Que c'est réjouissant de voir mourir les gens. En tout cas dans le petit monde de Michael Haneke... Filmer froidement la mort et toutes ses petites contrariétés, voilà le programme du cinéaste autrichien, le menu entrée-plat-dessert de sa dernière démonstration en date, annoncé d'entrée de jeu. La première scène nous montre des pompiers qui fracassent la porte du vieux couple formé par Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva et qui parcourent leur grand appartement bourgeois en se bouchant le nez et en ouvrant les fenêtres afin de bien nous faire comprendre que ça pue la mort. Ils finissent par découvrir le cadavre de Madame, allongé sur le lit, entouré de fleurs. Écran noir. Titre : "Amour". Et à partir de là tout le film consistera en un flashback menant à cette mort. C'est une technique narrative banale qui consiste à ouvrir le récit sur une situation plus ou moins finale et à ensuite dérouler les événements qui nous y conduisent. Ce schéma narratif crée le plus souvent une attente. C'est le cas dans
Citizen Kane, modèle du genre, où le retour en arrière est massif et vise à nous raconter toute la vie du personnage principal jusqu'à sa fin, avec une évolution, des changements de ton, des instants graves et d'autres non tendant tous vers la résolution d'une énigme. Sans même parler de la mise en scène, le souffle du récit nous tient fascinés jusqu'à la mort du héros, ou nous la fait presque oublier, à l'image de
Boulevard du crépuscule, de sorte que ce que nous connaissions dès le départ revient à la fin telle une surprise. Mais le flashback que nous présente ici Michael Haneke, et qui dure deux heures, commence à peine quelques temps avant la mort d'Emmanuelle Riva, de sorte qu'on ne peut rien espérer d'autre et que le suspense morbide de la première scène (fouiller un appartement pour dénicher un macchabée qui empeste) s'étend à l'ensemble du film : la vieille femme va mourir sous peu, la catastrophe peut se produire dans chaque séquence, à chaque seconde, et on passe ainsi tout le film à guetter la défaillance du personnage, son coup de grisou, sa chute.
C'est du grand suspense et paradoxalement le film suit sa ligne droite et continue, sans surprise et sans la moindre déviation de son programme initial, qui tient en un mot : la mort. Haneke aurait sans doute adoré titrer son film
L'amour à mort si Resnais ne l'avait déjà fait, au lieu de ça il a gardé
Amour alors que c'est bien "à mort !" qui sied le mieux à son œuvre. On connait le bon mot d'Hitchcock selon qui il faut à tout prix que le public sache que la bombe est placée sous la table pour que le suspense fonctionne. Grâce à la séquence d'introduction on sait que la bombe est placée, on sait qu'elle va exploser, rien ne pourra l'empêcher, et on se dirige vers cet instant sans broncher. On se demande juste quand la bombe - le corps d'une vieille dame chez Haneke - va finir par lâcher... On guette la mort pendant deux heures et toutes les scènes sont vouées à ça, qu'il s'agisse de nous faire attendre en vain que Riva trépasse hors-champ pendant que son mari se déchausse dans le couloir, ou de redouter qu'elle meure plein champ, allongée dans son lit un livre à la main, pendant que son mari, cette fois-ci hors-champ, s'occupe un peu de lui-même. On sait combien le macabre peut fasciner certaines gens, comme nous l'a encore prouvé Stéphane Brizé cette année avec son film le plus glauque,
Quelques heures de printemps, mais pour l'ériger en système, faire du spectateur son otage et tourner la maladie en pur spectacle éprouvant à crever, il fallait bien le médiocre Haneke, qui tient décidément à s'établir fermement comme l'un des pires cinéastes en activité. Il nous réduit à compter les scènes, qui s'enchaînent sur un rythme de métronome, fine analogie puisque le personnage d'Emmanuelle Riva est un ancien professeur de piano, Haneke adressant là un clin d’œil à sa
Pianiste, et double, puisqu'il attribue le rôle de la fille du couple déclinant à une Isabelle Huppert qu'on aimerait ne plus voir que
chez Hong Sang-soo. On décompte les secondes, les minutes de survie, comme Trintignant compte jusqu'à 15 à chaque fois qu'il plie la jambe paralysée de sa femme dans une séquence d'une profonde utilité. Voilà le suspense hanekien et tout l'intérêt de son film, à moins de considérer comme profondément intéressant le projet de filmer pendant des lustres la déchéance physique d'une personne du troisième âge avec une éminente conscience documentaire et un souci d'exhaustivité allant jusqu'à cette scène sublime où l'épouse demande à son mari de venir la relever quand elle a fini de chier.
C'est une autre forme de suspense : on entend tirer la chasse d'eau, Madame appelle Monsieur, est-ce qu'on va bien avoir droit à la scène des chiottes ? Eh oui. Autre séquence à suspense quand Trintignant voit sa femme sans réaction au beau milieu du repas. Il ouvre le robinet de la cuisine pour humidifier un torchon et le passer sur le visage inerte de sa femme et laisse le robinet couler le temps d'aller s'habiller afin de chercher du secours quand soudain il entend depuis la chambre que le robinet se ferme. Il retourne aussi vite que possible (c'est-à-dire en marchant au pas) à la cuisine, suivi en travelling par une caméra tendue et soumise à la lente démarche du boiteux Trintignant, et découvre avec un petit temps d'avance sur nous (Haneke retient son contrechamp pour nous tenir suspendus à sa baguette) que sa femme est revenue à elle mais qu'elle a tout oublié de ce qui s'est passé durant sa petite absence. Haneke, on le voit bien, a fermement décidé de faire un savant usage du son pour créer le suspense ou la surprise. Et comme il l'a décidé et qu'en bon travailleur docte, austère et rigoureux il n'est pas du genre à reculer devant le dur labeur qu'il s'impose, on y aura droit à toutes les sauces. Par exemple dans cette scène où Trintignant regarde son épouse assise au piano, promenant ses doigts sur les touches pour jouer avec brio un morceau virtuose de musique classique, jusqu'à ce que le vieil homme se retourne sur son fauteuil et éteigne la chaîne stéréo derrière lui : sa femme ne jouait pas, elle ne jouera plus. Vous aviez cru à une lueur d'espoir ? Vous espériez un instant de félicité ? Vous osiez vous relâcher devant cette infime seconde de film exempte de noirceur, de maladie, de souffrance et de mort ? Regardez-moi bien dans l’œil vous répond Haneke ! Enfin, regardez-le dans celui de son acteur, Trintignant, qui regarde la caméra à ce moment-là, nous rappelant à quel point le cinéaste n'a pas bronché depuis
Funny Games, où le regard-caméra lui servait déjà à nous terrasser et à nous prendre de force à témoins. Avec l'usage du son pour suggérer ce qu'il finit de toute façon par montrer (l'exemple des cabinets), ou celui des travellings conduisant lentement vers le pire, annonçant l'horreur au tournant (dans toutes ces scènes où Trintignant entend un bruit sourd - le son, toujours le son ! -, traverse la maison en se traînant et découvre sa femme qui s'est ramassée par terre), on retrouve aussi la mise en scène déjà imbuvable du
Ruban blanc, avec lequel Haneke tisse laborieusement quelques liens, comme tout bon auteur consciencieux qui se respecte. Il réutilise par exemple le motif de l'animal innocent face aux hommes névrosés, en l'occurrence l'oiseau, celui qu'adorait le petit garçon innocent du film précédent et qui se faisait zigouiller, si mes souvenirs sont bons, se transformant ici en un pigeon qui envahit l'appartement dans une première scène totalement inutile mais placée là par calcul, pour en justifier une seconde à la fin du film, où le cinéaste donne dans le symbolisme le plus lourd qui soit quand Trintignant, par cruelle bonté ("tu es un monstre mais gentil" lui dit sa femme, annonçant d'emblée qu'il va la trucider par
Amour, évidemment) capture le pauvre volatile en le recouvrant d'un drap, pour certainement le remettre en liberté, de la même façon qu'il vient d'étouffer sa frêle épouse sous un coussin pour la délivrer en lui donnant la mort… Cette mise en parallèle (un ange s'éteint, un oiseau s'envole) vaut bien le montage alterné final du récent
Polisse de Maïwenn (où un enfant s'élève tandis qu'une flic s'écrase), et achève de donner le ton. Haneke, esprit aussi plat que celui de sa camarade de jeu française de 34 ans sa cadette, ne connaît que la crasse comparaison et n'a toujours pas appris l'art de la métaphore.
On ne cesse de se demander d'un bout à l'autre du film et devant de longues séquences comme celles déjà évoquées à quoi tout cela peut bien servir et quel plaisir il peut y avoir à le filmer puis à le regarder. Car rien ne vit dans ces cadres fixes et étroits, rien ne se dégage de cette démonstration sur-maîtrisée, rien ne produit quoi que ce soit sinon du malaise et du mépris. Le mot "volonté" est primordial chez Haneke, dont les maigres idées se font ressentir de tout leur poids quand il décide avec autorité et de manière ostentatoire de garder le cadre fixe sur tel ou tel personnage dans l'idée de créer un bien factice mystère hors-champ, ou de nous promener lentement dans les couloirs du huis-clos sans nous dévoiler tout de suite ce qui se trame au bout de la marche, afin de ménager ses petits effets. Car il s'agit bien d'un cinéaste d'idées, mauvaises, mais d'idées, étranger aux notions de désir ou de plaisir, inapte à la gaieté, au bonheur, à la joie ou à l'empathie (ceux qui parlent d'une "chaleur inédite chez Haneke" pour louanger ce
film doivent avoir la même température interne que l'autrichien). Or la froideur du propos dénote peut-être une volonté de réalisme, dans la mesure où on imagine très bien Haneke pensant que ceci (l'agonie d'une vieillarde en instance de trépas devant un mari vieux lui-même et atterré) n'a jamais été vraiment filmé et qu'il était temps de montrer les choses telles qu'elles sont. Et comme il s'agit de dire la vérité de cette situation, Haneke décline en bon élève, ou plutôt en bon professeur, en discoureur documenté, tout ce qui en fait le sel : l'attaque avec moment d'absence et amnésie, l'hémiplégie, le découpage de la viande par le mari à chaque repas, le torchage de cul au cabinet, l'apprentissage du fauteuil roulant, la chute du fauteuil roulant, la chute du lit, les discussions angoissées, l'insomnie, les cheveux lavés dans le lavabo, les cauchemars, les tentatives de suicide, les non-dits, les exercices de rééducation, les massages anti-esquares, l'exaspération mutuelle, l'incontinence, le délire d'agonie, les soins palliatifs, la douche douloureuse où Emmanuelle Riva apparaît nue (puisque c'est la vérité nue qu'il faut montrer) et crie "maaaaal" en boucle (j'avoue que je m'y suis mis aussi à partir de cette scène-là, par mimétisme), l'infirmière incompétente et ordurière, et ainsi de suite. Je ne vais pas tout énumérer, c'est déjà suffisamment insupportable dans le film.
Haneke nous propose donc une scène pour chaque étape du best-of de la maladie et de la mort et ça dure cent vingt minutes. A vouloir faire dans le naturalisme scrupuleux, Haneke aurait pu tourner une scène où Trintignant serait allé scruter attentivement les faibles soulèvements de poitrine de sa femme endormie, ou placer un doigt sous son nez pour s'assurer qu'elle respire, parce que c'est quelque chose qu'on fait quand on a un mourant près de soi. Le cours n'est pas complètement su Haneke, tu n'auras pas 20/20, désolé pour toi. Mais reconnaissons-lui quelque réussite dans la tentative d'ultra-réalisme à tout prix, quitte à foutre une actrice âgée, Emmanuelle Riva de surcroît, dans un état lamentable. L'effort de vérité est tout de même notable, même si notre piètre cinéaste s'en écarte en creusant dans l'extrême, puisqu'il n'y a aucun moment heureux dans l'existence telle qu'il s'acharne à la dépeindre, la beauté se trouvant peut-être dans les tableaux des grands maîtres, qu'il filme à un moment, pour marquer une ellipse et se donner un air, mais pas dans la vie ! Il s'en écarte encore davantage dans cette séquence où Trintignant fout une énorme gifle à sa femme à moitié morte qui refuse de s'alimenter, ce qu'aucun mari ne ferait jamais, sauf Haneke peut-être, qui sait, lui qui se plait à nous martyriser nous-mêmes pour qu'on avale ses couleuvres jusqu'à la lie alors que nous sommes déjà à moitié décédés intérieurement et qu'on s'apprête à sortir du film aussi vieux et déconfits que les personnages.
Et le mieux c'est qu'Haneke joue au plus malin quand il fait dire à Trintignant, qui ferme une porte à clé et empêche sa fille de voir sa mère : "Rien de tout cela ne mérite d'être montré", comme pour dire que si, justement, et que lui a le courage de le faire. Sauf que montrer pour montrer n'a aucun intérêt. Il est des sujets que la pudeur ou le bon sens avaient maintenus plus ou moins hors des écrans, en tout cas sous cette forme complaisante et volontairement pathétique, et c'était peut-être bien comme ça. Sans même parler des soi-disant trouvailles de mise en scène d'Haneke, qui donneraient envie de ne plus jamais aller au cinéma, ni du suspense macabre auquel le cinéaste se plaît à nous plier, filmer frontalement et deux heures durant la mort lente d'une vieille femme dans ses détails les plus sordides et inconfortables n'est strictement d'aucune utilité. Ceux qui ont déjà connu semblable expérience la connaissent précisément et n'ont nul besoin de la vivre à nouveau sur un écran, et ceux qui ne l'ont pas connue ne l'affronteront pas mieux grâce à ce film, qui du reste prétend filmer la vérité et bien entendu n'y parvient pas, tant il reste là-dedans, dans la mort lente d'une personne aimée, tout un monde impartageable. Et quitte à vouloir coûte que coûte filmer cette chose, alors il faudrait le faire autrement, il faudrait transcender son sujet et le dépasser, ce que Haneke ne fait jamais, préférant nous assommer de lugubre et de froideur et nous épater du haut de sa crâne ingéniosité. Et le pire c'est que ce cinéma-là est encensé, loué, admiré, récompensé comme il ne saurait en rêver. Doit-on rappeler que le film a reçu la Palme d'Or à Cannes cette année des mains d'un Nanni Moretti bien décidé à nous offrir le palmarès le plus nauséabond de l'histoire du festival. Si ce n'était qu'un cas isolé, tout irait bien encore, mais le cinéma cérébral, à thèse, froid, démonstratif, fat, cynique, bête et méchant, implacable et suffoquant, pérore et s'installe tranquillement. On a déjà vu récemment
Sleeping Beauty,
Canine,
Play,
La Chasse,
Shame ou
We need to talk about Kevin, des œuvres de tous horizons partageant une sorte de tronc commun, des films purement et simplement affreux qui sont autant de cousins ou d'enfants d'Haneke et dont les auteurs auront bientôt (on l'espère pour eux vu qu'ils font tout pour ça, et la pluie de Palmes d'Or qui s'abat sur le bienheureux Haneke les confortera dans ce sens) leurs masses de prix pour de nouveaux films morts-nés.
Amour de Michael Haneke avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva, Isabelle Huppert et William Shimell (2012)