Depuis mercredi dans les salles, le dernier film de Jerzy Skolimowski, avec Vincent Gallo. Nous l'avons découvert avec un grand enthousiasme, Nônon Cocouan (rédactrice exceptionnelle sur ce blog) et moi-même. Avis à ceux qui ont prévu de le découvrir bientôt, l'article ci-dessous parle très largement du film (y compris de sa fin) et ne rien savoir avant de le découvrir est une bonne chose (c'est le choix que nous avons fait et qui s'est révélé payant). Ceci dit une fois que vous l'aurez vu, revenez nous lire par ici !
Le cœur du film, c'est un personnage en perpétuelle fuite. Traqué dans le désert afghan par des soldats américains, il se défend et fuit en avant. Mais il est vite rattrapé, pris, torturé et expatrié dans un camp militaire éloigné et semble-t-il tenu secret, qui parait se situer en Pologne ou dans ses environs. Lors d'un accident de la route, au cours d'un transfert, le prisonnier a l'occasion de s'échapper. Mais sa liberté le condamne à une marche sans fin dans une immense forêt inconnue. Tout le film se focalise sur ce personnage presque sourd, forcément muet puisque seul et étranger, qui se défend toujours par nécessité, qui tue parce qu'il n'a pas le choix, pour retarder sa propre mort, dont il repousse l'échéance et qu'il refuse quand bien même elle semble inévitable. En dehors de tout véritable jugement politique ou éthique, Skolimowski filme un homme en situation de survie, qui fait tout ce qu'il peut dans la seule optique de s'en sortir. Le personnage est condamné à se fondre dans le paysage, à disparaître dans le sol. Couleur sable dans le désert afghan, il change de couleur et tend vers le blanc pour ne plus être repéré dans la neige. Du désert jusqu'à cette forêt enneigée, la transition est rude et met en éclat le statut de parfait étranger du héros. Pour transiter d'un monde à l'autre il passe par la plus visible combinaison orange, quand il est détenu, puis par le noir complet d'un costume volé à une de ses victimes, qui tranche violemment sur le blanc des plaines jalonnant la forêt au début de sa fuite, pour enfin devenir blanc comme neige.
L'évadé est pris dans un processus implacable de déshumanisation tandis que ses meurtres ne semblent pas en être, le personnage ne passant jamais vraiment à nos yeux pour un tueur sans pitié, pas plus qu'un animal qui en tue un autre n'est un assassin. Et pourtant l'humanité du personnage est constamment mise en péril, et en premier lieu par cette cavale permanente. L'homme est traqué comme une biche (the deer hunted...), chassé par les chiens il se mélange aux daims, se nourrit de fourmis et d'écorce, poussé à devenir une bête voir à se fondre dans les éléments : il est littéralement enterré (dans la grotte afghane ou par l'arbre qui l'écrase près de la scierie polonaise). S'il ne s'en défait jamais tout à fait, il se détache néanmoins significativement du reste de l'humanité lorsqu'il quitte la voiture volée sur le bord de la route. Le film voit défiler tous les moyens de transport ou presque (avion, hélicoptère, camion, voiture, quad, tracteur, vélo), alors que le personnage est condamné à la marche et marche quoi qu'il arrive (y compris quand un piège à loup se referme sur sa patte). Le dernier moyen de locomotion que le fugitif utilise, apporté par une femme bienveillante et muette elle aussi, c'est le cheval, qui dans le dernier plan se retrouve seul, le personnage ayant disparu. Le cinéaste filme quelques brindilles étouffées sous une énorme couche de neige, où le survivant alors blessé à mort finira vraisemblablement enseveli. On pense évidemment beaucoup à la fameuse "trilogie de la mort" de Gus Van Sant, et notamment à Gerry, qui suivait deux jeunes protagonistes égarés, marchant sans cesse, poussés par une énergie absurde vers leur propre fin. Au bout d'un certain moment le film n'est d'ailleurs plus tant une fuite vouée à échapper à de surpuissants poursuivants qu'une simple fuite vers l'avant, une pure marche où l'homme se retrouve face à lui-même et en proie à une nature sans issue.
On pense aussi à Vorace d'Antonia Bird grâce au profil aquilin et émacié de Vincent Gallo qui rappelle celui de Robert Carlyle quand l'acteur se traîne difficilement dans la neige, désespérément seul et affamé, allant jusqu'aux prémices du cannibalisme. La musique rappelle d'ailleurs parfois celle de Damon Albarn et notamment bien-sûr dans cette scène éprouvante de quasi-anthropophagie où le personnage se nourrit au sein d'une mère allaitant son enfant. Dans cette scène, tout en faisant preuve d'une bestialité brutale, le personnage devient l'égal d'un nourrisson, faisant écho aux paroles des soldats américains qui venaient le chercher dans sa grotte au début du film : "C'est un bébé qui pleure ?" Réduit au premier stade du genre humain, le héros est en totale régression. Son passé lointain de taliban, qui ressurgissait au début du film sous forme de flash-back flous et lents dans lesquels on pouvait entendre des prières endoctrinantes, disparaît petit à petit quand le personnage sombre dans la folie, pour ne laisser place qu'à des rêveries constituées de plans rapides et très nets où ce "mort en sursis" est confronté à son passé immédiat et à son futur le plus proche, soit à son présent, un présent de pure survie dénué de toute idéologie. Le personnage régresse et touche au cœur de l'humanité au fil de sa marche vers un certain "bout du monde", dans le fin fond d'une sorte de Sibérie immaculée.
Skolimowski fait preuve d'une grande audace, on peut même dire d'un beau courage, en risquant la polémique avec ce personnage de présumé terroriste taliban dont il fait un homme tout court, qui veut vivre. Au-delà de cette ambition le cinéaste, du haut de ses 75 années, signe un très grand film, une œuvre d'une puissance plastique qui demande à être analysée plus avant et d'un humanisme qu'il faut saluer. N'écoutez pas les journalistes qui parlent de "film contemplatif" parce que Skolimowski a filmé de beaux paysages, son film est tout sauf contemplatif, il fait preuve d'un grand potentiel immersif (dans lequel Vincent Gallo, récompensé à la Mostra de Venise, n'est pas pour rien, il livre une prestation admirable) maintenu par un rythme soutenu et sublimé par un sens du cadre, du montage, du récit, absolument remarquables.
Essential Killing de Jerzy Skolimowski avec Vincent Gallo et Emmanuelle Seigner (2011)
Très beau film, très beau papier les amis.
RépondreSupprimerEssential killing, je me le fredonne comme Sexual Healing de Marin Gaye !
RépondreSupprimerSinon le film : pas vu, pas pris.
quel emballement!....
RépondreSupprimerje suis plus en accord avec cette critique: http://www.cinegeek.fr/2011/04/capture-en-afghanistan-mohammed-jeune.html
...
Et si, tout simplement, ce film était une grosse merde ? Parce que bon, se taper Gallo en stage de survie pendant 1h30, ça frise souvent au ridicule et tout le temps au chiantissime... Allez hop, je vais aller me revoir Valhalla rising et La vie nouvelle pour me réconcilier avec du VRAI "potentiel immersif".
RépondreSupprimerJe viens de le regarder. C'est un film assez fascinant, je comprends votre enthousiasme, et je pense qu'il m'aurait fait plus d'effet (un effet plus constant, je dirai) si je l'avais aussi vu au cinéma. Assez curieusement, le film m'a fait penser à Délivrance, et plus précisément à mon passage préféré du film de John Boorman, celui à partir du moment où les couleurs s'inversent alors que Jon Voight escalade si difficilement la falaise avant de commettre l'irréparable. Comme si Essential Killing était une sorte d'échelonnement sur 1h15 de ce moment fatidique et passionnant, de cette transformation sans retour, de ce basculement irréversible.
RépondreSupprimerEnfin, c'est juste une impression toute personnelle, au-delà de ça ces deux œuvres très fortes sont bien différentes. Ça m'y a juste fait penser comme ça.
Moi aussi la musique m'a parfois rappelé celle de Damon Albarn & Michael Nyman.
Cool que ça t'ait plu ! Je pense effectivement que ce film fait un plus grand effet au cinéma mais je suis ravi d'apprendre qu'il fonctionne aussi parfaitement sur petite lucarne :)
RépondreSupprimerJe l'ai vu hier soir et ai adoré. Votre papier est super aussi.
RépondreSupprimerAu niveau des critiques que je pourrais faire si je voulais être relou il y aurait le fait que l'on entende parler les américains. Alors qu'on s'en fout. Celui que Mustapha (je crois que Jerzy l'appelait comme ça) tue par derrière, à côté de la voiture, vient d'apprendre qu'il va être papa : mouais. J'avais une autre critique en tête je l'ai perdue.
Les scènes magnifiques comme celle où les chiens l'entourent et le rendent fou, celle de la poursuite dans la colline par les américains et leurs chiens (qui m'a rappelé Rambo) ou encore celle du départ à dos d'âne quand Skolimowski met trois plombes à faire arriver sa caméra sur le visage de Seigner, histoire de bien foutre le doute à ceux qui auraient espéré une fin improbable du genre "on part ensemble on va s'aimer sous les palmiers"... Et puis la musique, aussi. Un sacré film !
Une critique adressée au film : les Border Collie ne se comportent pas comme des loups en meute et sont des chiens sympas au contact facile. Aucune chance que ça soit des chiens abandonnés ou tels qu'ils sont dépeints par Jerz'.
RépondreSupprimerJoe > Jerzy l'appelle Mohammed dans les crédits du générique.
RépondreSupprimerQuant à la scène du type qui va être Papa, à mon avis elle se joue à deux niveaux. Ce qui est intéressant c'est moins le dialogue téléphonique du type que le plan qu'en fait Skolimowski.
Pour parler quand même de ce dialogue, je pense qu'il sert bien sûr à évoquer au spectateur l'horreur que commet le personnage. Car si pour lui c'est forcément horrible, ça pourrait ne pas l'être pour le spectateur habitué à voir des héros massacrer des petits soldats sans relief, placés là uniquement pour prendre un couteau dans le dos, dans mille et un films d'action. En dotant la victime d'une dimension très humaine (ce qu'il fait en dix secondes quand même, grâce à ce dialogue), Skolimowski rend peut-être l'acte dégueulasse à nos yeux, autant qu'il l'est aux yeux de Mohammmed, pour qui le meurtre est horrible quand bien même il ne sait pas que sa victime vient d'avoir un bébé. On peut peut-être penser que ça n'est pas grand chose mais de toute façon ça ne représente pas grand chose non plus dans la totalité du film.
Mais surtout à mon avis ce dialogue est un prétexte pour habiller le plan génial que fait Skolimowski, tout en profondeur de champ, où Gallo apparaît comme sortant lentement de la neige, de la forêt, du paysage, au second plan de l'image tandis qu'on ne voit au début que le soldat pendu au téléphone, au premier plan. Puis l'autre se rapproche, lentement, sans être vu (ou alors que par nous), et surgit soudainement dans le premier plan habité sereinement par l'autre pour le tuer violemment et subitement. C'est la même chose qui est reproduite quand le personnage s'approche d'un pêcheur dans une composition identique pour lui voler son poisson et s'entendre gueuler : "Étouffe-toi avec !" (ce qui est très drôle dans la scène). Il se passe un truc dans ces longs plans, un truc en rapport justement avec le temps et la distance, avec les différents plans confondus dans une seule image et qui se rejoignent avant que très vite les personnages ne s'éloignent après le meurtre ou le vol. C'est difficile à définir mais c'est très fort je trouve.
@Joe : moi aussi j'avais un peu tiqué sur la scène de l'américain bientôt papa et surtout bientôt mort. Pour le fait qu'on nous le présente comme un futur père justement, mais bon, comme le dit Rémi c'est dans le cadre d'une des séquences les plus tendues du film et ça y contribue.
RépondreSupprimerj'ai aimé se film vraiment Gallo est magnifique
RépondreSupprimerCritique absolument impeccable, rien à y retrancher, rien à y rajouter.
RépondreSupprimerJ'ai un peu réfléchi à cette fameuse scène du soldat qui, avant de se faire tuer, apprend au téléphone qu'il est papa de deux jumeaux. Je suis étonné de ne pas avoir moi aussi émis, comme Joe, un "mouais" dubitatif. J'ai compris pourquoi : parce que j'ai senti qu'il y avait de l'humour, ne fût-il que subliminal, dans la scène. Il est impossible que Skolimowski n'ait pas eu conscience que c'était trop. Eh bien justement : "Gardons ça !" Et je suis même tenté de croire qu'à l'origine le soldat n'était papa que d'un seul enfant. Jerzy : “Mettons-en deux !" J'ai lu deux interviews de JS, c'est un type qui a indéniablement de l'humour.
RépondreSupprimerTrès bon film. On imagine que le réalisateur souhaite défendre de manière indirecte la survie ( défense?) des autochtones se battant contre les américains. Certes l'intrigue se base sur un soldat survivant mais démontre toutefois les capacités exceptionnelles de la volonté humaine.
RépondreSupprimerTrès contemplatif. Si on est pas cinéphile on aura du mal mais c'est un film nécessaire en ces temps de médiocrité cinématographique. Le plan où l'on voit Gallo enneigé se faire lécher par le chien avec ce travelling arrière résume le film : les éléments de la nature peuvent sauver l'homme. La réussite artistique est au rendez-vous et la mise en scène est remarquable.
NB : en fait le chien aboyait pour le réveiller. Erreur donc.
Supprimer