9 octobre 2018

Master & Commander : de l'autre côté du monde

Figure de style qu'on emploie trop peu dans ces pages : la question rhétorique ouverte. La voici : citez-nous un autre film d'aventure, de guerre, d'époque et d'amitié qui se déroule pendant 2h20 sur un bateau en pleine mer et où tout se passe à merveille. On attend... Cherchez pas vous ne trouverez pas. Et c'est pour cela qu'on aime tant Master & Commander de Peter Weir, qui transforma l'essai à la perfection. On sent le poète cinématographe habité par son projet, de la première à la dernière minute. On voit bien qu'il a choisi sa star et qu'il lui fait confiance, qu'il lui a laissé les clés du camion les yeux fermés. Russell Crowe était alors fraîchement auréolé de deux César du meilleur acteur, dans Gladiator et Un homme d'exception, deux films où il joue respectivement un homme d'exception et un gladiateur. Bizarrement, honteusement dirons-nous, il n'a rien reçu pour son rôle de Jack la Teucha dans le chef-d’œuvre de Peter Weir, alors que le rôle comme le film sont infiniment supérieurs à ceux qui lui ont valu la gloire.





A ses côtés, Paul Bettany, second couteau, qui s'y connaissait déjà en matière de bateau et de pêche en haute mer puisqu'il s'était fait remarquer dans le milieu en attrapant dans ses filets Jennifer Connelly. Et puis, en guise de moussaillons, toute une bande d'acteurs inconnus voués à jouer les jaunasses (terme qui à l'époque du film nous a habités, et a marqué notre été 2003 : on passait notre temps à traiter tout le monde de jaunasses).




Ce film a une histoire : celle des turpitudes de son auteur, l'australopithèque Peter Weir. Après le succès de The Truman Show, assis sur le toit du monde, Tupper Weir décide de se lancer à l'assaut d'un grand film d'aventure(s), auquel il songeait de longue date et qu'il mettra une demi-décade à concrétiser. A sa sortie, le film jouit d'un beau succès critique mais ne fonctionne qu'à moitié dans les salles, ce qui plongera le cinéaste dans une longue période de déprime, lui donnant un look étonnant de véritable vache maigre (quelques photos morbides en témoignent), et lui fera abandonner l'idée de clore sa trilogie maritime par deux autres films. On a tous dans notre entourage un grand-père qui fond en larmes à l'évocation d'une anecdote douloureuse (souvent liée à la guerre de 14). Pour Peter Weir, trois mots suffisent : "Master", "&", "Commander". Prononcez un seul de ces mots, même en plein photocall, et le maestro se vide d'un océan de larmes amères et salées sur le tapis rouge.




Et pourtant, quel diable de film ! Tout y est. Le frisson, l'émotion, le spectacle, le suspense, les sentiments, la nature. Non seulement Peter Weir s'y entend pour tourner de belles scènes de batailles navales, opposant le navire de Jack la Chance à un bateau de guerre français fantomatique, en pleines guerres napoléoniennes, et pour dépeindre toute l'ambiance du milieu nautique, mais il réussit en outre à peindre de beaux personnages et de grandes amitiés, quitte à s'épancher sur le personnage touchant du médecin de bord et naturaliste Stephen Maturin incarné par Paul Bettany. On aimerait que les scènes où ce dernier dialogue avec son capitaine et ami Jack, relation complexe construite avec une grande finesse, durent encore plus longtemps, tout comme celles où il transmet sa passion pour la nature au jeune lieutenant manchot Blakeney (Max Pirkis) et le conduit sur les îles Galapagos dans une parenthèse enchantée du film. On sent d'ailleurs que Peter Weir, sans rien sacrifier à la superbe et au charme animal de son personnage principal, ce fameux Jack la Chatte hanté par l'héritage de Nelson, par la rage de vaincre, et par une autre science que celle de son alter ego à lunettes, puisque la sienne est toute militaire, a un grand faible pour l'élégance du gentleman anglais natif de Las Vegas, aka Bettany, et pour son personnage de pacifiste raffiné, cultivé, sensible.




Sans doute tient-on là le meilleur film de Peter Weir, dont la filmographie est cependant à revoir à la hausse. Master & Commander nous met en apesanteur, nous plonge profondément à fond de cale dans une atmosphère que l'on ne voudrait quitter pour rien au monde. On a le sentiment d'y être, et on oublie tous les efforts consentis par la production pour reconstituer l'époque. Certains sites référencent méticuleusement les petites erreurs historiques accumulées par Peter Weir (et à la vérité par tout metteur en scène s'attaquant à une période historique, et notamment ces pans de l'Histoire avec un grand H qui ont leur niche de passionnés fêlés), mais autant vous le dire tout de suite : rien à foutre. L'effet de réalité et la richesse romanesque du film font de Master & Commander une œuvre intemporelle, un modèle du genre, atypique. Tout en ressemblant à ce qu'on nous avait vendu, un film grand spectacle, épique, porté par une vedette au sommet dans le rôle d'un héros classique, l’œuvre de Weir échappe aux étiquettes et, par la qualité des personnages qu'il met en scène, par les thèmes abordés, par le soin accordé aux détails et la beauté qui s'en dégage, se perche bien au-dessus de la mêlée. Le film est sorti au cœur de l'hiver 2003. L'été de la même année sortait en fanfare Pirates des Caraïbes, premier du nom, avec le succès que l'on sait. Peter Weir a donc dû se résoudre à avorter sa trilogie quand une franchise sans âme s'apprêtait à inonder tous les étés suivants sous les eaux saumâtres d'une bouffonnerie infâme et merdique orchestrée par une star de pacotille. On a choisi notre camp. Sur le plan du film de bateau, mais bien au-delà aussi. 2003, année charnière. Love, Peter.


Master & Commander de Peter Weir avec Russell Crowe, Paul Bettany et Max Pirkis (2003)

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