sera bientôt diffusé sur Arte. Il s'attache à décrire la relation entre les deux cinéastes, et la genèse d'un des plus grands livres de cinéma qui en a résulté, en s'appuyant sur une forte documentation et sur les témoignages souvent très intéressants de cinéastes invités (Scorsese, Fincher, Bogdanovich, Assayas, Desplechin, Kurosawa...). Mais le film dévie assez vite de son programme initial pour entrer (et faire entrer les cinéastes sus-cités) de façon profonde et passionnée dans l’œuvre d'Hitchcock, dans leur rapport intime à celle-ci, et plus particulièrement à deux films, Psycho et Vertigo. Un documentaire passionnant, et très salutaire au milieu du tunnel de films contemporains vus à Cannes.


21 juin 2013

Deux filles au tapis

Notre collaborateur Simon, jamais en reste quand il s'agit de causer d'un beau film américain peuplé de femmes toutes en formes et toutes en sueur, a décidé de vous toucher deux mots de la dernière œuvre d'un grand maître, qui ressort en ce moment sur les écrans :

Deux filles au tapis raconte l'histoire des California Dolls, un duo de catcheuses très belles qui, avec leur coach (Peter Falk), sillonnent le pays à la recherche du contrat qui les mènera au titre de championnes des États-Unis. Derrière ce titre et ce pitch de série B se cache une petite merveille, et le dernier film de Robert Aldrich, immense réalisateur qui s’est attaqué à de nombreux genres (films noirs, westerns, films de guerre, satires sur Hollywood…) avec une égale réussite, toujours marquée par une vision du monde pessimiste, violente et ambigüe. Une fois n’est pas coutume, je citerai ici Positif : « Deux filles au tapis est un mélange de sophistication et de brutalité, de musique et de hurlements, de chorégraphie et de coup de poings, de sang et de strass, d'élégance et de violence, dont la réussite peut être considérée comme une sorte de testament esthétique du cinéaste Robert Aldrich. »




Le film est d’abord l’histoire d’un "ménage à trois" formé par les deux filles et leur coach, un schéma qui fonctionne à plein régime du fait de leur complicité et de l'ambigüité de leurs relations : on apprend vite que le coach est l'amant d'une des deux filles, mais Aldrich prend un malin plaisir à jouer clairement la carte de l'érotisme entre elles, ainsi qu'entre elles et leurs adversaires sur le ring. Les combats sont à la fois brutaux et d'une grande intensité sexuelle, avec des filles toutes en cheveux et en seins qui se battent avec sauvagerie. Si Darren Aronofsky a sans aucun doute tiré de ce film une partie de son inspiration pour The Wrestler, ici se loge une différence majeure entre les deux œuvres : en 1981 chez Aldrich, on continue à "faire comme si" le catch était un vrai sport, les filles doivent gagner leurs combats pour évoluer, il n'y a pas d'arrangements préalables entre adversaires (en revanche on essaye de soudoyer ici l'arbitre, là le public). Ni le réalisateur ni le spectateur ne sont dupes de la mascarade, et cette représentation d’un spectacle populaire trivial n’est pas dénuée de noirceur et d’ironie, mais pourtant miracle, lors du combat final qui s’étire sur près de 20 minutes, l’immersion est totale, le « pacte de croyance » cher à Miguel Gomes fait son œuvre, parce qu’Aldrich nous rend ces personnages vivants et nous les fait aimer depuis près de deux heures. La description de leur quotidien, leurs déambulations de fast-foods en motels miteux, de banlieue industrielle en banlieue industrielle au volant d'une vieille voiture ruinée, de salles de sport décrépies en chapiteaux de cirque boueux, tout ça est représenté de façon extrêmement sensible : Aldrich dresse une critique de l'Amérique et de la société du spectacle par le prisme de personnages marginaux qui peinent à y trouver leur place, et ces personnages il n'oublie pas de les regarder, longuement, et de les aimer.




Les deux filles sont excellentes, Peter Falk est grandiose. Aldrich leur offre à tous trois un dernier plan sublime. Encore en transe sous l'effet de l'effort, de la rage et de la joie, ils sont là sur le ring tous les trois, enlacés, bouleversés et hagards. Le plan démarre à vitesse réelle, puis on passe à un ralenti d'une fluidité et d'une douceur incroyables, avant que l'image ne se fige définitivement.


Deux filles au tapis de Robert Aldrich avec Peter Falk, Vicky Frederick, Laurene Landon et Burt Young (1981)