
Le cinéaste donne tellement de place au spectateur que ce dernier est tenté d'exploiter cet espace d'imagination et de pensées et de s'abandonner à ses propres rêveries devant un film d'une richesse inouïe qui, bien que d'un rythme engourdi, semble s'écouler sans qu'on n'ait le temps de le retenir. Et pourtant les images se fixent. Le film ne m'a pas quitté depuis que je l'ai vu au cinéma, il s'est imprimé en moi et me reviennent très régulièrement toutes sortes de moments, comme à la faveur d'un sortilège inconscient. De sorte que je suis impatient de le revoir pour retrouver ces instants subjuguants et pour mieux m'en imprégner encore.
Un peu avant la fin du film, une séquence s'avère tout aussi saisissante que l'ouverture, lorsque les personnages progressent dans la grotte étoilée : c'est si facile sur le papier, et c'est pourtant magnifique une fois filmé. Ce miracle-là est forcément mystérieux. Il naît peut-être d'une croyance absolue dans les puissances du cinéma, d'une poésie des images et du montage, du foisonnement d'influences conjuguées qui touchent autant au folklore Thaïlandais qu'aux croyances ancestrales de cette culture étonnante ; il procède en tout cas d'une grande liberté, doublée d'audace et de pure et simple virtuosité.
Pour encadrer la séquence centrale de la princesse et du poisson-chat, séquence costumée, onirique, fabulaire, érotique, qui atteint au sublime, l'ouverture et la clôture du film revendiquent a contrario une veine plus réaliste, ou disons plus intimiste, qui achève de faire la nique au règne actuel d'un cinéma de la rapidité et du sensationnel qui à force de le quêter sans finesse a semble-t-il fini par définitivement déserter le champ de l'illusion. Au début, par un effet minimal, le cinéaste fait lentement apparaître un fantôme à la table de ses personnages, que le spectateur comme les protagonistes eux-mêmes met un certain temps à discerner et dont la découverte provoque chez lui la même réaction de recul et d'incrédulité. A la fin, un moine qui vient de quitter sa toge pour prendre une douche observe en s'habillant la télé que ses amies regardent allongées sur un lit. Au détour d'un champ-contrechamp et sans le moindre effet spécial - si tant est que le faux-raccord n'en soit pas un - le moine s'est dédoublé et s'observe désormais lui-même en train de regarder cette même télé, son double étant soudainement présent lui aussi sur le lit aux côtés des deux femmes. Le cinéaste exerce alors ce don qu'il possède pour rendre leur puissance et leur prix aux choses les plus convenues. L'effet naît d'une transition simplissime et c'est ainsi, par exemple, en bouleversant le spectateur par l'usage d'un banal faux-raccord, que Weerasethakul nous rappelle modestement et ouvertement tous les possibles d'un art dont les plus élémentaires techniques sont une ressource de renouveau et de ravissement inépuisable.
Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) d'Apichatpong Weerasethakul, avec Thanapat Saisaymar, Jenjira Pongpas et Sakda Kaewbuadee (2010)