
Ce film est une sorte de plaidoyer pour ceux qui ont tué Kennedy et interdisent l'accès aux dossiers depuis lors. C'est une légitimation de l'Amérique qui sert des boucs émissaires au grand public pour soi-disant l'épargner. Et puis pas finaude la légitimation, de celles qu'une voix-off vient finir de dégueuler une minute avant le générique de fin. Cet éloge - car comment croire que Nolan puisse détester son Batman ? - du mensonge contre l'humanité, ou disons contre le saint peuple américain, éloge qui aurait fait marrer tout le Kremlin, débarque après deux heures et demi bien remplies : trois cascades et un joker cabotin. Ce super-vilain séduisant (et ô combien plus excitant que le sobre Batman de Nolan, incarné par un Christian Bale carrément éteint) se veut quand même une allégorie de l'Axe du Mal absolu, c'est l'agent du chaos qui n'a peur de rien et n'a aucun autre motif que sa cruauté, qui n'a même aucune histoire (ou qui en a plusieurs, fictives), bref qui semble insaisissable et qu'on est en droit de torturer pour lui soutirer quelques informations quant aux attentats qu'il a fomentés. Pour arriver à déjouer les maléfices d'un tel terroriste, il est capital que le justicier se fasse Chevalier Noir... Charmante parabole nauséabonde sur le 11 septembre, Ben Laden, Guantamo et Abou Ghraib, sous-texte qui, tout comme le Jack Bauer tortionnaire de la série 24 Heures Chrono, doit donner des ailes à ce vieux Donald Rumsfeld.
Avant ces assertions finales franchement limites, le film tâche aussi de démontrer que l'Homme est bon par nature, que seule la rancune peut le pervertir, et alors jusqu'au point de non-retour, et puis encore que l'instinct de survie n'existe pas, que l'humain, quel qu'il soit et en groupe, se laissera tuer pour épargner un inconnu, ou même un criminel. Tout est bidon : du bon samaritain qui, rancunier, se met à massacrer des flics, pauvres instruments à la solde du méchant Joker incarnant le Mal Absolu et que le justicier blanc épargne quant à lui ; aux deux groupes d'hommes (civils/criminels) qui non seulement ne veulent pas appuyer sur le bouton pour faire sauter le bateau d'en face histoire de s'éviter ce sort morbide mais qui, mieux encore, se comportent en véritables héros aux grands cœurs, acceptant le saint sacrifice sans condition pour ne pas s'abaisser au meurtre déresponsabilisé par principe de survie. C'est à croire que la Shoah ne fait déjà plus partie des images primitives de nos contemporains. Oubliés les kapos.
D'ailleurs The Dark Knight est au moins aussi détestable que le Kapo de Pontecorvo (je mets carrément les panards dans le plat en évoquant un grand chapitre de la critique cinématographique sur lequel il est de bon ton de vociférer aujourd'hui), et il ne s'agit pas seulement d'un travelling enjoliveur* ou d'un mouvement de caméra final chez Nolan mais d'une voix-off craspec qui nous déballe un truc peu digeste censé glisser après 150 minutes de cascades en cuir. Chez Pontecorvo au moins, seul le travelling séduisant était abject. Chez Batman il n'est que le papier cadeau d'un propos, d'un message, en bonus. "C'est mal", comme dit Morgan Freeman dans une scène impayable quand le Batman lui demande d'utiliser les ondes émises par tous les téléphones portables de la ville pour localiser le méchant, c'est mal mais quand c'est pour vaincre l'Axe du Mal alors c'est bien... et ceux qui aiment ce film au point de le défendre bec et ongle comme un intouchable se feront fort de transformer le discours du film - dont le super-héroïque Batman, quoiqu'on en dise, torture gaiment un terroriste, fait le "mal" en utilisant l'intimité des citoyens à leur insu et crée un mensonge d’État plus confortable que la réalité, le tout pour débarrasser le monde d'un super-méchant insatiable - en ironie et en critique en creux de l'Amérique de Bush. Let me laugh. Ce film, pour cette raison et pour bien d'autres (musique pompière, personnages inexistants hors le cabotin Joker, montage comique, goofs à revendre, etc.), est digne du plus profond mépris.
* Voici quelques lignes de Serge Daney à propos de ce fameux travelling: "Film sur les camps de concentration, tourné en 1960 par l'Italien de gauche Gillo Pontecorvo, "Kapo" ne fit pas date dans l'histoire du cinéma. Suis-je le seul, ne l'ayant jamais vu, à ne l'avoir jamais oublié ? Car je n'ai pas vu "Kapo" et en même temps je l'ai vu. Je l'ai vu parce que quelqu'un – avec des mots me l'a montré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, accompagna ma vie de cinéma, je ne le connais qu'à travers un court texte: la critique qu'en fit Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma. L'article s'appelait "De l'abjection", Rivette avait trente-trois ans et moi dix-sept. Je ne devais jamais avoir prononcé le mot "abjection" de ma vie. Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mémoire, disait ceci : "Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés: l'homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant le soin d'inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n'a droit qu'au plus profond mépris". Ainsi un simple mouvement de caméra pouvait-il être le mouvement à ne pas faire. A peine eus-je lu ces lignes que je sus que leur auteur avait absolument raison. (…) Au fil des années, en effet "le travelling de Kapo" fut mon dogme portatif, l'axiome qui ne se discutait pas, le point limite de tout débat. Avec quiconque qui ne ressentait pas immédiatement l'abjection du "travelling de Kapo", je n'aurais, définitivement, rien à voir, rien à partager" [S. Daney et S. Toubiana "Persévérance" – op. cit.].
Ainsi qu'un lien pour voir ladite scène.
The Dark Knight de Christopher Nolan avec Heath Ledger, Maggie Gyllenhaal, Gary Oldman, Michael Caine, Christian Bale et Morgan Freeman (2008)