Pour conclure notre semaine thématique consacrée aux Palmes d'Or, Nônon Cocouan et moi-même avons décidé de vous parler du dernier lauréat en date, et de vous en parler sans attendre afin de nous en libérer. Car voila. On l'a fait. On a vu le nouveau film de Terrence Malick au cinéma. On affronté la bête. Et si on n'en est pas morts on peut dire qu'on a failli. Parce que deux heures quinze minutes de l'Histoire de la Vie selon le cinéaste le plus rare d'Hollywood, faut se les farcir. Pourtant on avait envie d'y croire, de croire à cette Palme offerte avec moult engouement par le jury de Cannes, De Niro en tête (dont on comprend enfin pourquoi il tirait une gueule de trois pans de long pendant tout le festival), mais...
Manifestement la grande idée du film c'est d'être plus ou moins scindé en deux types de récits : l'un abstrait sur la création du monde, les débuts de la vie, la beauté de la nature, le mystère de la grâce, et mon cul sur la commode ; l'autre racontant l'histoire d'une famille Texane des années 50 dont le père autoritaire et raté (Brad Pitt) tente de préparer ses enfants à la vie avec une éducation rigoureuse et violente, cette histoire étant présentée comme le souvenir du fils aîné de la famille devenu un architecte manifestement pas très épanoui (Sean Penn).
Certains ont vanté le talent de Malick pour filmer la nature dans toute sa beauté et toute sa majestuosité, parlant carrément de poésie pour décrire les interminables suites de plans très brefs sur, en vrac, le cosmos, les éruptions solaires, les volcans, la lave en fusion, les chutes du Niagara, l'intérieur des atomes, la naissance des bactéries, spirochètes, poissons, la plage, le soleil, l'apparition de la lumière dans les ténèbres, les moustiques, les papillons, et ainsi de suite jusqu'aux fameux dinosaures (grossiers effets spéciaux qui donnent lieu à la scène la plus drôle du film où un dino en épargne un autre par la grâce du Saint Esprit dans un geste de compassion complètement improbable censé nous bouleverser). Ces séquences qui constituent quand même la moitié du film sont dignes des annonces vantant les mérites de tel nouvel écran HD à grand renfort d'explosions de couleurs vives. Alors oui c'est parfois "joli" mais ça ne vaut pas beaucoup mieux que les meilleurs documentaires d'Arte. Quand Malick filme pendant deux minutes des vols groupés d'oiseaux, on se croirait dans Le Peuple migrateur. Quand il filme des bancs de poissons, on est dans Océans. Et quand il filme des lacs ou des falaises on est littéralement dans Ta Mère vue du ciel de YAB, Yann Arthus-Bertrand. De sorte que ce film c'est un mélange de Home et de Koyaanisqatsi, avec une touche de Dinosaures 3D. Ce qui est non seulement ennuyeux mais surtout affligeant c'est le pseudo discours religieux ultra prétentieux qui ambitionne de tout englober et de tout relier. Personne ne regarde les documentaires d'Arte, pourtant bien plus intéressants, pédagogiques et même bien plus beaux que le pensum esthétisant de Terrence Maniac-Cop, si ce n'est une paire d'insomniaques aux yeux rougis par la lassitude, alors qu'un public nombreux semble ravi et bouleversé par l'imagerie publicitaire que déploie Malick pendant des heures. Ceci dit quand le DVD sortira, les vendeurs de télévisions seront ravis de pouvoir éprouver la qualité de leurs produits en diffusant en boucle le film du cinéaste invisible.
L'esprit visionnaire et hallucinant du grand Malick a trouvé son inspiration dans la filmographie de YAB, et tout en s'échinant à créer des petits dinosaures il demandait honteusement à Besson, producteur des deux cinéastes, de lui prêter une paire de plans en dépannage pour son grand œuvre "poétique"
Au milieu de ce capharnaüm métaphysico-écolo, nous avons donc droit à une leçon de vie bien-pensante et démonstrative au possible sur l'éducation, la mort, le deuil, la famille, la fraternité, "l'amour comme unique source de bonheur possible". Malick nous sort tout l'attirail démagogique et mielleux usé jusqu'à la corde par les pires téléfilms dont on nous abreuve depuis des lustres. Et vas-y que maman tournoie dans les jets d'eau, et vas-y que sa robe en voile vole au vent et qu'elle se rafraîchit les pieds dans l'herbe humide. Et vas-y que les petits garçons se baignent dans la rivière et qu'ils s'amusent à faire exploser des grenouilles. Rajoute-m'en une couche sur Papa qui arrache les mauvaises herbes, qui plante un arbre avec bébé, qui joue de l'orgue en levant les yeux au ciel et qui maquille ses enfants en les barbouillant avec de la suie de bouchon. Tout ça au ralenti et baigné d'une lumière opalescente pour rajouter du sucre au miel sans oublier l'incontournable musique emphatique et débordante de grands sentiments qui, si elle est magnifique à l'origine, est rendue complètement indigeste par le clip infatigable et épuisant de Malick. Quand il s'agit de montrer les conséquences de l'éducation à la dure du gamin, on a droit à mille plans sur l'enfant renfrogné jusqu'à ce qu'il se décide à hurler : "Je veux tuer papa !", histoire de clarifier les choses et de se torcher avec la psychologie enfantine. Car il faut bien se dire qu'il n'y a pas de place pour le mystère dans ce film où tout est parfaitement lisible voire surligné.
Certains rétorqueront que le génie de Malick réside dans son art d'exploiter les clichés et les chromos en les sublimant par des faux raccords permanents et des mouvements de caméra virevoltants. Sauf qu'il nous avait déjà servi la même soupe en substance avec Le Nouveau Monde et que la forme ne fait pas tout. A aucun moment l'aspect conventionnel et rebattu du discours n'est dépassé par un montage soi-disant audacieux. Même si les enchaînements sont parfois bien sentis et si quelques plans peuvent éventuellement revêtir une certaine élégance, tout cela ne fait finalement qu'ajouter à l'artificialité des procédés mis en œuvre et à la vacuité extrêmement pompeuse du propos. Si poésie il y a dans cette mise en scène, alors toute pub pour bagnole est poétique, et si toutes ces saynètes de la vraie vie familiale à la campagne sont passionnantes, alors Beignets de tomates vertes est un chef-d’œuvre visionnaire et sous-estimé. Bien sûr qu'on exagère, et encore que, quand on repense à ces murmures persistants et lancinants adressés à Dieu : "Brother... Mother... Save us my Lord... Follow me...". Rappelons que l'épigraphe du film est tirée de la Bible et plus précisément d'un verset de Job, Blow de son prénom. Tout le film est ainsi placé sous le sceau d'un catholicisme navrant et tellement naïf. Évoquons à ce titre la dernière scène où Sean Penn rejoint son double enfant et toute sa famille de l'époque, réunie sur une plage édénique de sable blanc où une foule d'individus déambulent les pieds dans l'eau comme dans une pub pour Kenzo... Concernant les acteurs, la Palme pour le coup revient à Brad Pitt, qui est certainement le comédien le plus surestimé de sa génération. Pour jouer l'inspiration il ferme les yeux, pour jouer l'autorité il tend la mâchoire vers l'avant. L'acteur semble s'être réellement déboîté le caisson sur le tournage d'Inglourious Basterds puisque dans ce nouveau rôle de sudiste américain il affiche toujours une ganache figée en escalier. Son menton le précède dans toutes les pièces, et après lui le déluge !
Brid Patt essaie de se déboîter un peu plus la mâchoire pendant tout le film, mais rien à faire, il ne sera jamais Marlon Brando
En parlant d'artiste surestimé, on peut dire que Malick n'est pas en rade. Sa soi-disant timidité maladive est quand même bien pratique pour éviter d'avoir à s'expliquer sur son ramassis de film, et sa discrétion n'a d'égale que sa mégalomanie puisque il nous inflige pendant deux heures et demi un triste poème prétendant faire le lien entre les mystères de la création du monde, Dieu, et la dérisoire mais néanmoins émouvante existence humaine. Le réalisateur insaisissable d'Hollywood nous refait un Microcosmos gonflé aux dollars et saturé de grandiloquence mystique et il ose glisser là-dedans un clin d’œil au délire métaphysique de 2001 L'Odyssée de l'espace comme s'il voulait se revendiquer du génie de Kubrick ou du moins accomplir son propre chef-d’œuvre visionnaire. Certains opposeront l'intellectualisme froid de Kubrick à la sensualité naturaliste de Malick, sauf que là où le premier réussit à toucher du doigt les grandes questions existentielles dans un film monumental, l'autre nous tétanise pendant plus de deux heures par un sentimentalisme écœurant dans un film largement surfait. D'autres protègent le nouveau bébé autobiographique de Malick en prétextant qu'il ne peut être jugé car il constitue un poème que le spectateur doit recevoir ou non sans se moquer. Mais précisément, si le film tend vers le risible quand il nous présente un dinosaure hagard, et s'il se confond dans le ridicule quand la mère flotte au-dessus de l'herbe ou quand il réunit ses personnages à la fin du film dans un délire new-age en faisant passer Biscarosse-Plage pour un au-delà paradisiaque, comme l'accordent les plus ardents défenseurs de l'œuvre, c'est bien que la poésie ou la beauté ne l'emportent pas suffisamment pour interdire le rire et pour parvenir à créer l'émotion. Un seul contre-exemple, même si nous ne comparerons pas vraiment les films et leurs ambitions radicalement différentes, le Bright Star de Jane Campion. La réalisatrice ne se prive pas pour filmer des rideaux soulevés par le vent ou des amants qui joignent leurs mains séparées par des vitres ou des cloisons, mais le film n'effleure jamais pour autant la moindre niaiserie sirupeuse et, au contraire, emporte complètement l'adhésion et les sentiments des spectateurs que nous sommes. Il est forcément bien difficile d'argumenter pour ou contre la beauté ou la laideur d'une scène et de justifier sa teneur poétique. On est bien en peine d'expliquer pourquoi l'alchimie de ces images prend dans le film de Campion et pourquoi on reste pantois devant le même type d'images dans cet autre contexte mystique et affecté qu'est le film de Malick.
Tel Jean-Pierre Bacri dans Didier, on imagine tout à fait Brad Pitt gueulant sur son plus jeune fils : "On ne sent pas le cul !"
Peut-être que si The Tree of Life n'affichait pas cette suffisance et s'il ne durait pas une éternité, la pilule serait plus facile à avaler. Ce qui est à la fois idiot et enrageant, c'est de se dire que le même film, plan pour plan, réalisé par un Chinois inconnu avec deux Chinois inconnus dans le rôle des fantômes principaux, aurait tout juste été bon pour les séances de minuit dans un Thema d'Arte intitulé : "Quand les cinéastes Chinois pètent plus haut que leur cul nos spectateurs prennent tout dans le nez". En tout cas, et le procès d'intention n'est pas bien glorieux, il est tentant de penser que, probablement, beaucoup parmi ceux qui applaudissent Malick cracheraient sur le même film réalisé par un quidam et hurleraient à l'imposture artistique et à la fameuse branlette intellectuelle. Quant à nous, nous nous contenterons de dire que ce film est un sommet de superficialité, et qu'il est non seulement éprouvant mais horriblement agaçant. L'avoir subi au cinéma condense les 7 plaies d'Égypte en 135 minutes et pour le coup, chapeau Malick.
The Tree of Life de Terrence Malick avec Brad Pitt et Sean Penn (2011)