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3 février 2012

La Folie Almayer

Quand bien même on en verrait beaucoup d'autres - soyons optimistes - les images de ce film resteront sans nul doute parmi les plus belles vues cette année. J'ai découvert hier soir pour la première fois le travail de Chantal Akerman, cinéaste dont je n'avais vu jusqu'alors qu'une partie de l'excellent La Captive, film qu'il me faudra redécouvrir sous peu, motivé par le souffle de La Folie Almayer. Adapté du premier roman de Joseph Conrad posant les fondations d'une trilogie malaise qui aura inspiré de nombreux écrivains français contemporains, et Jean Echenoz en particulier, le film raconte l'histoire de Kaspar Almayer, jeune homme qui après s'être laissé séduire par les promesses du capitaine Lingard s'est laissé marier sans amour à la fille adoptive de ce dernier et installer dans une vieille masure en bord de fleuve, au cœur de la jungle de Bornéo, dans l'espoir d'un jour hériter de la fortune de son bienfaiteur. Mais le colonialiste Lingard s'est ruiné dans la recherche d'un trésor et Almayer est poussé à placer sa fille Nina, sa seule source de joie dans ce trou humide où rien d'enviable ne pousse et où rien ne se passe, dans un pensionnat où elle apprendra à vivre comme une blanche malgré son métissage. Almayer se voit contraint à vivoter dans l'inaction la plus totale en un pays qu'il ne supporte pas, et Nina d'apprendre les bonnes manières et la culture occidentale dans un pensionnat qui s'emploie à effacer les traces de ses origines.




La seule introduction du film compte parmi les plus beaux instants de cinéma vécus ces derniers temps. Chaque image est à la fois violemment surprenante et parfaitement évidente, chacune porte l'empreinte d'un regard brûlant, chaque plan est un bloc de tension. Ainsi un simple gros plan sur le visage d'un homme, la nuit, observant face à lui dans une ginguette un chanteur reprenant le "Sway" de Dean Martin, devient aussi éprouvant que fascinant. Comment Akerman parvient-elle, par un simple plan fixe sur le visage d'un homme, à nous happer complètement et à nous foudroyer ? C'est à peu près inexplicable. Peut-être est-ce dû au rapport entre cette image et son contrechamp : le spectacle improbable et assez grotesque d'un Malais en costume bleu dansant d'une drôle de façon sur Dean Martin, qu'il chante en play-back devant une rangée de danseuse vahinés… En contrepoids, l'austérité et la force brutale de ce visage au regard intense et opaque se dégage d'autant plus sèchement. Mais l'image en soi était déjà impressionnante, le champ sans le contrechamp, ce gros plan comme innervé par le visage tendu représenté. Impressionnantes, toutes les images qui suivent le sont en vérité, et c'est cela qu'il est difficile d'expliquer rationnellement. Chaque plan, au-delà de sa simplicité apparente, s'empare littéralement du spectateur et sidère. Puis l'action, soudaine, étrange : l'observateur qui faisait face à la scène s'engouffre dans le contrechamp par l'arrière, adresse un coup de poignard fulgurant, puis disparaît comme il était apparu mais par l'autre côté du cadre, comme un acteur sortant de scène. Le silence retombe, une jeune fille continue seule à danser de plus en plus lentement tandis que le tueur, hors-champ, l'appelle plusieurs fois par son prénom, "Nina". Elle s'arrête quand son libérateur lui apprend la mort du chanteur, s'avance face caméra et chante à son tour en nous regardant dans les yeux l'Ave Verum de Mozart, comme libérée bien que triste toujours. Cette séquence, qui ne repose que sur la présence des corps et des visages, sur la dialectique des regards en champ-contrechamp, et qui soulève via ces éléments primitifs un mystère entier, est à elle seule un très grand moment de cinéma.




La suite à ce prologue maintient miraculeusement cette lancée. Akerman ne perd rien de cette énergie et de cette puissance de l'instant. Du moins pendant plus d'une heure, la première partie du film, avant que Nina ne sorte de son pensionnat. Mais alors quelle heure… Il n'y a rien de trop, pas un dialogue n'est superficiel ou fortuit, pas un plan n'est moins important, pas une image qui ne soit travaillée, pensée, sensée et belle à la fois. Tout concourt ainsi à représenter le mystère et la majesté des lieux parallèlement à la réclusion d'Almayer, que la végétation étouffante rend littéralement captif. Les jeux de couleurs, de lumière, la profondeur de champ dans le pensionnat, les aplats dans la jungle où le décor naturel méandreux fait barrage en soi, tout participe à construire une vision unique et époustouflante dans un enchaînement de scènes également magnifiques. Tout fait événement. La moindre ondulation de l'eau sur le fleuve vert, jaune et noir, la moindre brillance des gouttes de sueur sur la tempe de l'homme qui sert Lingard quand ce dernier meurt sur un lit flottant à même l'eau sombre qui a envahi sa cabane. Avec ces plans presque abstraits et absolument sublimes, Akerman n'a rien à envier aux plus belles images poétiques de Godard, ni aux plus beaux plans de Renoir, auquel on pense évidemment pour Partie de campagne ou pour Le Fleuve. Je parle de Godard, du Godard plutôt contemporain c'est dire, mais contrairement à lui Akerman préserve toujours un précieux équilibre entre le romanesque et le travail plastique, entre cinéma narratif et cinéma expérimental. Aucune tendance ne prend le pas sur l'autre, les deux sont en symbiose afin que chaque scène fasse à la fois sens et sensation. Pour tenter de rapprocher l'ambiance du film de cinéastes plus franchement contemporains, on pourrait évoquer Lynch (pour la scène du Silencio dans Mulholland Drive) ou Weerasethakul (pour Blissfully Yours), mais le film ne se veut pas référentiel et instaure un régime visuel et narratif (avec une déconstruction patente du montage qui n'enlève rien à la linéarité d'un récit suivant implacablement sa trajectoire) qui lui est propre, une poétique tout à fait singulière.




Akerman filme l'humidité de la jungle détrempée, les visages fermés et ruisselants de ses habitants, l'envahissement de la maison par la végétation, l'omniprésence de l'eau, les mouvements des personnages derrière les bambous, les reflets de la lumière sur la noirceur du fleuve, et c'est sans compter sur son art, par un travail de déplacement lent du cadre ajouté aux mouvements de l'eau ou des feuilles, de fabriquer des images littéralement mouvantes, hypnotiques, qui entourent et enlisent la solide cabane de bois (type d'habitat qui porte le nom de "Folie") sombre bien que grand ouverte d'Almayer, propriétaire sédentaire contraint à l'immobilisme. On est tenté de parler beaucoup de l'image mais le travail sur le son est également frappant, par exemple, pour ne citer qu'une scène particulièrement marquante, l'une des plus belles du film, lorsque Lingard poursuit Nina et sa mère dans les marais pour s'emparer de l'enfant, poursuivi lui-même par Almayer, qui n'a de cesse de maugréer et de hurler sa colère. Akerman accole le son off de la voix d'Almayer aux images de Nina et sa mère luttant dans l'eau, si bien qu'on croit Almayer près d'elles alors qu'il est encore loin derrière. Le ressassement entêtant du père, entre murmure et hurlement soudain, s'apparente aux voix assourdissantes et obsédantes de la jungle et les recouvre même. Quand elle ne rend pas off une voix in, Akerman fait l'inverse, comme avec la voix-off dite par le valet de Lingard, qui sort ponctuellement de sa condition de personnage pour devenir conteur et commenter l'histoire, filmé directement par la cinéaste. Tout ceci fait de la première partie du film un enchantement porté par un style puissant.




Mais, et c'est un tout petit mais, ce miracle ne s'étend pas au film entier, qui perd de sa force de représentation au moment où Nina sort du pensionnat pour des images moins percutantes, qui cèdent parfois le pas à la narration et aux dialogues, néanmoins remarquables, et portés en outre par des acteurs tous exceptionnels. A commencer par Stanislas Merhar, évidemment, qui revient décidément en force après sa très belle interprétation du musicien célibataire malheureux dans le prologue de L'Art d'aimer, avec ici une prestation qui rappelle les meilleures heures de Guillaume Depardieu, en moins physique et en plus directement intérieur. Dans ce rôle de mélancolique effondré, toujours vaincu et ne parvenant à rien, qui reproche à sa fille de ne pas savoir aimer mais qui en est incapable lui-même malgré tous ses efforts dans ce sens, l'acteur dégage quelque chose d'étonnant, une sensibilité brute doublée d'un vrai talent.




Mais les acteurs ont beau être excellents, les dialogues et l'histoire avec, le film décroche, peut-être volontairement, de sa sur-puissance initiale et de longue durée. Ce n'est même pas un reproche, à peine un bémol, parce que la deuxième partie est elle aussi marquée par de nombreuses séquences frappantes et de très belles choses, qu'il s'agisse de la scène du meurtre de nuit, sous la pluie, commis par la mère de Nina, de cet instant où les bateaux du père et de la fille se séparent, ou du dernier plan-séquence terrible sur l'étape ultime de la folie (cette fois-ci réelle) d'Almayer. Pour faire une comparaison assez malheureuse, ce serait comme reprocher à Chantal Akerman de nous servir un dessert à peine très bon après un plat de résistance extraordinaire. N'empêche qu'on regrette presque qu'elle n'ait pas fait perdurer la force visuelle permanente de la première partie du film, après laquelle une qualité même supérieure ne peut que décevoir un peu. Il y a cependant fort à parier pour que ce bémol disparaisse dès la deuxième vision du film, quand nous saurons à quoi nous attendre et recevrons la seconde partie pour ce qu'elle est, sans la comparer à la première, sinon pour apprécier le mouvement de l'une vers l'autre. La Folie Almayer est quoi qu'il en soit un très grand film foisonnant d'images inoubliables solidement tissées les unes aux autres pour donner corps à une œuvre poétique forte.


La Folie Almayer de Chantal Akerman avec Stanislas Merhar, Aurora Marion et Marc Barbé (2012)

18 mai 2011

De la guerre

J'ai trouvé des qualités à ce film de Bertrand Bonello qui connut en 2007 un cuisant échec commercial et critique, mais je dois bien dire qu'il m'a tout de même déçu. Le début du film m'a totalement happé, notamment cette idée d'une nuit béate et révélatrice que le héros passe dans un cercueil suite à un bête incident, idée prometteuse s'il en est. A son réveil, le personnage (Mathieu Amalric) n'est plus le même et il suit avec dévotion un drôle de type (Guillaume Depardieu) qui le conduit vers un lieu coupé du reste du monde, le "Royaume", une secte vouée à la quête du plaisir. Dans ce lieu qui symbolise le cerveau humain, l'érotisme et l'horreur se conjuguent de liens en liens, et le plaisir n'étant pas chose acquise, c'est un manuel de guerrier à la main que les adeptes doivent y accéder. Mais le film se perd très vite dans une sorte de fourbi aux milles influences. De Brisseau à Eyes Wide Shut, en passant par Breillat ou Desplechin, sans oublier de faire un tour chez Weerasethakul et Lynch, avec George Bataille en toile de fond, on baigne dans toutes les références appelées de près ou de loin par le sujet. Il y a à boire et à manger et on frôle le haut le cœur. Quand on penche du côté Deplechin tout va bien (ce sont les scènes hors de la secte qui sont concernées), mais quand on se laisse aller vers Brisseau ou Lynch, ça devient périlleux, et parfois très laid, sauf exceptions comme nous le verrons.



Dans Le Pornographe, Bonello digérait - et avec excellence - l'héritage de la Nouvelle Vague (comprise et intégrée, non pas ressassée sur le mode nostalgique et platement imitée comme peut le faire Christophe Honoré dans Les Chansons d'amour). Dans Tiresia il en était détaché et pouvait se plonger dans un cinéma résolument moderne. Un cinéma difficile, rugueux, dangereux, extrêmement contemporain, dans une veine exploitée par Bruno Dumont ou Pedro Costa. C'était ce que c'était mais ça avait le mérite d'être singulier. Là on a plutôt affaire à une sorte de pot pourri de tout un tas d'influences modernes, qui, dans un patchwork désordonné et inégal, laissent un sentiment de déséquilibre, un goût d'inachevé, sinon de raté. Il y a des choses que je trouve très réussies dans le film. Comme le début, je l'ai déjà dit, mais certaines scènes au milieu du récit aussi, quand Bertrand (c'est le nom du personnage, double fictionnel de Bonello il est d'ailleurs réalisateur et prépare un film intitulé Tiresia) retourne en ville. La séquence est très bonne, notamment la scène dans le magasin de disques avec Clotilde Hesme. Cette scène est excellente même si elle m'a semblé un peu trop écrite, un peu trop belle (cinématographiquement parlant) et un peu trop séduisante (scénaristiquement parlant), ce qui contraste avec le reste du film et semble témoigner d'un désir de Bonello de rattraper le spectateur à ce moment-là et de raccrocher les wagons de son film. Et ça marche puisqu'on prend un grand bol d'air avec cette scène.



La séquence où le personnage retrouve sa mère est excellente aussi, et puis celle où le bruit des ambulances dans la rue devient assourdissant. Ceci dit je dois avouer que j'aurais préféré, sur l'instant, que le retour à la ville fût définitif. Quand le personnage revient à la vraie vie, je me suis dit que c'était brillant de la part de Bonello d'arrêter la partie "secte" assez vite pour surprendre le spectateur d'une part et d'autre part pour laisser le film jouir de l'empreinte de cette première partie et en renaître pendant presque une heure. J'ai pensé que toutes les scènes de secte allaient peut-être prendre un nouveau sens à l'aune de ce qui allait en découler. C'est pourquoi, même si cette séquence est excellente, j'ai été déçu que Bertrand retourne au Royaume après elle. C'est aussi parce que les scènes du Royaume sont souvent ratées. Sauf celle où Bertrand raconte à Léa Seydoux le film qu'il a écrit et qu'il aimerait faire, qui est donc Tiresia, film qui le hante jusque dans la nuit. Amalric, une fois de plus très convainquant, joue parfaitement ce dialogue. Il raconte l'histoire de son film exactement comme le ferait quiconque a écrit une histoire et la raconte pour la 20ème fois à quelqu'un après l'avoir déjà brassée 100 fois dans sa propre tête. Dans des scènes comme ça, Bonello insuffle une justesse remarquable à son film.



Autre très belle scène, la danse mystique en groupe dans les bois avec la musique répétitive et les lumières blanches qui clignotent. Cette séquence est très belle parce que Bonello a depuis toujours le corps pour obsession, ou plutôt les mouvements tantôt gouvernés tantôt incontrôlés du corps. Cette séquence se fait l'écho de la danse spasmodique accélérée de Jérémie Rénier sur Marcia Baila des Rita Mitsouko, seul sur la piste d'une boîte de nuit, dans l'une des plus belles scènes du Pornographe. Bonello semble être passionné par ce genre de mouvements irraisonnés, appelés par la musique, où le corps se libère de tout contrôle et se désarticule jusqu'à l'abstraction. Cette scène de groupe répond littéralement au plan-séquence sur Jérémie Rénier, où c'était un être seul, libéré, heureux, jeune, et bientôt père alors qu'il venait de ressusciter le sien (de père, joué par Jean-Pierre Léaud), qui s'agitait gracieusement sur une musique populaire en plan fixe accéléré. A quoi vient donc s'opposer une mise en scène très présente, dans un cadre douteux (celui de la secte), sur une musique expérimentale et dans un décor aussi naturel que travaillé (les bois, parsemés de lumières blanches scintillantes).



Bertrand, le personnage du film, a digéré sa Nouvelle Vague (Le Pornographe), puis il a travaillé à un film tranchant qui affichait la volonté de heurter (Tiresia), et il n'a désormais plus de père pour panser ces plaies. Il a perdu le sien, comme le lui rappelle violemment sa mère, entraînant littéralement une chute (Amalric commence à y être habitué après tous ses effondrements dans les films de Desplechin). Le père est réduit à son cercueil, l'endroit précisément où Bertrand se retrouve enfermé et où il veut être sans y retourner. C'est toute la question, celle de vivre dans et avec la mort sans vouloir mourir pour autant. Alors la libération du corps passe par un travail, un décor, une mise en scène, ici une secte. C'est ce travail-là, cette quête de la vérité dans le faux organisé, que filme Bonello, qui montre les corps évoluer, ramper, danser, courir, se pénétrer, se chevaucher, se bousculer, se substituer et ainsi de suite. Il filme une progression, comme toujours, une évolution, un changement, un travestissement, une fusion (du père et du fils, de l'homme et de la femme, de la vie et de la mort). Très contemporaine, la transformation du corps vers la liberté est dans ce film le fruit d'une schizophrénie concertée.

Mais le film s'embourbe souvent autant que ses personnages et il en vient à ressembler à son propos au point de paraître lui-même trop organisé dans sa désorganisation, trop travaillé dans son fouillis. A la fin du film on voit Bertrand faire sa guerre seul, et quand il est dans la forêt et qu'il semble frapper dans le vide avec son épée, ce sont en réalité les plans de danse collective qu'il frappe grâce à un montage alterné tout en faux raccords. Son ascèse se fera en solitaire, pas dans le groupe factice de la secte. A ce moment là il évolue seul, il progresse dans la forêt à sa manière, il danse en solitaire, il se libère et il peut trancher dans la thérapie de groupe. C'est définitivement dans le meurtre (du père, de soi) que se trouve le plaisir de l'existence, ou quand le fantôme de Georges Bataille plane sur le film... Certains plans sont très beaux et beaucoup de scènes sont savamment orchestrées. D'autres moins. Je prendrais pour exemple la métaphore un peu facile du héros qui arrive enfin à nager pour symboliser sa victoire intime et psychologique.



Bonello a fait un film très intelligent, savamment mis en scène, mais un peu trop long, un peu trop inégal, un peu trop... et un peu fatiguant. Bien des scènes sont ennuyeuses voire regrettables, notamment celles de la secte, avec le gros chien noir, le macchabée, les scènes de sexe, et ainsi de suite. Je trouve donc le film assez brillant sous bien des aspects, très spirituel, et parfois très beau, mais malheureusement souvent trop chargé et parfois bien maladroit. C'est quelque peu irritant, globalement décevant, même si le film demeure très intéressant, et si je ne parle pratiquement que des bons moments du film c'est aussi parce qu'il constitue une prise de risque évidente et parce qu'il fait figure de transition dans l’œuvre de Bonello, cinéaste remarquable et déjà essentiel.


De la guerre de Bertrand Bonello avec Mathieu Amalric, Guillaume Depardieu, Asia Argento et Clotilde Hesme (2007)

22 novembre 2008

Two Lovers

James Gray s'améliore de film en film. Little Odessa était prometteur mais un peu chiant, The Yards aussi, y'avait un sacré quelque chose dans We own the night, et maintenant Two lovers, qui se révèle plus que convainquant, carrément bouleversant. L'hideuse affiche annonce un triangle amoureux et si c'est bien ce dont il s'agit, nous voilà à des lieues de bien d'autres films eux aussi bâtis sur ce schéma éculé, citons par exemple le dernier Woody Allen, Vicky Cristina Barcelona, dont le titre dresse la liste des prénoms des protagonistes du trio sentimental. Allen a beau défendre sa gamelle assez logiquement, son film n'est pas pour autant digne de lui, il n'est pas digne de nous. James Gray quant à lui tire largement son épingle du jeu de Mikado qu'est le cinéma hollywoodien actuel. Son film est sombre, mais il ne l'est pas grâce à des personnages de comic books et des cervelles éclatées comme chez Cronenberg (A History of Violence), pas grâce à des personnages de comic books et un suspense à la noix comme chez les frères Coen (No Country for Old Men), pas grâce à un personnage de comic books et une vision écologiste et pontifiante comme chez Sean Penn (Into the Wild), pas grâce à des personnages de comic books et un zeste de conscience politique biaisée et puante à souhait comme chez Christopher Nolan (The Dark Knight). Son film est sombre parce qu'il parle d'un vrai personnage, d'un homme en proie aux affres des sentiments les plus authentiques et les plus puissants.




Et qui mieux que Joaquin Phoenix pour interpréter ce personnage? L'acteur atteint très probablement ses sommets dans ce film. Ses comparses n'étant pas de reste (Gwyneth Paltrow, Vinessa Shaw, actrice d'une beauté éclatante, sans oublier Isabella Rossellini). Mais véritablement Phoenix montre des choses dans ce rôle qui donnent à penser que si nous avons récemment perdu le plus grand des jeunes acteurs français en la personne de Guillaume Depardieu, nous venons peut-être bien de perdre (si sa parole est d'or, puisqu'il prétend arrêter sa carrière, mais on peut largement douter de cette affirmation) le plus grand des jeunes acteurs américains. Espérons que Joaquin reviendra sur sa décision, ou que ce n'est qu'un canular, car c'est un très grand acteur et ce film est certainement son Pic de Dante.




C'est aussi le film de James Gray (à ce jour) qui ne s'encombre plus d'histoires policières un peu pâteuses, prétextes à des portraits efficaces mais distants. Dans ce film il fait place et entièrement place à la comédie humaine, et si ça n'est pas gai gai, c'est au moins Gray Gray, c'est en tout cas ultra poignant, et il en ressort quelque chose d'aussi précis que solide. James Gray ne s'embête pas avec les poncifs à la mode, tous plus désolants les uns que les autres. Dans son film, il y aurait mille occasions de faussement surprendre le spectateur, de faire mentir les personnages en leur créant des secrets de polichinelle et des cachoteries surfaites, il y aurait mille aubaines de créer du suspense superflu ou de laisser s'immiscer des intrigues secondaires tortueuses et saugrenues pour ne pas perdre l'attention du spectateur demeuré bercé à la série télé racoleuse et rentable. Mais James Gray s'épargne ces foutaises pour se concentrer sur ses personnages, sur son histoire, et sur sa mise en scène. Dans un film par ailleurs brutalement émouvant il se permet des choses somme toute assez banales (quid du regard caméra) mais qui sont devenues si rares aujourd'hui, employées avec conviction et talent, qu'elles offrent un bol d'air d'audace et d'idées.


Two Lovers de James Gray avec Joaquin Phoenix, Gwyneth Paltrow, Vinessa Shaw et Isabella Rossellini (2008)

18 avril 2008

Un Secret

Le secret de ce film, c'est la véritable identité de son réalisateur. Un jeune inconnu tout droit sorti de l'HIDEC s'est vu proposer de mettre en scène ce script adapté d'un roman à succès. Craignant de flinguer sa carrière avant de l'avoir lancée avec ce projet particulièrement glissant, notre quidam a pensé prendre un nom d'artiste pour couvrir ses arrières. Il a choisi pour sobriquet un nom français banal et sans prétention. Notre novice toujours anonyme a donc choisi le prénom Claude en référence à son film de chevet Madame Claude, et le patronyme Miller en guise de clin d'œil à Miller's Crossing des frères Coen, palmé d'or à Saint-Tropez. Et voilà que l'illustre réalisateur français Claude Miller, le vrai, celui de L'Effrontée et de La Petite Lili, a vu en traînant un soir sur IMDb s'ajouter à sa filmographie cette nouvelle œuvre obscure.



Les procès étaient déjà en cours quand Claude Miller, le vrai, est allé louer le film dans son vidéo-club fétiche et il s'est avéré que ce long métrage lui convenait plutôt pas mal, lui qui n'avait encore jamais traité la France de Vichy, lui qui n'avait encore jamais serré la main de Patrick Bruel et qui n'avait encore jamais eu recours à des effets minables très spéciaux pour raconter une histoire sans queue ni tête. Certaines mauvaises langues ajoutent que Claude Milos Forman aurait renvoyé son avocat en apprenant devant le journal de 13h que ce film était nominé aux Césars pour la récompense ultime du meilleur maquillage, bien décidé à enfin poser son cul au beau milieu de la grande famille du cinéma français.



Le film se déroulant sur plusieurs décennies, le vieillissement des personnages est une des clés de voûte scénaristiques de l'intrigue. Pour ce faire, le réalisateur a par exemple filmé Patrick Brucknel dans les coulisses de l'Olympia avant son set, pour incarner son personnage en 1955, âgé de 30 ans, puis post-gig et post groopie-gang-bang, pour interpréter ce même personnage en 1985, soit près de 30 ans plus tard. On n'y voit que du feu. Autre personnage, autre technique, c'est là qu'entre en scène la dynastie Depardieu. 1955, Julie Depardieu incarne la bonne amie de Pathos Bruel ; 1962, Guillaume Depardeüs prête son corps unijambiste affublé d'un tablier de bonne ainsi que son visage marqué par la vie recouvert d'un couvre-chef plus que féminin au même personnage un peu plus âgé(e) ; 1985, Gérard Depardieu et ses 200 kilos de viande interprètent sans faillir et grimés d'une queue de cheval directement chipée à un canasson (ce même cheval à qui il manque une crinière à l'affiche de Danse avec lui, aux côtés de Mathilde Seigner, l'unique cheval chauve de l'histoire du 7ème art), Depardieu Gérard donc, joue la même amie de Platoche Brunel avec l'aisance d'un Robin Williams dans Madame Doubtfire. Une fois de plus, l'effet nous prend à la gorge, et l'on se surprend à y croire à mort, en tout cas jusqu'au générique de fin où apparaît en face du nom du personnage de la bonne : Depardieu/Depardieu/Depardieu.


Un Secret de Claude Miller avec Patrick Bruel et Cécile de France (2007)