15 septembre 2012

Dark Horse

Le dernier film de Todd Solondz colle au gros cul de son personnage principal, Abe (Jordan Gelber), un trentenaire paumé, un attardé en surpoids souffrant d'un début de calvitie ("a big curly-headed fuck", pour reprendre l'insulte lancée à John C. Reilly par Will Ferrell dans Step Brothers), mal fringué (survêtements, maillots XXL de la NFL, polos Ralph Lauren roses, chaussettes blanches pour sandales noires, collier en argent à son nom), pas très malin, pas très drôle, plutôt lourd, bref un type qui n'a rien pour lui, un authentique loser sans vie sentimentale, sans vie aucune à vrai dire, un gros nerd, un geek à la ramasse, un "young adult", véritable Tanguy vivant chez ses parents et travaillant (mal) dans la médiocre boîte de son père qui n'en peut plus de lui et qui l'encourage à reprendre ses études pour suivre le chemin de son grand frère chirurgien, qu'Abe déteste parce qu'il a réussi, contrairement à lui, l'éternel outsider, le "dark horse" du titre, le raté total. Imaginez un doublon de Michael Scott, le personnage interprété par Steve Carell dans The Office, mais sans la drôlerie du comique américain, physiquement en porte-à-faux entre James Gandolfini et Seth Rogen (je cite ce dernier parce qu'on se croirait parfois devant une comédie Apatow - comédies déjà rarement drôles - mais traitée sur le mode tragique), et vous aurez une bonne idée du pivot narratif auquel nous soumet Solondz de la première à la dernière minute de son film. 
 
 
Tout ce que tente le personnage rate systématiquement, et à chaque fois qu'il se plante ou qu'on le bâche, Abe rentre chez lui dans son énorme pick-up jaune, se gare devant la maison familiale filmée en plan d'ensemble, sort du véhicule, se dirige vers l'entrée, porte la clé au-dessus de son épaule et appuie sur la télécommande qui produit ce bruit, "twout-twout", signalant que les portes de la voiture sont verrouillées. Suit invariablement un plan de l'intérieur de la maison, caméra proche de l'inénarrable poste de télévision fixé par le père hébété coiffé de son petit postiche gris d'américain moyen forcément minable (Christophe Walken), tandis qu'à côté de lui sa femme mal attifée et forcément non moins minable (Mia Farrow) se penche vers le couloir sur sa gauche et demande "ta journée s'est bien passée Abe ?" quand on voit ledit Abe traverser le couloir (avec l'allure et la tronche de son homonyme dans le jeu vidéo Oddworld) vers sa chambre sans un regard et sans un mot pour ses vieux parents fatigués et ringards à souhait. C'est un gimmick du film de Solondz et si la répétition de cette scène est censée nous faire rire, elle n'y parvient pas. Si en revanche elle se limite à vouloir dire la morne banalité du quotidien d'un perdant, elle y parvient très bien. Mais au prix de quelle triste facilité et de quel ennui pour nous autres… 
 
 
On s'ennuie tellement devant ce film (au point d'avoir envie de quitter la salle environ une fois tous les quarts d'heure et de trépigner sur notre fauteuil dans la dernière demi heure en priant pour que chaque nouvelle scène soit la dernière), qu'on se demande comment Todd Solondz a pu trouver l'énergie pour passer autant de temps à le réaliser. Rien ne présente le moindre petit intérêt là-dedans. Le film essaie d'être drôle de temps en temps, il est même à deux doigts d'y parvenir à deux ou trois timides instants, notamment quand Abe tente un panier à deux points à côté de Miranda (Selma Blair), illustre inconnue qu'il a choisie pour être sa femme, et rate sa cible avant de lancer un regard terrible à la fille qu'il courtise et de se lever pour aller ramasser son projectile. Mais dans cette scène comme ailleurs le gag (qui tient moins au geste qu'à la tronche de celui qui le rate) est à peine ébauché et n'aboutit pas, d'autant que devant tant de misère intellectuelle et émotionnelle, devant le portrait acharné de personnages aussi entièrement pathétiques et pitoyables, on ne peut se laisser aller au rire, pas plus d'ailleurs qu'à l'émotion, car le film effleure aussi quelques potentialités du côté de l'empathie pour ces dégénérés de la middle-class américaine zombiesque, mais il s'avère rapidement impossible d'être réellement touché par ces épaves que le cinéaste se complait à accabler tant et plus. 
 
A force de surenchère misérabiliste, la "satire de l'american way of life" (marotte de Solondz et formule favorite de ceux qui l'encensent) devient un défilé de cas sociaux trop gros pour être vrais, trop lourds pour fonctionner, des parents déprimés et résignés d'Abe à celle qu'il demande en mariage au bout de deux heures par pur désespoir et qui est une suicidaire également planquée chez ses parents à quarante ans passés, écrivaine ratée et mal dans sa peau, récemment larguée et atteinte qui plus est de l'hépatite B… Les personnages, qui forment tous une galerie cohérente de malades, une sorte de "Planet of the Abes", pour faire un jeu de mot terrible, en deviennent même antipathiques, à l'image de Miranda donc, qui traite Abe comme une vraie merde quand elle s'étonne que le baiser qu'il lui donne ne soit pas "aussi horrible qu'elle l'imaginait" puis quand elle l'invite à une soirée où se trouvera son ex-compagnon Mahmoud, un drôle de personnage d'arabe gay-friendly, sans se douter qu'Abe y sera forcément mal à l'aise. Le non-héros lui même passe rapidement pour un débile quand on le voit déambuler dans sa chambre multicolore remplie à craquer de figurines du Seigneur des anneaux (qui encombrent aussi son bureau) et décorée aux couleurs des Simpsons et autres Gremlins, puis quand il fait visiter cette antre du geek de base à sa future femme en se vantant de posséder la réplique exacte du chapeau de tel personnage secondaire de James Bond… Quand la naïveté et la sincérité confinent autant à l'inconscience et à la connerie, le personnage passe de vaguement attachant à carrément agaçant, et dès lors plus rien de ce qui peut lui arriver (mais rien ne lui arrive) ne nous importe tant soit peu.
 
 
Et puis quand il s'est rendu compte qu'il ne nous racontait strictement rien que l'on n'ait déjà vu mille fois et que son film était absolument vide de tout, point de vue scénario comme mise en scène, Solondz s'est dit qu'il allait se rattraper aux branches en glissant dans son récit une petite dimension psychologico-fantastique de derrière les fagots. C'est ainsi que de temps en temps, et plus nettement à la fin du film, Abe reçoit la visite imaginaire de membres de son entourage, qui lui apparaissent tantôt pour le réconforter (la secrétaire de son père, qu'il fantasme en cougar pleine aux as), tantôt pour le pousser à bout (sa mère et son frère aîné notamment). Le procédé est malheureusement rigoureusement anodin et stérile, y compris à la fin, quand Solondz exploite cette combine pour finir son film tant bien que mal et nous représenter le rêve comateux plus mortel que jamais d'un personnage pour le coup entre la vie et la mort. Un peu plus tôt dans le film, quand il fait visiter la maison de ses parents à Miranda, Abe lui montre fièrement l'encadrement d'une porte et lui dit que son père y a marqué l'évolution de sa taille au fil des âges, mais quand la jeune femme lui fait remarquer qu'elle ne voit rien il doit préciser que son "con de" paternel a tout recouvert en changeant le papier peint (là aussi on frôle le rire, mais on ne fait que le frôler), et quand, à la fin du film, Abe, personnage condamné et plus désespéré que jamais, va décoller une languette de tapisserie pour mettre à jour les vieilles inscriptions sur le mur, Solondz fait un lent travelling arrière dans le couloir pour délaisser son personnage seul dans l'étroite obscurité, réduit à sa taille d'enfant par l'élargissement du cadre, la tête appuyée contre le chambranle de la porte pour sans doute pleurer. C'est un assez bon résumé du film : on se demande d'abord ce qu'il veut nous montrer tout en pressentant que ça risque de ne pas vraiment changer le cours de notre vie ; quand on finit par en avoir le cœur net on ne découvre sous la fine couche d'intériorité psychologique et fantasmagorique rien de plus que ce qui était annoncé (la dépression affective sans rémission de l'américain(e) moyen(ne) et les désirs croisés d'êtres qui ne les assouvissent jamais) ; puis on regarde le personnage sombrer lamentablement en prenant nos distances, via un cliché visuel usé jusqu'à la corde (ce lent travelling arrière des familles), un raccourci parmi tant d'autres qui empêche toute implication et pousse vers l'indifférence absolue au mieux, vers le mépris au pire. Solondz nous a montré quatre vingt cinq minutes durant des cas désespérés sans faire preuve d'un minimum d'amour pour eux, ni d'un minimum d'humour pour nous, ou ne fût-ce que d'un début de talent de conteur ou de filmeur, et quand la chose s'arrête on commence par se demander "à quoi bon ?", puis on tente de respirer à nouveau. 
 
 
Dark Horse de Todd Solondz avec Jordan Gelber, Selma Blair, Christopher Walken et Mia Farrow (2012)

14 commentaires:

  1. o_0 Agree to disagree. Je m'inscris tellement en faux vis-à-vis de ton article, Rémilou, qu'on pourrait me prendre pour un type futé, et toi non. Précision de la plus grande importance : Dark Horse n'est pas une comédie, c'est un drame? Il est tout à fait normal que tu n'aies pas rigolé. Je suis navré que tu sois passé à côté de Dark Horse :D Tant pis pour ta pomme.

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    1. Pour ce qui est de ta première remarque, évite de placer un terrible "Rémilou" avant une remarque un peu puante :)

      Pour le reste, j'avais remarqué que le film n'est pas une comédie, merci, si j'ai parlé de l'absence d'humour c'est d'abord parce que le film essaie quand même, par moments, d'être drôle, bien qu'il n'y parvienne absolument pas, là-dessus on se rejoint, c'est ensuite parce que beaucoup de critiques ont mis cette qualité en avant (au point que ça se retrouve sur l'affiche), et c'est enfin parce qu'un peu de légèreté aurait peut-être sauvé le film du marasme mou et pathétique dans lequel il se vautre mochement.

      Quant à être "passé à côté" du film, c'est possible, j'étais pourtant assis bien en face de l'écran, pile poil au milieu de la salle, et je l'ai reçu de plein fouet, je ne comprends donc pas comment j'ai pu "passer à côté", mais soit.

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  2. Ca a l'air à chier. Cela dit, j'ai déjà vu un ou deux films de Solondz (un seul je pense, je vois pas comment j'aurais pu avoir envie de m'en envoyer un second) et c'était la même merde. Misérabilisme gratos. Sans intérêt, sans humour, sans amour, sans rien de plaisant, de beau ou de malin. C'est le même genre de merdes à quelques détails près que les saloperies de Larry Clark.

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    1. Si tu dois redonner sa chance à Todd Solondz un jour, ne le fais pas avec ce film.

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    2. L'association Solondz/Clark est assez bancale, surtout pour ce dernier.

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    3. c'est des cinéastes qui ont émergé pendant la même période florissante pour le cinéma indépendant américain, faisant dans leurs films le portrait de la même amérique adolescente délaissée, le rapprochement est à creuser
      quitte à choisir je préfère solondz

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    4. Ouais ce point commun là je l'avais saisi, c'est le seul qui justifie un rapprochement entre les deux cinéastes (et qui fait qu'on pourrait en rapprocher encore une dizaine). C'est le "à quelques détails près" qui est bancal.
      Et à choisir je préfère Clark :)

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    5. Je préfère 1000 fois Clark aussi, qui n'est pas misérabiliste mais frontal et cruel, tout en aimant ses personnages. Et souvent drôle malgré tout. Joe, t'as vu Kids ?

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  3. On ne me prendra plus jamais à poster un truc ici
    Au secours l'assurance et l'arrogance que vous avez...

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    1. La réponse de Wo était pourtant très simple et courtoise.

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  4. Ça donne pas envie ! Mais peut-être finirais-je tout de même par le voir, quand il sera sorti en divx et qu'il aura pourri des mois et des mois sur mon disque de stockage...

    Ah, et j'ai justement téléchargé Kids de Larry Clark très récemment. Je n'ai encore vu aucun de ses films. Ils m'attiraient vraiment pas jusqu'à ce que je lise quelques trucs intéressants au sujet de Kids.

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  5. Là par contre on va pas être d'accorsd...

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  6. l'un des grands films de cette année

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