

Alors, pendant près de dix jours et dix nuits, Shaün Penn filme chaque ligne du bouquin de Krakauer (long de quelques mille pages), sans sauter une ligne (ou alors par inadvertance). Il choisit la version brochée Gallimard et filme le bouquin, à même les pages qu'il tourne lui-même à l'image, assez lentement pour qu'un spectateur lambda puisse tout lire sans rater la moindre virgule. Des historiens du cinéma présents lors de la première diffusion des rushs au studio inventeront le nouveau terme d' "hyper long métrage", ainsi que celui d' "Adaptation cinématographique à la lettre/to the letter". Devant le spectacle, les producteurs se rendent compte que ce que Penn leur avait vendu comme étant un simple teaser deux jours plus tôt (filmant à même la couverture du livre le titre de l'œuvre, puis à même la quatrième de couverture son résumé), n'étais pas qu'une idée originale de bande annonce mais bien un avant-goût du film lui-même. Alors certes, parmi les 300 professionnels de la profession présents lors de la projection-test, il y en a bien un, en effet, qui a crié au génie, et il faut aussi avouer qu'il s'agissait de Robin Wright Penn, l'épouse du vidéaste amateur qui depuis l'a plaqué dans un des divorces les plus coûteux de l'histoire d'Hollywood. Mais c'était bien la seule, et les producteurs présents ont amèrement regretté d'avoir refusé le projet Croc Blanc, pour finalement dire à Penn de toute reprendre à zéro et de très vite rendre son exemplaire du bouquin adapté à la bibliothèque où il l'avait emprunté.

Un mois plus tard Shaün Penn revient aux studios avec une toute nouvelle version de son film et 152 millions de mètres de pellicule sous le bras (un nouveau record pour les studios Warner). Les producteurs sont alors bien forcés d'admettre qu'ils ont affaire à un con quand ils découvrent que Penn a cette fois-ci filmé la version poche du bouquin, dont la police était certes plus petite mais qui était régulièrement annotée en bas de page, et Penn ne s'est pas fait prier pour également filmer avec sa caméra Super 8 les notes de bas de page, dans leur intégralité, avec un souci d'exhaustivité terrifiant mais relevant de la simple anecdote piquante dans un tel contexte.
Consternés, les dirigeants du studio Warner se sentent accablés, dos au mur : que faire sinon accepter ? ShaÜN Penn est une des figures de proue de leur studio mythique et il menace de s'enfuir en Irak pour combattre auprès des siens. Mais le problème demeure. Le film, quand bien même il sortirait, tout réservé qu'il serait aux salles d'art et d'essai du Connecticut et à l'étage Art Contemporain de Beaubourg, est impossible à exporter. En effet comment sous-titrer le texte quand des sous-titres en langue étrangère couvriraient le texte d'origine du bouquin de Kracauer, dès lors illisible pour les anglophones ? Et puis refuser ce nouvel essai aurait certainement poussé Shaün à se rendre chez l'auteur (Boris Krauker donc) pour lui réclamer la version manuscrite et filmer ses estampes les unes après les autres. C'est l'impasse.

Au final, Shaün Penn, fort d'un budget conséquent, est résolu à s'éloigner des formats tapuscrits. Sur fond de musiques folk qui raviront les connaisseurs, Shaün fait le tour du pays et filme toutes les plus belles cartes postales qu'il trouve dans chaque bled des États-Unis. Il filme toutes les brochures sur la biodiversité de YellowStone, le plus grand parc naturel Américain, un zoo animalier, pour s'éviter des périples dangereux dans la faune et la flore de son État. Soucieux de coller au texte, il illustre par des images piochées ça et là dans des documentaires animaliers chacun des dialogues empruntés très fidèlement au livre qu'il connaît désormais par cœur. La voix-off parle d'un père qui a travaillé à la NASA et nous voyons une image d'archive de douze minutes sur une fusée Appolo qui décolle. Le personnage principal rédige un mémoire sur l'Apartheid et c'est un documentaire entier sur ce phénomène politique puant qui nous est incrusté dans la bobine. Shaün choisit un acteur parmi les plus immondes de la côte Ouest afin que le spectateur reste bien concentré sur les paysages qui l'entourent. Sans oublier une remarquable scène de 35 minutes qui semble être une publicité pour la toute dernière caméra waterproof Olympus Stylus 770SW 7.1MP Digital (aussi appelée MOAC 'Mother Of All Cameras').

Le film a finalement vu le jour et il a triomphé. C'est un triomphe, une bête de festival, un bestiaux de festoche, un winning prizes, un revers à médailles. C'est une putain de daube !
Into the wild de Sean Penn avec Vince Vaughn et William Hurt (2007)