8 mars 2022

Red Rocket

L'Amérique, à la veille de l'élection de Donald Trump, vue par le trou du moins ragoûtant des donuts. C'est ce que nous propose le dernier film de Sean Baker, Red Rocket, nouvelle exploration de la white trash à travers le portrait de Mikey Saber, ancienne gloire autoproclamée du porno qui retourne dans son Texas natal pour se refaire la cerise. A la rue, sans le moindre dollar en poche, mais doté d'un bagout à toute épreuve, Mikey persuade son ex de lui laisser une place sous ce si modeste toit qu'elle partage avec sa vieille maman mal en point. Mikey finira sur le canapé miteux, face à la télé constamment branchée, pour une cohabitation forcée et forcément tendue, puisque tout ce beau monde ne s'était pas quitté dans les meilleurs termes. Infoutu de trouver un boulot normal en raison de ce passé dont il se vante volontiers, Mikey convainc la dealeuse du coin de lui laisser vendre de l'herbe, ce pour quoi il s'avère plutôt doué, fort de son ancienne expérience. Puis, au gré de ses pérégrinations, à bicyclette ou en voiture, aux côtés de son voisin lunaire qui lui sert de chauffeur, il tombera sous le charme de la très jeune vendeuse du Donut Hole, une jolie petite rousse surnommée Strawberry pour laquelle il nourrit de drôles de projets... 


 

 
A l'image de son personnage principal, incarné avec une énergie incroyable et un abattage désarmant par Simon Rex, le film de Sean Baker cultive une audacieuse ambiguïté, provoque des sentiments contradictoires et nous place presque dans une position délicate. C'est qu'il n'y a vraiment aucune raison d'aimer ce type-là, qui nous amuse autant qu'il nous exaspère et que l'on a malgré tout envie, jusqu'au bout du bout, de voir rebondir, progresser, faire quelque chose de bien, enfin !, tout simplement. Hypocrite, lâche, vénal, menteur, manipulateur, égocentrique, narcissique... ses plus grandes qualités sont surtout les défauts qu'il n'a pas. Il n'est jamais violent ni colérique et c'est une bonne chose étant donné les situations périlleuses dans lesquelles il se fourre et l'agacement qu'il diffuse en quasi continu autour de lui, très propice aux coups de sang et aux règlements de comptes musclés. Quand les choses tournent définitivement au vinaigre, Mikey s'étale, se dérobe ou s'en va trouver refuge ailleurs, et au film de s'achever comme il commence, nous laissant à la fois apitoyé, désespéré et amusé, après être passé par un assez large panel de sentiments. 



 
 
Car on ne peut malgré tout s'empêcher d'emboiter le pas de ce personnage trou noir. Sean Baker ne nous donne de toute façon guère le choix et laisse se déployer le vilain pouvoir séducteur de son pathétique héros, beau parleur et roublard. On colle à ses basques quasi non-stop et on épouse parfois son regard, notamment celui qu'il porte sur cette redhead mutine à peine majeure qui l'émoustille tant, jouée par une troublante Suzanna Son. La dernière réplique adressée à Mikey est particulièrement cinglante et lourde de sens. Sean Baker en accentue l'impact par une série de plans de plus en plus rapprochés sur la visage excédé puis la bouche rageuse de celle qui la prononce, son ex. Mikey est donc un "homeless suitcase pimp", un maquereau de luxe qui espère retrouver fortune en dénichant la nouvelle star du porno. Le porno, dont on a ici une sorte d'aperçu en biais, ce monde peu reluisant qui semble si bien cristalliser tout ce qui ne tourne pas rond ici bas. Un monde qu'avait d'ailleurs déjà abordé, lors de son premier long métrage, Starlet, ce cinéaste décidément intéressé par les travailleurs du sexe (The Florida Project et Tangerine sont aussi concernés), et où avait bel et bien commencé la carrière de son acteur, Simon Rex.



 
 
C'est donc dans un drôle d'état que l'on sort de ces deux heures passées dans l'envers américain, et plus exactement en périphérie de Texas City, vaste terrain des paroxysmes et des paradoxes que Sean Baker filme admirablement, parvenant à en capturer toute la beauté absurde, décadente et contrastée. Ces paysages bigarrés exhalent les parfums discordants d'une Amérique désenchantée. On y croise les enseignes aux lettres manquantes de fast food craignos où des ouvriers se retrouvent pour leur pause. Des maisons de poupées rose-bonbon toutes étriquées sont plantées là, au large de vastes demeures et manoirs à la richesse ostentatoire – territoire que nous parcourons à peine, quand Mikey Saber ment à sa jeune proie sur son origine. Les devantures défraichies aux couleurs délavées de stations services et de magasins craignos côtoient d'immenses centres commerciaux inhumains aux parkings sans fin. La zone est barré de routes larges et droites que l'on traverse à toute vitesse, au point qu'une catastrophe ne semble jamais loin – belle idée, d'ailleurs, que ce terrible carambolage bêtement provoqué par Mikey et son docile chauffeur. Et, en toile de fond, omniprésentes en raison de ces fumées anthracites que leurs hautes cheminées rejettent en permanence, il y a ces usines pétrochimiques immondes dont les formes rondes ou saillantes découpent l'horizon. Un décor insolite dans lesquels les personnages évoluent naturellement, sans même le remarquer parce qu'ils en font partie. 




 
J'ai quitté Texas City avec comme une grande envie d'air frais, mais aussi de culture, de raffinement, d'intelligence, de civilisation... Car ce film-là est peuplé d'idiots, de guignols, d'incapables et Mikey Saber en est juste le pire bouffon. Qui peut-on sauver là-dedans ? Personne... Peut-être seulement des personnages extrêmement secondaires, ne participant jamais à l'action, s'en tenant soigneusement à l'écart, comme la gérante du Donut Hole, qui a l'air d'y voir clair dans le petit jeu qui se joue à la caisse, ou, en allant chercher encore plus loin, le chien de Lexi, cette espèce de gentil pittbull rose et beige, tout mollasson, qui passe ses journées allongé au soleil, relevant parfois la tête pour assister, en spectateur, aux scènes stupides qui se déroulent autour de lui, et dont les poses lascives évoquent, de façon fortuite, les pensées déviantes du héros ("red rocket" est d'ailleurs une métaphore qu'emploient les américains pour désigner les pénis en érection des chiens). Devant ce bestiaire de rigolos, rejets d'une Amérique en déliquescence, on pourrait presque penser à l'adorable Beach Bum d'Harmony Korine. Mais le film de Sean Baker n'est guère animé de la même douceur et, s'il regarde ses personnages sans jugement, son humour est bien plus intermittent et pathétique. Il nous laisse à la fois épaté, hébété et dépité, malgré les rêves, toujours vivaces, de l'infatigable et irrécupérable Mikey, ce type franchement peu aimable et bien de son temps, dont on se souviendra. 


Red Rocket de Sean Baker avec Simon Rex, Suzanna Son, Bree Elrod et Brenda Deiss (2022)

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