
Le cœur du film, c'est un personnage en perpétuelle fuite. Traqué dans le désert afghan par des soldats américains, il se défend et fuit en avant. Mais il est vite rattrapé, pris, torturé et expatrié dans un camp militaire éloigné et semble-t-il tenu secret, qui parait se situer en Pologne ou dans ses environs. Lors d'un accident de la route, au cours d'un transfert, le prisonnier a l'occasion de s'échapper. Mais sa liberté le condamne à une marche sans fin dans une immense forêt inconnue. Tout le film se focalise sur ce personnage presque sourd, forcément muet puisque seul et étranger, qui se défend toujours par nécessité, qui tue parce qu'il n'a pas le choix, pour retarder sa propre mort, dont il repousse l'échéance et qu'il refuse quand bien même elle semble inévitable. En dehors de tout véritable jugement politique ou éthique, Skolimowski filme un homme en situation de survie, qui fait tout ce qu'il peut dans la seule optique de s'en sortir. Le personnage est condamné à se fondre dans le paysage, à disparaître dans le sol. Couleur sable dans le désert afghan, il change de couleur et tend vers le blanc pour ne plus être repéré dans la neige. Du désert jusqu'à cette forêt enneigée, la transition est rude et met en éclat le statut de parfait étranger du héros. Pour transiter d'un monde à l'autre il passe par la plus visible combinaison orange, quand il est détenu, puis par le noir complet d'un costume volé à une de ses victimes, qui tranche violemment sur le blanc des plaines jalonnant la forêt au début de sa fuite, pour enfin devenir blanc comme neige.
L'évadé est pris dans un processus implacable de déshumanisation tandis que ses meurtres ne semblent pas en être, le personnage ne passant jamais vraiment à nos yeux pour un tueur sans pitié, pas plus qu'un animal qui en tue un autre n'est un assassin. Et pourtant l'humanité du personnage est constamment mise en péril, et en premier lieu par cette cavale permanente. L'homme est traqué comme une biche (the deer hunted...), chassé par les chiens il se mélange aux daims, se nourrit de fourmis et d'écorce, poussé à devenir une bête voir à se fondre dans les éléments : il est littéralement enterré (dans la grotte afghane ou par l'arbre qui l'écrase près de la scierie polonaise). S'il ne s'en défait jamais tout à fait, il se détache néanmoins significativement du reste de l'humanité lorsqu'il quitte la voiture volée sur le bord de la route. Le film voit défiler tous les moyens de transport ou presque (avion, hélicoptère, camion, voiture, quad, tracteur, vélo), alors que le personnage est condamné à la marche et marche quoi qu'il arrive (y compris quand un piège à loup se referme sur sa patte). Le dernier moyen de locomotion que le fugitif utilise, apporté par une femme bienveillante et muette elle aussi, c'est le cheval, qui dans le dernier plan se retrouve seul, le personnage ayant disparu. Le cinéaste filme quelques brindilles étouffées sous une énorme couche de neige, où le survivant alors blessé à mort finira vraisemblablement enseveli. On pense évidemment beaucoup à la fameuse "trilogie de la mort" de Gus Van Sant, et notamment à Gerry, qui suivait deux jeunes protagonistes égarés, marchant sans cesse, poussés par une énergie absurde vers leur propre fin. Au bout d'un certain moment le film n'est d'ailleurs plus tant une fuite vouée à échapper à de surpuissants poursuivants qu'une simple fuite vers l'avant, une pure marche où l'homme se retrouve face à lui-même et en proie à une nature sans issue.
On pense aussi à Vorace d'Antonia Bird grâce au profil aquilin et émacié de Vincent Gallo qui rappelle celui de Robert Carlyle quand l'acteur se traîne difficilement dans la neige, désespérément seul et affamé, allant jusqu'aux prémices du cannibalisme. La musique rappelle d'ailleurs parfois celle de Damon Albarn et notamment bien-sûr dans cette scène éprouvante de quasi-anthropophagie où le personnage se nourrit au sein d'une mère allaitant son enfant. Dans cette scène, tout en faisant preuve d'une bestialité brutale, le personnage devient l'égal d'un nourrisson, faisant écho aux paroles des soldats américains qui venaient le chercher dans sa grotte au début du film : "C'est un bébé qui pleure ?" Réduit au premier stade du genre humain, le héros est en totale régression. Son passé lointain de taliban, qui ressurgissait au début du film sous forme de flash-back flous et lents dans lesquels on pouvait entendre des prières endoctrinantes, disparaît petit à petit quand le personnage sombre dans la folie, pour ne laisser place qu'à des rêveries constituées de plans rapides et très nets où ce "mort en sursis" est confronté à son passé immédiat et à son futur le plus proche, soit à son présent, un présent de pure survie dénué de toute idéologie. Le personnage régresse et touche au cœur de l'humanité au fil de sa marche vers un certain "bout du monde", dans le fin fond d'une sorte de Sibérie immaculée.
Skolimowski fait preuve d'une grande audace, on peut même dire d'un beau courage, en risquant la polémique avec ce personnage de présumé terroriste taliban dont il fait un homme tout court, qui veut vivre. Au-delà de cette ambition le cinéaste, du haut de ses 75 années, signe un très grand film, une œuvre d'une puissance plastique qui demande à être analysée plus avant et d'un humanisme qu'il faut saluer. N'écoutez pas les journalistes qui parlent de "film contemplatif" parce que Skolimowski a filmé de beaux paysages, son film est tout sauf contemplatif, il fait preuve d'un grand potentiel immersif (dans lequel Vincent Gallo, récompensé à la Mostra de Venise, n'est pas pour rien, il livre une prestation admirable) maintenu par un rythme soutenu et sublimé par un sens du cadre, du montage, du récit, absolument remarquables.
Essential Killing de Jerzy Skolimowski avec Vincent Gallo et Emmanuelle Seigner (2011)