31 mars 2021

Uncut Gems

Janvier 2020. Le monde du cinéma découvre les frères Safdie. Août 86. Nous nous mettons d'accord pour nous lancer dans le blogging ciné au moment même où les frères Safdie décident de se lancer dans la vie. 2008. Joshua Safdie, enfin décollé de son frère siamois après une opération d'envergure qui est aussi une première mondiale, tourne The Pleasure of being robbed et nous sommes les seuls à le repérer. 2009. Les deux frères se retrouvent et tournent leur premier long métrage ensemble, l'un tenant la caméra de la main gauche (d'où les cadrages foutraques et le tremblotement permanent de l'image), l'autre la perche de la main droite (le son n'est pas dégueu). Ainsi naît Lenny and the kids, dont nous assurons toute la promo, de A à Z, sur les pages de ce blog. Nous sommes très contents, ne vous méprenez pas, que les frères Safdie aient percé leur trou, soient enfin connus du très grand public. Attention, ce qu'on écrit là, c'est aussi une première mondiale, c'est de l'exclu, du off, on ne le déballe pas en soirées pour se faire mousser, comme tous ces producteurs parisiens qui étalent leur carnet d'adresse à la première rencontre, fiers comme pas deux d'avoir un jour serré la main moite de Tarsem Singh ou de Tar Tampion, on n'est pas là pour parader, mais c'est vrai qu'on a eu le flair sur leur cas un peu avant l'heure grâce à notre état de veille permanente sur le cinéma mondial (fiction et non-fiction confondus). Bon ça peut avoir l'air prétentieux dit comme ça. Passons à l'analyse du film.
 

On pourrait croire à une photo de Cinoque et Benzema prenant dans leurs bras un taulard tout juste sorti de cabane, mais non, ce sont bien les frères Safdie de part et d'autre d'Adam Sandler, jolie photo prise par nos soins lors du passage du trio à la maison, en février 2020.
 
Janvier 2020. Le monde découvre qu'Adam Sandler est un grand acteur doublé d'un homme unique en son genre. Août 66. On est à la baguette de la rencontre entre Judy, enseignante d'école maternelle, et Stanley Sandler, ingénieur électricien (35-2003), descendant d'immigrants juifs de Russie (plus tard nous consacrerons un mémoire à la trajectoire de ce père, Stanley Sandler, pionnier dans tous les domaines, et en particulier dans celui de l'ingénierie électrique). Ce coup de foudre donnera naissance un mois plus tard à Adam Richard Sandler, enfant légèrement prématuré mais animé d'une rage de vaincre éternelle et bien décidé à croquer la vie à pleines dents, car passé si près de la faucheuse. C'est un peu le bébé du bonheur, et de ce blog. Adam a choisi le costume du clown, souvent lourd à porter, et qui lui aura valu quolibets et jets de pierres, drôle d'injustice pour un homme dont la noble ambition est de faire rire (de la plus vulgaire des façons). Nous l'avons soutenu sur ces pages quand il était tout au fond, vilipendé par absolument toutes les critiques papiers et numériques, et se baladait au quotidien dans un sac poubelle contenant ses trois effets, dont une étoile de ninja. Il aura fallu son Tchao Pantin (suite au désistement de Jonah Hill, qui devait tenir le rôle principal d'Uncut Gems, jusqu'à cette nuit sans lune où deux inconnus blogueurs ciné sont allés le ligoter sur son lit douillet, la veille du casting), pour que le monde du cinéma daigne reconnaître la présence, l'existence, le talent d'Adam Sandler.
 
 
De rien les mecs. Vous ne le devez qu'à vous-mêmes, à votre talent, et à nous.

Janvier 2020. Nous découvrons en avant-première mondiale les premiers rushs d'Uncut Gems, envoyés sur WeTransfer par les frères Safdie, soucieux de notre aval, avec comme mot de passe : "BeKindRewing". La première séquence, avec la découverte d'une pierre précieuse dans une mine lointaine, nous chope par le col, dénote un peu dans leur filmographie et crée de l'ouverture, donne de l'ampleur, envoie du souffle, promet de l'aventure. Deuxième séquence. Retour au bercail, au cinéma urbain trépidant, noir, nerveux que l'on connaît et où les frères Safdie ont leurs repères. Nous passons donc un bon moment devant ce film digne de leur cinéma, caméra au poing, rythme tendu comme le string de Guy Roux, direction d'acteurs jusqu'au-boutiste, défilé de tronches brisées (tous leurs amis d'enfance sont là, et quelques connaissances à nous, dont tonton Scefo, qui errait dans New York avec son club du troisième âge pendant le tournage, en quête d'un énième mad love), photographie urbaine giga-réaliste, montage syncopé, scénario minimaliste, exploration des failles de l'âme américaine à travers le personnage du gambler, cet accro au jeu, au dollar, à l'adrénaline incarné par un Adam Sandler complètement allumé de l'intérieur. Tout y est, et cependant, nous ne découvrons rien, contrairement au reste du monde cinéphile, et sommes peu surpris par la corde raide sur laquelle les frères Safdie nous font marcher tels des funambules allant droit vers l'échafaud et incapables de s'y soustraire. Encore faut-il avoir envie de se faire ramasser.
 
 
Uncut Gems des frères Safdie avec Adam Sandler (2020)

29 mars 2021

Midnight Special

Souvenir d'une trahison. Qu'est ce film sur le papier ? Que nous avait-on annoncé ? Que nous promettait-on ? A quoi pouvait s'attendre le quidam en errant sur IMDb avant la sortie du film, loin de savoir qu'il allait bientôt se faire enfler de ouf. Avant la projo, Midnight Special c'était la réunion miraculeuse et jamais espérée, même dans nos rêves les plus fous, du cinéaste amérindien le plus prometteur de sa génération (Jeff Nichols), d'une poignée d'acteurs et actrices bien sous tous rapports (Michael Shannon, habitué des lieux, Adam Driver, espoir depuis largement confirmé, Kirsten Dunst, actrice sous-estimée, sous-exploitée, sous tous rapports, et Joël Edgerton, espoir depuis largement déçu), et de tout un pan de l'histoire du cinéma de genre qui a bercé nos enfances et nos années d'insouciance, à savoir la SF, et plus particulièrement la SF estampillée tonton Spielby (Rencontres du troisième type) et tonton Carpie (Starman, dont le film de Nichols est pour ainsi dire un remake déguisé).
 
 
 
 
Sur le papier, il y avait de quoi rêver, mais certains, comme Jeff Nichols, ne se servent du support papier que pour se torcher et ensuite nous montrer la trace de leur œuvre avec un petit sourire en coin, satisfaits. Cette séance de ciné, trauma indélébile, fut pour vos serviteurs l'occasion de constater une fois de plus à quel point la passion du cinéma peut être douloureuse, prendre une tournure dramatique, et transformer en chienlit bien plus qu'un week-end, toute une ère géologique. A mesure que nous nous enfoncions dans nos fauteuils de cinéma, absolument inertes et rabougris, et que défilaient sur l'écran de longues minutes de chiasse pure, nos voisins de strapontins se sont alarmés et sont allés quérir à l'accueil une paire de défibrillateurs vieux comme le monde pour nous prodiguer un triple-pontage non-consenti dans un feu d'artifice pyrotechnique d'éclairs bleus et de nuages de fumée qui resteront comme les meilleurs effets spéciaux du film (dont, rappelons-le, la séquence finale, inoubliable, a été intégralement tournée dans les coursives à ciel ouvert de la faculté Jean Jaurès du Mirail de Toulouse).




Midnight Special de Jeff Nichols avec Michael Shannon, Adam Driver, Kirsten Dunst et Joël Edgerton (2016)

23 mars 2021

Nomadland

Voilà un film qui, malgré la gravité des thèmes qu'il aborde, laisse un bien doux souvenir en tête, comme une empreinte chaude et agréable, assez durable aussi. Chloé Zhao parle de deuil, de crise économique, de misère, d'errance, de ce monde capable de laisser des femmes et des hommes sur les routes, sans rien, après les avoir essorés toute une vie. C'est parfois rude à encaisser, il y a quelques moments difficiles, qui serrent le cœur, nous plaçant, presque à la façon d'un documentaire, en immersion, face à la situation et aux conditions de (sur)vie si difficiles de cette femme, Fern, rendue si vivante par l'interprétation encore irréprochable de Frances McDormand. Une femme de soixante ans passés qui, après avoir tout perdu, travail et mari, décide de vivre sur les routes, dans son van sommairement aménagé, avec deux trois bricoles à peine, allant de petits boulots en petits boulots. Le style naturaliste et le regard attentif, observateur, de Chloé Zhao ne laisse échapper que peu de détails de cette nouvelle existence nomade. Et à la fois, il y a là une douceur précieuse, une délicatesse évidente, une distance juste qui, curieusement, nous réchauffent, nous touchent, et rendent ce film remarquable et différent. A travers la galerie de portraits des personnes rencontrées puis retrouvées en chemin, à travers la succession de belles rencontres faites par Fern, Chloé Zhao nous rappelle, en creux, une évidence. Que nos plus grandes richesses se trouvent chez l'autre, dans la diversité de nos relations, dans la vigueur de nos rapports, dans les liens qui se tissent entre nous. Je sais, c'est peut-être niais, dit comme ça, mais soyez rassuré, Chloé Zhao le fait avec un talent tout autre et l'air de ne pas y toucher. Dans cette période interminable où chacun est appelé à rester à distance, calfeutré chez soi, un tel film fait du bien.


 
 
Un moment de grâce parmi quelques autres me reste tout particulièrement en mémoire. Après avoir essayé d'habiter quelques jours chez l'un de ses amis, ancien nomade désormais installé chez la famille de son fils, Fern ne tient plus en place, ne se sentant sans doute pas à sa place, et reprend la route dans son van, partant dès l'aube de cette grande maison vide dont les occupants dorment encore. La caméra de Chloé Zhao filme la beauté à la fois majestueuse et ténébreuse des paysages parcourus : ce sont d'impressionnantes falaises plongées dans une brume grise matinale, indissociable de l'océan qui les a dessinées. Puis nous épousons la trajectoire courbe du véhicule et la vue change, la réalisatrice effectue alors un simple panoramique latéral pour nous montrer un autre pan de la zone traversée, le bord de la route avec le soleil, au loin, fraîchement levé et dont les rayons sont voilés par les arbres qu'ils percent de toute sa chaude lumière. Ce mouvement gracieux, accompagné par l'envolée mélodique d'Ólafur Arnalds, est interrompu brutalement par le montage puisqu'on enchaîne sans transition sur la fermeture bruyante de la porte coulissante du van par Fern, arrivée à destination. Cela pourrait être anodin, c'est en vérité trois fois rien, un instant presque furtif, quelques secondes à peine dans le dernier tiers d'un film qui nous a alors depuis longtemps emportés. C'est l'un de ces courts passages, toujours joliment exécutés, qui illustrent les trajets du personnage principal sur les routes américaines, dont le film est émaillé. Mais c'est très beau, tout simplement, et cela dit quelque chose de la simple beauté des choses, justement. 
 
 
 

 
 
Nomadland de Chloé Zhao avec Frances McDormand, Linda May, Swankie, Bob Wells et David Strathairn (2020)

21 mars 2021

Les Chansons que mes frères m'ont apprises

Alex Ferguson a dit un jour : « Donnez-moi 10 bouts de bois et Zinédine Zidane et je gagnerais la Ligue des champions. ». J'ai toujours kiffé cette citation. Je l'utilise souvent au boulot quand je me trouve en difficulté, et ça n'a strictement aucun effet, mais ça comble un peu, ça me permet de garder la tête haute. Bref, tout ça pour dire que, de son côté, Chloé Zhao aurait très bien pu affirmer aussi : « Donnez-moi 10 bouts de bois et un cheval et je torcherais un bon film. » Car, dès son premier long métrage, Zhao sublimait les chevaux sauvages, la nature splendide du Dakota et, surtout, ses véritables habitants : les indiens de la réserve de Pine Ridge. La déclinaison de cette fameuse citation footballistique est donc peu justifiée, voire totalement caduque.




Chloé Zhao s'intéresse tout particulièrement à deux jeunes, frère et sœur (incarnés par des acteurs superbes, John Reddy et Jashaun St. John, qui semblent quasiment jouer leurs propres rôles et donnent d'ailleurs leurs véritables prénoms à leurs personnages). Le premier, en passe de terminer le lycée, a des envies d'ailleurs : il souhaite quitter la réserve pour suivre sa petite-amie à Los Angeles, où celle-ci continuera ses études. Quant à la sœur, très attachée à son grand frère, elle mène sa petite vie tranquillement, apprenant petit à petit à faire sans son aîné, se préparant à la séparation fatidique malgré toute la peine qu'elle lui procure. La mort accidentelle de leur père va quelque peu changer la donne et remettre en question les plans du frangin... 




La cinéaste pose un regard très tendre et attentif sur ces jeunes personnages rapidement touchants, portés par leurs rêves et leurs espoirs, plus ou moins tus et assumés. Comme vous pouvez l'imaginer, ce qui compte ici, ce n'est pas vraiment l'intrigue. Chloé Zhao s'attache surtout à capturer, dans un style chatoyant, quasi naturaliste, qu'elle peaufinera encore avec The Rider et des motifs visuels que l'on y retrouvera, l'ambiance d'un lieu si particulier, et à dresser, avec une délicatesse rare, le portrait de cette communauté laissée à la marge. Et, mine de rien, Chloé Zhao embrasse le "sujet" de manière assez complète, entre guillemets car sa grande réussite réside justement dans le fait que l'on a jamais l'impression d'être face à un film à "sujet", lourd, à la cause de ceci ou cela. On a plutôt l'impression d'être devant un documentaire presque immersif, à peine scénarisé, sur la situation de la communauté indienne, où la vie suit son cours, la splendeur des paysages contrastant avec les difficultés de tous.




La réalisatrice aborde en effet de nombreux thèmes, de l'histoire de la réserve de Pine Ridge, subtilement évoquée par le biais des paroles d'une chanson rappée par un indien spécialiste du tatouage (sympathique personnage qui transmet à sa manière la culture de son peuple), à l'alcoolisme des indiens et ses terribles conséquences (à ce propos, il ne nous est pas explicitement dit, et c'est mieux comme ça, que la boisson est à l'origine de la mort du père, mais on peut le supposer). Dépeint avec moins de tact, d'intelligence et de sensibilité, ce tableau aurait pu peser des tonnes et nous plomber ; en réalité, ce premier film est une œuvre pleine de grâce et de beauté, qui marquait donc les premiers pas d'une cinéaste très douée. Les Chansons que mes frères m'ont apprises, c'est aussi un bon moyen mnémotechnique pour réviser l'accord du participe passé : quand celui-ci est placé avant le verbe, on accorde. Mes frères m'ont appris quoi ? Les chansons. Donc on accorde. Et le premier film de Chloé Zhao est très chouette, c'est d'accord ?!


Les Chansons que mes frères m'ont apprises de Chloé Zhao avec John Reddy, Jashaun St. John et Taysha Fuller (2015)

16 mars 2021

Mank

Le film dure 2h15 ou 15h2 ? Y'a un truc pas clair... En tout cas pour nous le temps ressenti c'est bien la moitié d'une journée qu'un malfrat nous aurait forcés à passer ligotés dans une cave insalubre uniformément grisâtre dont on distinguerait mal les contours architecturaux et la profondeur réelle... Où sommes-nous projetés ? Dans le sous-sol du monde ? Un lieu très net (8K) mais indiscernable à la fois, composé d'anti-matière et d'une surcharge de neutrons arrêtés dans leur course par le maître des clés et du temps en cette dimension perdue, le maniac cop David Fincher. On ne s'était pas autant fait chier depuis notre dernière leçon de Code, ou lors du mariage de ce cousin éloigné où Tonton Scefo a fini par faire basculer la longue table du vin d'honneur – non pas qu'il était fait, l'alcool pour une fois n'y était pour rien, il est simplement tombé raide de sommeil, du sommeil du juste –, la faisant basculer vers lui et transformant tous les tacos et verres de rouge en projectiles de catapulte, et bientôt en un tapis merdeux et pimenté projeté sur la robe de la mariée façon Jackson Pollock dans un remake sordide de Carrie au bal du diable
 
 
Nous devant Mank, à la recherche d'un peu de lumière et de chaleur

C'est difficile d'enchaîner après ça. D'autant que cette soirée de mariage est un paradoxe en soi, étant donné que l'ennui prodigieux éprouvé pendant toute la cérémonie a précisément abouti à un feu d'artifice de tacos bell qui a transformé ladite soirée en une merveille qu'un photographe méticuleux a su immortaliser dans un album de famille plus proche du Nécronomicon que d'un catalogue photobox lambda. Mais revenons au film. On a parlé de la grisaille générale, mais que dire des mentions "Extérieur jour" inscrites à l'écran au début de chaque scène, qui nous rappellent qu'on est devant un biopic sur un scénariste à la manque, ou de ces cigarette burns qui rythment les séquences avec une régularité de métronome (certains pourront se toucher l'entrejambe en calculant le perfectionnisme légendaire de notre sinistre Fincher, qui a dû s'emmerder à les caser toutes les tant de minutes, équivalant à la durée des bobines de pellicule de l'époque, alors que son film est un renoncement au cinéma sur fond vert dégueulasse pensé pour être vu sur des écrans de smartphones).
 
 
Nous après Mank, bien décidés à profiter de la vie
 
Fincher est un malade. C'est acquis. Et bizarrement c'est mis à son crédit, c'est une médaille à son revers, c'est une couronne sur son crâne lustré à mort d'addict au Head&Shoulders. Vous avez vraiment cru qu'on a réussi à envoyer un robot sur Mars ? Que dalle, le petit Persévérance à roulettes est juste allé faire un ride sur le crâne désertique et morne de David Fincher, où il y a aussi peu de vie et d'enthousiasme que sur les collines martiennes... Le visage de Mars ? Juste quelques pellicules 36mm parmi la toison clairsemée d'un cinéaste trop attaché à la propreté pour être honnête. On connaît tous des gens chez qui, dès que la porte est passée, on se fait fusiller du regard si on ne retire pas fissa ses deux pompes : chez Fincher, à peine arrivé sur le seuil de son manoir maudit, il faut retirer ses godasses, ses soquettes, rester une demi-heure dans un pédiluve blindé de Garra rufa morts de faim et modifiés génétiquement par les laboratoires Pfizer pour résister à la javel et au chlore, quand il ne demande pas tout simplement à ses hôtes de se retrousser la peau des pieds pour ne pas faire de traces sur son carrelage. 
 
 


Or, quand ce type un brin psychorigide demande à son actrice (Amanda Seyfried, à ne pas confondre avec Emma Stone ou avec un quelconque poisson-chat) de rejouer la même scène muette 200 fois, flinguant le calendrier de tournage pour toute une semaine et se torchant allègrement avec le code du travail (et pour Fincher c'est un minimum, il flingue un code civil de papier cul à chaque fois qu'il en coule un), tout le monde applaudit, trouve ça merveilleux, parle de "perfectionnisme", de "souci du détail", de "rigueur folle", de "passion de la précision", alors qu'on a affaire à un simple taré. Normalement, ça se termine aux prudhommes, les mains liées par un collier de serrage serflex tiré jusqu'au sang par un flic qui a payé son abonnement Netflix pour se vider le bulbe après une journée à briser des tibias de Gilets Jaunes, et qui n'a vu que le premier quart d'heure de Mank mais qui a passé le reste du film à essayer de taser son écran pour mettre un peu d'électricité dans tout ça et voir quelques images en technicolor. 
 
 

 
 
Au tribunal, Fincher aura bien du mal à se dédouaner, mais il mentira pendant des plombes, car c'est un menteur, il l'a prouvé en fomentant un tissu de mensonges plus gros que lui à propos de la genèse du script de Citizen Kane (œuvre dont cinq secondes prises au hasard dépassent tout ce qu'il a fait et fera dans sa vie). Un mensonge répété pendant plus de deux heures en noir et blanc, avec un sérieux de pape et des acteurs déblatérant des dialogues mortels, n'est pas une vérité. Préférez la version avec Liev <3 Schreiber.


  
 
Mank de David Fincher avec Gary Veryoldman et Amanda Seyfried (2020)

10 mars 2021

Le Voyage à Lyon

Sorti en 1981, écrit, produit et réalisé par la cinéaste allemande Claudia Von Alemann (autrice de nombreux documentaires), Le Voyage à Lyon, tourné durant les étés 78 et 79, suit les pas d'une jeune historienne venue d'outre-Rhin, Elisabeth (Rebecca Pauly, remarquable), débarquée à la gare de Lyon pour mener des recherches sur Flora Tristan, écrivaine socialiste du XIXème siècle, engagée dans la lutte pour une internationale ouvrière et embarquée dans un "tour de France" à la façon des Compagnons, dont elle tira un journal longtemps ignoré, refusé par les éditeurs après sa mort et dont Elisabeth a découvert le manuscrit comme par miracle, sachant aussitôt qu'un lien étrange mais puissant la lierait à cette femme qui la fascine. Elisabeth connaît déjà l’œuvre de Flora Tristan, sa pensée, ses idées, sa vie, mais ce qu'elle voudrait, un siècle et demi après le passage de son égérie à Lyon, ce n'est pas seulement retracer son parcours ou mettre au jour des documents d'archives qui permettraient d'approfondir les connaissances sur son sujet d'études : elle voudrait établir une épreuve sensible de l'existence de Flora Tristan, mettre ses pas dans les siens, voir ce qu'elle a vu, entendre ce qu'elle a entendu, sentir ce qu'elle a senti, tirer de la ville l'empreinte sensorielle du passage de cette femme qu'elle admire.

 



Le film, donc, superpose les époques et les voix. A nos yeux, Elisabeth semble, par moments, incarner cette femme du passé qu'elle fait revivre, en partie parce qu'elle lit, régulièrement, à l'écran ou en voix off, les textes de Flora Tristan, qui parle à travers sa voix (ceux, par exemple, très forts, où la militante déplore de devoir non seulement convaincre les ouvriers de lutter pour leur condition, mais, au sein du monde ouvrier, d'avoir à combattre pour se faire entendre en tant que femme). Comme elle marche où son aïeule a marché, s'assoit dans des bars où elle a pu s'assoir, visite des fabriques et usines d'un autre âge encore en activité où certainement l'écrivaine révolutionnaire a dû dialoguer avec les ouvriers de l'époque, le corps d'Elisabeth endosse en quelque sorte celui, absent, de celle dont elle tente d'épouser la trajectoire. 

 

 


Ce sont aussi ces scènes où Elisabeth enregistre sur un dictaphone des conversations lointaines surprises au bas d'un immeuble ou au détour d'une place, puis écoute ces bandes, comme le murmure de la ville peu fréquentée en cette période de vacances, qui pourrait correspondre au murmure éternel de Lyon, tel qu'on aurait pu le surprendre en 1844. Participent de ce ronron urbain certaines scènes (la sempiternelle partie de belote au restaurant, qui revient à intervalles réguliers, comme une série de tableaux impressionnistes, ou l'étrange dialogue de ces trois types qui font la liste des plats qu'ils adorent manger), certains visages (la sympathique tenancière, avec ses dents du bonheur, sa voix éraillées de clopeuse, son pot de cornichons offert en réconfort et son récit du massacre des juifs dans la cour de l'immeuble quand elle était enfant ; visage éternel, au point que l'un des plans sur elle assise derrière son comptoir revient trois fois, comme une boucle temporelle), certains personnages, qui sait (l'amant embrassé dans un appartement vide après son drôle de discours sur la question du rythme). Mais Le Voyage à Lyon superpose aussi les lieux, quand Elisabeth utilise le même dictaphone pour écouter un autre murmure, celui de son mari et de sa fille, laissés en Allemagne, qu'elle a manifestement quittés sans beaucoup plus d'explications pour se consacrer à ses recherches sur une figure majeure de l'histoire du féminisme.

 


De sorte qu'au bout de cette collision spatiale, de ces surimpressions temporelles, vocales, corporelles, l'historienne, dont la démarche ne convainc guère le ponte universitaire auquel son mari l'a recommandée par lettre, et la femme historique, dont elle ne parvient guère à retrouver les traces, qui ne se trouvent pas, sont d'une certaine manière tout de même réunies, mais bien au-delà des recherches scientifiques ou des archives palpables qui, pour Elisabeth, n'ont "pas suffi" : dans l'expérience des lieux d'une ville où l'on peut "transformer l'émotion en action", au-delà de la simple compréhension, et plus profondément dans une étrange pesanteur. Celle de la ville, presque déserte, peuplée seulement de quelques chiens et chats et d'une poignée de gens et d'enfants désœuvrés, chauffée par un soleil d'été un peu terne et plombant, ville si vieille, montrée dans toute la lourdeur de sa pierre, dans l'immobilité sale et poisseuse d'un passé qui s'accroche encore à elle en cette fin des années 70, sans aucune complaisance dans la mise en scène, très documentaire, de Claudia Von Alemann. 

 


Le film en dit plus sur Lyon à cette époque que sur le combat de Flora Tristan ou sur l'histoire militante des Canuts, avec ses nombreux plans fixes sur des lieux de la ville mais aucune "vue" globale ou touristique de Lyon, ni aucun intérêt profond pour ses monuments, statues et compagnie, au profit de lieux populaires, comme les traboules des pentes de la Croix-Rousse, les bords du Rhône, un cimetière ou la place des Terreaux, et des lieux anonymes, souvent vides, comme si la ville était filmée sans habits d'apparat, nue, intime, fragile, tels les visages des lyonnais croisés au fil des rencontres d'Elisabeth, avec toute l'impudeur qu'il peut y avoir à regarder un visage, et donc une ville filmée ainsi. Il faut rendre grâce aussi à la douce photographie de Hille Sagel (même si l'on ne peut que deviner le grain 16mm, à défaut de voir le film en salle, projeté avec le matériel ad-hoc), qui compose des couleurs pastel très belles et donne une harmonie lumineuse à l'ensemble du film, malgré les trouées plus sombres et parfois presque malaisantes sur les coins de rue usés, les passages souterrains crasseux ou ces intérieurs vieux qu'on imagine chargés d'odeurs de café froid, et y compris quand le travail sur le son ne cède rien au réalisme, comme dans l'usine de textile, où l'on n'entend rien au dialogue entre Elisabeth et l'ouvrier qu'elle interroge tant la machine derrière eux est bruyante, ou, de façon plus triviale, quand la jeune femme croque dans un gigantesque sandwich, assise sur un banc en bois de la gare. 

 



La pesanteur, aussi, de cette femme, Elisabeth, qui paraît d'abord toute légère, à la sortie du train, dans sa petit robe, par contraste avec sa lourde valise, et quand elle monte sur les fauteuils de la gare pour voir l'autre côté du hall, puis qui se confronte vite au temps, à la durée, à l'ennui, reste de longues minutes dans ce hall vide, commence à lire puis s'allonge, fatiguée par le voyage, plus tard attend longtemps l'impression du photomaton, sous le regard pesant d'un type qui la colle sans raison et sans rien dire (il y a certainement quelque chose du cinéma de Chantal Akerman dans ces durées). Après cela, la jeune femme est à plusieurs reprises frappée par une torpeur terrible, un épuisement périodique, comme lors de son arrivée à l'hôtel, quand elle se déchausse et marche pieds nus, à pas comptés, pour installer sa machine à écrire, sur laquelle on la retrouvera complètement avachie plus tard dans le film (le poids sur ses épaules quand elle doit écrire pour ses recherches, et comme on la comprend... ou quand elle lit la lettre de son fiancé, la tête appuyée, dans une drôle de posture, contre un meuble) puis ne trouve pas le sommeil, ou quand elle marche lentement, si lentement, lors de sa première entrée dans le café-restaurant où elle aura bientôt ses habitudes : on ne sait pas, au début, si elle marche lentement pour permettre au pano de la caméra de la suivre ou si c'est, plus vraisemblablement, l'inverse.

 



Que l'on se rassure, elle a aussi des déambulations beaucoup plus dynamiques dans les rues de Lyon, devant les boîtes aux lettres, dans les nombreux escaliers ou dans les catacombes, et alterne les larmes et les rires lors de ses entretiens avec des inconnues (elle est aussi très attentive, comme avec cette femme, au café, qui chaque jour découpe les titres et articles des journaux pour les recomposer en une seule page donnant à voir tout ce qui s'est produit en une journée, du plus important, soi-disant, au plus anodin, de façon globale, dans un montage plus équilibré, plus vrai et plus juste - démarche très godardienne). Mais tout de même, il y a de la solitude, de l'échec (qui n'est jamais total), dans tout ça. Et quand Elisabeth, après un coup de fil raté à son mari, se réveille en pleine nuit pour vomir, prend une douche toute habillée, en sort trempée puis déclame à toute vitesse la chanson My body is over the ocean, my body is over the sea, my body is over the ocean, bring back my body to me, on atteint à une forme de dépression qui correspond peut-être aussi bien à l'état d'esprit de Flora Tristan tel que le révèlent les paroles sauvées de son journal qu'à cette parenthèse, ce voyage sur les pas d'une morte entrepris par Elisabeth. Je disais plus haut, à propos de la lenteur de la marche dans le café et du pano qui la suit, "on ne sait pas". En fait si. Et même si, en effet, on ne sait pas, du moins je ne sais pas, je veux dire intimement, l'expérience sensible de Flora Tristan dans cette ville peu avant sa mort, ni ce que ce fut de se battre au sein de ses propres troupes pour se faire entendre en tant que femme, ni la vérité de la relation amoureuse compliquée d'Elisabeth, ni les raisons profondes qui l'ont poussée à abandonner les siens (ou celles qui ont poussé des femmes, écrivaines, comme Virginia Woolf, Sylvia Plath, Karin Boye, cinéastes, comme Chantal Akerman, à se suicider), et à entreprendre cette quête dans les rues d'une ville, à défaut peut-être de savoir, profondément, on sent et ressent bien des choses en regardant les gestes, la marche, les regards de Rebecca Pauly, et devant le film de Claudia Von Alemann.

 

Le Voyage à Lyon de Claudia Von Alemann avec Rebecca Pauly (1981)

7 mars 2021

The King of Staten Island

On ne va pas se mentir : que ce film-là ait pu figurer dans la plupart des tops annuels était une preuve supplémentaire que l'année 2020 fut frappée du sceau de l'infamie. Mais il était tout de même plutôt cool, cet Apatow, pour un Apatow ! Le gars a encore de nombreux travers et pourrait, avec un peu d'efforts, largement s'améliorer sur certains points. Comme Crazy Amy, The King of Staten Island est trop long, parfois très platement filmé, avec par exemple ces tunnels de champ-contrechamps lors des discussions à deux, et la trajectoire du personnage principal est des plus attendues, bouclée par toute une dernière partie plus laborieuse, consacrée à son rachat complet. Cependant, ce personnage de jeune homme paumé, qui vit encore chez sa mère et fuit toutes responsabilités d'adulte, encore meurtri par la disparition très prématurée de son père, devient progressivement plutôt attachant, et l'on suit tout ça sans déplaisir. Cette histoire est largement inspirée par la propre expérience de l'acteur et comique de stand-up Pete Davidson qui, à l'âge de sept ans, a perdu son père, l'un des nombreux pompiers décédés lors des attentats du 11 septembre 2001. Le film, dont l'humoriste a co-écrit le scénario, lui est d'ailleurs dédié.




Pete Davidson, que l'on craint d'abord de prendre en grippe du fait de son espèce d'insolente nonchalance (ou l'inverse), est en réalité d'un naturel désarmant. Il porte le film avec une conviction évidente, super à l'aise dans ce rôle taillé sur mesure, il fait régulièrement étalage d'un bel abattage comique. Gravitent également autour de lui des personnages secondaires réussis, amusants, à commencer par les énergumènes impayables qui constituent sa bande de potes. Leurs interactions fleuries, lors de ces scènes assez poilantes où nous les voyons tuer le temps ensemble autour d'un gros pétard ou d'une console de jeux, occasionnent les meilleurs moments du film. Et puis il y a aussi Marisa Tomei, rayonnante et incisive dans le rôle de la mère de Davidson : elle illumine une paire de scènes et sort quelques répliques extras quand, à bout de nerfs, elle finit par recadrer son fils et son nouveau compagnon. Si le dernier acte est globalement en deçà et paraît plus forcé, ce King of Staten Island est tout de même bien rythmé et maintient une bonne cadence jusqu'au bout. Bref, une bonne surprise pour moi, qui le lançais avec pas mal de méfiance, et sans doute le meilleur film d'Apatow à mes yeux. 
 
 
The King of Staten Island de Judd Apatow avec Pete Davidson, Marisa Tomei et Bel Powley (2020)

2 mars 2021

Synchronic

C'est chouette aussi, les choses qui ne changent pas, qui restent les mêmes, qui n'évoluent pas beaucoup. Justin Benson et Aaron Moorhead font partie de ces choses-là. Il m'est toujours plaisant de lancer un de leurs nouveaux films car il existe, malgré tout, au fond de moi, une légère crainte que le duo ne finisse par dévier de sa trajectoire singulière et se planter. Une crainte systématiquement balayée tant leurs films, variations malines autour des mêmes thèmes, se ressemblent et portent leur patte, désormais familière et très vite identifiable. Il y a en effet quelque chose de terriblement rassurant, de réconfortant, dans les choses qui durent. Le temps a beau passer, rien n'y fait. Depuis leur premier long métrage, Resolution, en 2012, Justin Benson et Aaron Moorhead continuent leur petit bonhomme de chemin et il est à chaque fois agréable de les retrouver. Dans ce drôle de croisement entre l'Altered States de Ken Russell, pour les bad trips imprévisibles au psychédélisme tribal, et le Bringing Out the Dead de Martin Scorsese, pour l'enchaînement de déboires paramédicaux au cœur de la nuit et de la ville, ils nous proposent cette fois-ci de suivre les mésaventures de deux meilleurs amis, Steve (Anthony Mackie) et Dennis (Jamie Dornan), qui travaillent en binôme en tant qu'ambulanciers, à la Nouvelle-Orléans. Les deux hommes comprennent progressivement qu'une nouvelle drogue de synthèse, la Synchronic, est à l'origine de toutes les scènes horribles qu'ils découvrent chaque nuit durant leur service. Les soucis prennent une tournure plus personnels quand la fille de Dennis est portée disparue après avoir pris un pilule de la fameuse came. Se sachant de toute façon condamné par une tumeur au cerveau, Steve se lance à la recherche de la gamine, devant pour cela expérimenter la drogue sur lui-même...



 
Dès l'intrigante et accrocheuse scène d'introduction, où des effets spéciaux numériques plutôt réussis laissent libre cours à l'imagination galopante du duo, nous sommes à la fois surpris et en terrain connu. Pas de doute possible : Benson & Moorhead sont toujours aussi perchés, c'est à croire qu'ils ont eux-mêmes écrit leur script sous influence. Leur nouveau film est pêchu, osé, animé d'une vive énergie créatrice et émaillé d'un humour décalé, ironique, qui contraste avec le sérieux plombant de plus grosses productions. Toujours aussi généreux et ambitieux, les deux réalisateurs font preuve d'une belle audace visuelle, flirtant parfois avec le kitsch mais ne tombant strictement jamais dedans. Sont ainsi invités aux festivités pêle-mêle : mammouth de l'âge de glace, conquistador en armure, homme de Néandertal en peau de bête, rednecks mal lunés, crotales et alligators ancestraux, etc, mais jamais cela ne dérape vers le grand n'importe quoi que pouvait nous laisser légitimement craindre le pitch et la bande-annonce. En outre, les deux compères peuvent de nouveau compter sur l'ambiance sonore peaufinée par le désormais fidèle au poste Jimmy LaValle dont la musique, parfois un peu trop emphatique, enveloppe régulièrement le film d'une aura ténébreuse.



 
Benson & Moorhead semblent avoir gagné en assurance : leur mise en scène est plus ample, plus fluide. A ce titre, ce moment, tourné en plan-séquence, où les deux ambulanciers découvrent, dans une résidence craignos de la capitale de Louisiane, le premier carnage dû à la drogue, fait montre d'une virtuosité inédite. La caméra accompagne les personnages sur les lieux, navigue avec légèreté entre eux, sans effet outrancier, sans la volonté d'en mettre plein la vue, mais au seul service de l'efficacité du récit et au profit d'une entrée en matière immersive. Tout le long, le film est ponctué de petites idées formelles franchement plaisantes et parfois surprenantes, à l'image de ce montage syncopé et de ces visions oniriques quasi subliminales qui nous placent, en douceur, dans la tête du héros malade et drogué. On retrouve bien cette envie de style, flagrante mais sans esbroufe, à laquelle les deux partenaires nous ont habitués depuis leurs débuts et qui rend la découverte de leurs œuvres successives si agréable. 
 
 
 
 
Mais si les deux auteurs sont toujours portés par des intentions louables et attestent encore des mêmes qualités, ils ont aussi les mêmes travers. Ils progressent, certes, mais trop peu, ou en tout cas pas assez. Bien qu'il soit très séduisant sur de nombreux points, Synchronic ne sera pas encore le film qui leur permettra de conquérir une audience plus vaste, ni de s'affirmer davantage comme des cinéastes incontournables pour le genre. C'est évident : leur flatteuse réputation, bien que grandissante, ne dépassera pas encore le cercle des amateurs aux aguets. Leur scénario aguicheur fourmille d'idées et joue avec bien plus d'intelligence et d'humanité que d'autres la carte du paradoxe temporel, mais il reste fragile et recèle quelques grosses facilités (je pense tout particulièrement à cette fumeuse histoire de tumeur cérébrale qui préserverait la glande pinéale du héros, lui permettant de profiter à fond de la drogue...). Des ficelles voyantes qui ne pardonneront pas auprès de spectateurs qui seront moins charmés par le reste, moins acquis à leur cause, moins sensibles à leur voix singulière. 
 
 
 
 
Le duo aurait peut-être gagné à moins expliciter les effets de leur drogue, quand bien même toute la partie consacrée aux expérimentations menées par Steve est sans doute la plus grisante du film. Et s'ils auraient dû s'éloigner davantage de ce gloubiboulga pseudo scientifique contre-productif et trop maladroitement amené, on aurait presque aimé qu'ils poussent le concept de leur came spatiotemporelle encore plus loin, qu'ils s'en servent pour autre chose qu'un simple secours d'adolescente rebelle. C'est cependant oublier que Benson & Moorhead se consacrent de nouveau et avant tout à dépeindre une amitié, celle de deux hommes proches de la quarantaine que bien des choses opposent, mais qui ont un tel vécu en commun qu'ils semblent à jamais liés par une solidarité inaltérable, un besoin vital d'aborder les épreuves de la vie ensemble. Un double portrait plutôt touchant, servi par deux acteurs solides, en particulier le charismatique Anthony Mackie, qui vient s'ajouter et compléter leurs précédents opus où l'on s'intéressait systématiquement à des paires : couple, frères ou amis. En toute logique, le film s'ouvre et se clôt sur un plan fixe, à la mise au point contrariée : une poignée de mains, amoureuse puis amicale.


 
 
Sous ses allures engageantes de stoner movie mâtiné de voyages temporels, Synchronic est donc, d'abord et encore, une histoire d'amitié. Et mis à part quelques dialogues un poil naïfs (ou trop lourdingues, je pense ici à cette inévitable leçon de vie finale du malade incurable qui vient un peu gâcher la conclusion...), c'est bel et bien dans ces moments de camaraderie, faisant place large aux échanges introspectifs entre vieux trentenaires en plein doute, que Benson & Moorhead se montrent étonnamment à l'aise et justes. C'est aussi l'occasion de quelques répliques bien senties, qui viennent désamorcer de façon salutaire la gravité de certaines situations. Il y a là une sincérité indéniable, quelque chose de forcément personnel, d'authentique, qui rend assez attachant ces deux bougres dans le pétrin, dont la fraternité, voire l'interdépendance, fait écho à celle de leurs inséparables auteurs. En fin de compte, l'antagoniste, qui menace ces deux amis, est le temps, ou plutôt le passé, un passé où il est d'autant plus périlleux de s'aventurer quand on n'a pas la peau blanche, en particulier dans un état du Sud...


 
 
En raison de ses faiblesses indéniables (mais aisément pardonnables), Synchronic n'est pas la réussite franche et totale espérée. Celle-ci se fait encore attendre... Et je dois avouer que j'envisage l'avenir de notre duo éternellement prometteur avec un peu moins de sérénité depuis que j'ai appris qu'ils ont signé pour mettre en boîte une série Marvel, Moon Knight, programmée pour Disney+. Mais j'essaie de me rassurer, en me disant que ce n'est pas comme si ces deux-là n'avaient pas déjà pu prouver toute leur intelligence et démontrer l'intégrité de leur démarche artistique. Je compte donc sur eux pour qu'ils se servent de cette expérience future à des fins plus personnelles et originales. Car en l'état, Justin Benson et Aaron Moorhead ont tout de même su prolonger avec Synchronic une filmographie dont l'ensemble est supérieur à la somme de ses parties et demeurent en bonne place parmi les réalisateurs les plus originaux et doués ayant émergé ces dernières années dans le paysage, en réalité pas si morose, du cinéma fantastique.
 
 
Synchronic de Justin Benson & Aaron Moorhead avec Anthony Mackie et Jamie Dornan (2020)