6 janvier 2012

Take Shelter

Les Mayas ont prédit la fin du monde pour 2012, c'est le moment où jamais de s'intéresser au sujet et ça tombe bien puisque ce début d'année est marqué par la sortie en salles de Take Shelter, le second film du jeune Jeff Nichols, qui traite le sujet avec originalité et brio. Il raconte l'histoire de Curtis, un modeste père de famille américain ouvrier dans le bâtiment, qui dès la première scène du film est témoin d'un orage violent déversant sur lui une pluie étrangement huileuse. Le personnage est peu à peu obsédé par l'idée d'un dérèglement météorologique, au point de rapidement halluciner tempêtes et déluges. Frappé par des cauchemars étonnement réalistes où lui-même et ses proches tour à tour sont menacés par des êtres zombiesques ou deviennent eux-mêmes menaçants, Curtis semble sombrer dans une psychose et n'a plus qu'une seule idée en tête, qui le coupe progressivement des siens et plonge tout le ménage dans une crise sans pareille : aménager un abri anti-tempête pour protéger sa famille le jour où le ciel leur tombera sur la tête.


Pleuvra ? Pleuvra pas ? Après Bug, Michael Shannon est à nouveau génial dans un rôle de gros parano de première.

Nichols réalise un film très singulier, baigné d'une ambiance qui peut rappeler le Signes de Shyamalan, faite d'une tension sourde et ponctuée par des ruptures horrifiques où Les Oiseaux d'Hitchcock se mêlent aux zombies de Romero, voire aux survivants patibulaires de The Road. Pour autant, le film ne quitte jamais le registre très réaliste du quotidien de Curtis, alternant habilement les scènes de simple vie de famille aux moments de délire psychotique. Les personnages sont si normaux (il faut noter le talent des comédiens en présence, à commencer par le remarquable Michael Shannon, tout en retenue et relâchements douloureux) et les situations si justement captées qu'on n'a aucun mal à se plonger dans le récit, qui intrigue autant qu'il donne à penser les tenants et les aboutissants du parcours psychologique de Curtis. Au plus près de ce personnage, le film ne tend jamais vers le spectacle hallucinant, il reste à hauteur d'homme et les événements paranormaux qu'il présente, qu'il s'agisse d'une pluie d'oiseaux qui entre en résonance avec la pluie de grenouilles de Magnolia ou des meubles de la maison littéralement soulevés de terre, n'en sont que plus saisissants et inquiétants. Le film n'est pas mutique mais pas loin et le rythme étale va à l'encontre de nos attentes étant donné le sujet abordé. Tout en contre-temps, le film évolue sans se soucier d'impératifs spectatoriels, se mettant à la mesure d'un quotidien un peu hagard qui s'embourbe de plus en plus dans une peur sourde.


De dos, la petite fille du couple dont la surdité souligne l'incommunicabilité de l'éventuel 6ème sens du personnage.

Une des grandes idées du film consiste justement à faire cohabiter la thèse réaliste du personnage psychotique et la piste du scénario catastrophe d'anticipation. En nous présentant d'emblée les rêves du personnage en tant que tels et les possibles antécédents névrotiques de sa mère, le cinéaste assied le soupçon de folie qui pèse sur son héros et que nourrit son entourage. Mais dans le même temps, les événements météorologiques auxquels Curtis assiste, non pas en rêves mais dans d'hypothétiques hallucinations éveillées, paraissent véritables (après tout il ne s'agit "que" d'énormes coups de tonnerre et d'éclairs à répétition). L'hypothèse même d'un cataclysme à venir n'est pas improbable dans l'esprit du spectateur, le sujet étant au cœur de toutes les préoccupations, ou de tous les fantasmes, actuellement. Que l'on considère Curtis comme fou ou comme un oracle visionnaire, jamais ne se délite l'identification maximale que l'on éprouve à son égard. Si bien qu'on ne sait jamais décider de la nature du film : drame psychologique ou film catastrophe. Loin d'être une faiblesse, c'est la grande force de l’œuvre qui lui permet d'opérer la jonction entre le sort de l'humain et celui de l'humanité, et de maintenir un équilibre ténu entre réalisme brut et fantastique sous-jacent, parvenant ainsi à un ton singulier et assez fascinant.


Il est judicieux que le langage des signes prenne une telle importance dans un récit dont le héros est précisément hypersensible aux signes avant-coureurs de la catastrophe.

Jeff Nichols a l'intelligence de se servir subtilement, de manière presque anodine et pourtant très efficace, de procédés cinématographiques simples qui font toujours mouche. Tout d'abord la création d'un contraste entre des plans très serrés sur le personnage enfermé dans son idée fixe et des plans très larges, dominés par le ciel qui semble plus que jamais peser sur le héros. Ensuite Nichols tire profit du fait qu' au cinéma, quand on voit ou entend quelque chose, ce quelque chose existe, si bien que lorsque Curtis est le seul à entendre le tonnerre ou à voir des éclairs, on entend et on voit avec lui au point de comprendre et de partager son angoisse. A ce titre, les effets spéciaux sont idéalement dosés, que ce soit donc les éclairs à la fois impressionnants et réalistes qui zèbrent le ciel face à Curtis, ou ces petites lucioles qui semblent envahir les champs à l'arrière-plan, autant d'éléments discrets qui parent le film d'une aura fantastique à laquelle on adhère presque inconsciemment. Le cinéaste parvient en outre à rendre particulièrement communicative la peur résiduelle des cauchemars (un poncif du cinéma de genre ici exploité à fond tout en faisant preuve d'une sobriété exemplaire, les réveils en sueur qui scandent le film et qui sont habituellement si lassants au cinéma participent pleinement à la construction du récit, à l'élaboration de la psychologie du personnage et à notre implication émotionnelle). Les peurs nocturnes viennent imprégner la réalité quand bien même on sait pertinemment, tout comme le personnage, que ce qui était effrayant en rêve est inoffensif dans la vie réelle. C'est le cas par exemple pour le chien qui attaque sauvagement Curtis dans un rêve et que le héros finit par enfermer dans un enclos pour s'en protéger. Plus encore, quand Nichols reprend à minima le jeu sur les décadrages et les hors-champs cher au cinéma d'horreur dans des scènes réalistes qui viennent juste après les cauchemars mettant en scène sa femme et sa fille : Nichols filme le rituel déjeuner de famille sauf qu'il laisse l'enfant dans le hors-champ immédiat, ne laissant voir d'elle que sa main, au premier plan. Au début de la scène, on ne se rend pas compte de cette semi-exclusion, mais petit à petit on craint un contre-champ effrayant sur la petite fille, la peur irrationnelle et pratiquement infondée du personnage nous touchant à notre tour.


Après son rôle dans The Tree of Life, la belle Jessica Chastain est encore en proie à un mari excessif, mais elle évite cette fois-ci les vols planés au-dessus du gazon.

Comptant parmi les belles idées de mise en scène du film (la fin de ce paragraphe dévoile la fin de l'histoire), la dernière séquence est assez admirable, où toute la famille est enfin réunie dans le même plan, faisant face à la tempête qui s'inscrit elle aussi dans le champ, reflétée dans la baie vitrée de la maison de vacances. Dans plusieurs scènes poignantes qui précèdent cette apothéose Nichols avait déjà filmé avec calme et justesse la compréhension, l'écoute et l'amour unissant Curtis à son épouse, qui, contrairement à nos attentes mal habituées, ne quitte pas son époux à priori dérangé et reste au contraire à ses côtés, prête à tous les efforts pour l'aider, particulièrement dans cette scène, qui restera comme l'une des plus belles et des plus émouvantes du film et comme l'un des moments de cinéma les plus justes à propos de la crise que nous traversons, où la jeune femme demande à son mari s'il se sent capable de surmonter les peurs consécutives à ses cauchemars pour la laisser approcher et, main dans la main, lui dresse la liste de ce qu'il leur faudra accomplir ensemble pour s'en sortir, tant sur le plan financier que médical. Dans ces autres séquences superbement écrites où Curtis se confesse avec difficulté, l'attention extrême que lui porte son épouse ressemble à celle que l'homme lui-même affiche face au langage des signes de son enfant (et in fine à celle que le cinéaste accorde à l'ensemble de ses personnages). Or à la fin du film cette difficulté à communiquer vole en éclat lorsque toute la famille devient muette et partage enfin le langage universel des signes, la petite fille prévenant son père qu'une tempête approche puis le père demandant confirmation à la mère par un signe de tête qu'elle lui rend aussitôt. La vérité éclate ainsi en achevant de réunir la famille dans une même angoisse muette et partagée.


Pleuvra...

Précisons tout de même que le film n'est pas "grandiose" - ce n'est pas son but -, sa sobriété couplée à un manque de véritables envolées cinématographiques ou d'incursion plus franche dans le genre fantastico-horrifique pourrait même pousser à le considérer comme un petit film indépendant honnête. Mais la finesse du discours et la qualité des moyens de son expression font de Take Shelter le premier grand film de 2012. Enterrant les Melancholia, The Road et autres Phénomènes sur le terrain des films cataclysmiques, le film offre une alternative plus que bienvenue aux purs films de genre qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ou aux boursouflures emphatiques des Malick et autres Von Trier. Nichols a de surcroît l'excellente idée d'achever son film sur deux fins successives à la fois contradictoires et complémentaires, deux fins qui rejoignent justement les deux registres qui s'imbriquent tout au long de son œuvre : le réalisme socio-psychologique et l'anticipation-catastrophe. Sans trop en dévoiler, disons que Nichols conclue d'abord l'histoire de ce personnage névrotique et de son obsession de la fin du monde sur une note rationnelle, prolongeant la volonté de parer son film d'un discours social sur l'homme contemporain acculé par des préoccupations économiques et sociales telles que le chômage ou la maladie jusqu'à sombrer dans une sorte d'autisme paranoïaque (l'abri anti-tempête symbolisant bien sûr son repli mental), avant d'en revenir à une stricte fable sur la terreur ancestrale et néanmoins éminemment actuelle de l'apocalypse. Les deux interprétations se rejoignent et se fondent l'une dans l'autre pour former l'image particulièrement sensée et percutante d'un homme moderne angoissé jusqu'au délire mais peut-être tristement clairvoyant quant à la fin prochaine et inéluctable du monde, sous une forme ou une autre.


Take Shelter de Jeff Nichols avec Michael Shannon et Jessica Chastain (2012)