Imaginez
Fenêtre sur cour mixé avec
Duel et vous aurez déjà une petite idée de ce qu'est
Roadgames, thriller culte venu d'Australie, connu en France sous le titre assez bête de
Déviation mortelle et récemment édité en blu-ray sous la houlette de Jean-Baptiste Thoret dans la chouette collection "Make My Day". Réalisé en 1981 par Richard Franklin, à partir d'un scénario signé Everett De Roche (auquel on doit également d'autres titres importants du cinéma de genre australien de cette période comme
Harlequin,
Long Weekend ou
Razorback), ce film est une retranscription sur route, intelligente et assumée, du grand classique d'Alfred Hitchcock. La chambre de James Stewart dont la vue donne sur les appartements d'en face est ici remplacée par la cabine exiguë d'un camion conduit par le fringant Stacy Keach, chauffeur à l'imagination galopante qui voit celle-ci stimulée par les spectacles curieux auxquels il croit assister derrière son volant. Notre routier, qui doit traverser la vaste plaine du Nullarbor pour amener son énorme cargaison de viande à Perth, est convaincu d'être sur les traces du
serial killer qui sévit dans la région, semant des cadavres en morceaux sur son passage et parcourant les routes dans un van vert aux vitres teintées, derrière lesquelles tout est possible, et sur lequel finit systématiquement par retomber notre héros.
Si les petits clins d’œil et les références plus substantielles au maître du suspense sont légion,
Roadgames ne se présente pas pour autant comme un vulgaire pastiche forcément inférieur à son si prestigieux modèle. Le film de Richard Franklin parvient très vite à exister par lui-même. D'abord parce que l'on s'intéresse d'emblée à ce personnage de routier au verbe facile et à l'imagination au moins aussi fertile que celle de nous autres spectateurs, friands et habitués à de tels scénarios et également enclins à faire du quidam à la tronche patibulaire croisé par hasard sur une aire d'autoroute le dangereux psychopathe sorti tout droit d'un film américain. Stacy Keach incarne avec une gouaille irrésistible ce routier dont on ne sait d'ailleurs pas trop ce qui a bien pu le mener à choisir ce métier qu'il assume plus ou moins, en dehors de son besoin de divaguer en solo ou accompagné. Ce qu'il aime, en effet, c'est surtout philosopher au volant et discuter avec son fidèle animal de compagnie, un superbe dingo au calme olympien. Le spectateur est immédiatement complice de ce personnage si cool, à l'opposé des héros habituels de films d'action, de cet homme d'esprit, aimant la musique classique, la poésie et qui, par désœuvrement mais pas uniquement, se plaît à imaginer l'ambiance et les vies des occupants des véhicules qu'il dépasse le sourire aux lèvres.
Quand notre chauffeur embarque une bonne femme abandonnée par son odieux mari ou une jeune et jolie auto-stoppeuse en fugue, nous découvrons de nouveau des personnages sympathiques, agréables, qui donnent toujours lieu à des échanges délicieux. Les dialogues sont en effet très soignés, avec quelques répliques qui tapent dans le mille. Au passage, avec tous ces atouts en main, on comprend aisément pourquoi on tient là l'un des films de chevet de Quentin Tarantino, un titre régulièrement cité et mis en avant en interviews par le plus connu des réalisateurs-cinéphages. A l'aise dans les différents registres qu'elle est amenée à jouer, Jamie Lee Curtis apporte une fraîcheur bienvenue, son duo avec Stacy Keach, qui tombe rapidement sous son charme, dégage une certaine alchimie. A la toute fin du film, on se dit que l'on ferait encore bien volontiers un bout de chemin en leur compagnie, avec le dingo tranquille roulé en boule sur nos genoux.
Le film de Richard Franklin captive également par son ton très singulier, par ces ruptures fréquentes où l'humour noir, l'esprit comique lunaire et nonchalant véhiculé par le personnage principal, laisse soudainement place au suspense, à l'action, avec des détails parfois glauques et morbides. Des scènes qui relèvent du thriller pur, où le suspense fonctionne ma foi plutôt bien, sont régulièrement désamorcées par des saillies comiques de bon aloi, une ironie étrange et une absurdité assumée qui créent un décalage réjouissant. Au-delà du simple plaisir de cinéphile pris devant cette variation habile de
Fenêtre sur cour, plaisir pris à remarquer les différentes accolades à Hitchcock (cela va du petit surnom donné par notre camionneur à son auto-stoppeuse, Hitch, au magazine culturel avec le fameux profil du cinéaste en une que cette même auto-stoppeuse découvre à l'arrière de la cabine, en passant par des plans et des situations qui rappellent inévitablement le cinéma hitchcockien),
Roadgames est donc plein de qualités inattendues qui rendent sa découverte particulièrement plaisante. Ceux qui en font un titre majeur de la Ozploitation ne s'y trompent pas.
Enfin, si le charme opère, c'est aussi parce que le film de Richard Franklin a vraiment fière allure et qu'il est farci d'idées de mise en scène et de trouvailles visuelles étonnantes, lui conférant par moments une ambiance onirique très appréciable. Il y a dans
Roadgames un lot notable d'images marquantes, quelques visions qui restent collées à nos rétines, comme ce van qui apparait au milieu de la plaine, dans la nuit, d'un seul coup éclairé par les flashs saccadés d'un orage silencieux, ou encore ce Stacy Keach halluciné et emporté par ses divagations, dans les yeux duquel viennent se juxtaposer les phares rougeoyants du véhicule qu'il suit, par le jeu des lumières reflétées sur son pare-brise. Toutes proportions gardées, cette dernière image, issue d'une courte et belle parenthèse quasi psychédélique, rappelle un peu le passage dément du
Sorcerer de William Friedkin, quand Roy Scheider, en proie à un délire sinistre, termine seul sa route désespérée au volant de son camion. Dans un tout autre style, on retiendra aussi ce long et très beau panoramique au milieu d'un bar miteux où fait halte notre routier pour passer un coup de fil, ce mouvement de caméra ample et minutieux nous offre un parfait tableau de ce coin perdu et de ses autochtones peu commodes avec, comme immanquable décor, des peintures sur les murs qui représentent des scènes violentes de l'histoire de l'Australie. Ces scènes si inspirées vous donneront envie de creuser davantage la filmographie de Richard Franklin, à commencer par le plus inégal
Patrick, récompensé à Avoriaz en 79 et qui jouit d'une belle réputation, voire de vous risquer à découvrir la suite de
Psychose qu'il a osé réaliser, porté par son admiration sans borne pour le grand Hitch.
Au bout du compte,
Roadgames est donc un drôle de
road movie, sans réel point de mire, où le but n'est pas de partir d'un point A pour arriver à un point B, après avoir dû surmonter divers obstacles. Pas de chasse à l'homme trépidante au programme mais plutôt une traque hasardeuse qui semble tourner en rond, un jeu de piste ludique et surtout nourri par les fantasmes des uns et des autres. Aussi, ce n'est pas un sentiment de liberté qui est communiqué par la mise en scène mais plutôt celui d'un enfermement, d'un écrasement, avec la sensation d'être coincé avec ces pauvres âmes sur un bout de terre inhospitalier, terriblement aride et désespérément plat, que Franklin filme comme le bout du monde. Alors certes, on pourra regretter un final un brin décevant, où la tension peine à éclater véritablement, ainsi qu'un rythme global parfois déconcertant, mais ces légers bémols ne suffisent guère à entamer toute notre sympathie pour ce film éminemment plaisant et plein de charme, au statut tout à fait mérité et que l'on recommande chaudement à tous les curieux.