31 juillet 2018

Tully

Après s'être intéressée aux femmes enfants (Juno), aux femmes ados (Young Adult), Diablo Cody poursuit son triptyque en se consacrant aux femmes au foyer. C'est encore Jason Reitman qui se charge de filmer son scénario de malheur et c'est de nouveau Charlize Theron qui tient la vedette. La malédiction se poursuivant pour nous aussi puisque nous avons encore répondu présent en nous infligeant ce film qui est peut-être le moins insupportable de la trilogie. Charlize Theron campe donc Marlo, une mère de deux enfants, dont un triso, enceinte jusqu'aux yeux d'un troisième. Débordée, épuisée, elle décide de faire appel à Tully, une "nounou de nuit", lorsque né le petit dernier. Et je m'arrêterai là pour le pitch qui nous réserve un twist éculé au possible, Diablo Cody étant donc capable de tout... La scénariste appose aussi sa pâte si reconnaissable par des dialogues dont elle a le secret. Quand Marlo évoque avec sa nounou les expériences passées qui l'ont finalement menée à son mari actuel, elle lui sort un désarmant : "J'ai monté tous les chevaux du carrousel avant de finir avec Drew", "C'était quel cheval ?" demande alors Tully, "Le banc" lui répond du tac o tac la maman désabusée. Une si belle métaphore, merci Diablo... D'autres répliques portent sa signature, on retiendra par exemple ce ridicule "Je suis comme l'Arabie Saoudite, j'ai plein d'énergie !" que balance une Tully pleine d'enthousiasme en débarquant chez Marlo pour faire une de ses nuits.




Tully est d'ailleurs un de ces personnages typiques de la scénariste de Juno. Jeune, mignonne, décomplexée et pleine de vie, c'est une encyclopédie vivante à anecdotes futiles qu'elle place dès que possible dans la conversation. Amoureuse des enfants, un brin décalée mais pas trop, elle croque dans la vie à pleine dents, malgré ses problèmes, et affiche en permanence un grand sourire, se baladant en shorty et en t-shirt court révélant son nombril percé. Bref, elle se veut "cool", comme tous ces énergumènes à flinguer qu'a déjà pu inventer la diabolique Cody. Tully est incarnée par Mackenzie Davis, qui a tout à fait la tronche et l'allure adéquates, le rôle paraissant avoir été écrit pour elle, comme celui de la maman à bout pour une Charlize Theron à contre-emploi. On ne peut rien reprocher à la star, bien que ces kilos superflus et ces seins qui tombent ne suffisent pas à l'enlaidir puisqu'on ne voit que la prouesse des maquilleurs et autres prothésistes. Aux côtés de ces actrices qui se partagent les beaux rôles, on a la mauvaise surprise de croiser Mark Duplass dans le rôle du frère insupportable et pété de thunes de Marlo. Ce type-là est l'un des fossoyeurs du cinéma indé ricain, une tronche qu'on ne veut vraiment plus voir, emblématique du pire du mumblecore. Peu étonnant, en réalité, qu'il finisse chez Jason Reitman, autre symbole de la déréliction de ce cinéma-là. Heureusement, on voit très peu Duplass et le film est assez court, 90 minutes à tout casser, qui défilent rapidement. Le temps, pour le réalisateur, d'ajouter une ligne à sa triste filmographie et de nous livrer un énième film sans intérêt, inoffensif et creux malgré les sujets qu'il prétend aborder.


Tully de Jason Reitman avec Charlize Theron, Mackenzie Davis et Ron Livingston (2018)

25 juillet 2018

Un film parlé

Le 25ème long métrage de Manoel de Oliveira, tourné en 2002, porte bien son drôle de titre, Un film parlé (Um filme falado). Le cinéaste portugais, qui avait commencé sa carrière au temps du cinéma muet, réalisa, 50 ans après son premier coup d'essai, un film tout du long parlé, de deux façons et dans plusieurs langues. Une professeure d'histoire à l'université de Lisbonne, Rosa Maria (Leonor Silveira, magnifique et parfaite dans le rôle), profite de l'occasion qui l'oblige à se rendre à Bombay où elle doit rejoindre son mari aviateur pour s'offrir une croisière sur la méditerranée en compagnie de sa fille Maria Joana (Filipa de Almeida). Le paquebot leur fait quitter les côtes portugaises, sous le regard de marbre des statues des conquérants de jadis, puis conduit la mère et la fille, au gré de petites escales, à Marseille, cité phocéenne par laquelle la civilisation grecque devait se répandre en Occident, où un marchand de poissons déplore l’hégémonie pétrolière, puis à Pompéi, dévasté par le Vésuve, à Athènes, où un prêtre orthodoxe s'improvise guide parmi les vestiges, de l'Acropole au Parthénon en passant par le théâtre, à Istanbul, où un  autre guide, cette fois-ci officiel, raconte comment l'église Sainte-Sophie s'est transformée en mosquée avant de devenir musée, et jusqu'au Caire, face au sphinx et aux pyramides. 




Et tout du long, Rosa Maria, qui pose pour la première fois les yeux sur ces lieux qu'elle ne connaissait qu'à travers les livres, répond aux mille questions de sa fille et lui délivre un cours d'histoire. Cet enseignement en tout point passionnant est parfois déroutant pour la fillette, car de nombreux lieux, de nombreux faits (ceux qui fondent les civilisations : constructions, événements, guerres, religions, etc.) et de nombreuses époques se superposent et s'entrecroisent au fil du trajet, mais l'enfant en redemande. Peu importe que tout ne se recoupe pas encore, l'important est de savoir, et d'entendre sa mère raconter les faits ou, plus parlants encore, les mythes et les légendes. D'ailleurs, tout se recoupe-t-il vraiment ? L'Histoire n'est-elle pas qu'une affaire de collages, de superpositions ? C'est ce que ce film propose de plus beau : la juxtaposition, le montage, dans le plan, des personnages et de l'Histoire, de l'objet et de la parole, de la pierre et du commentaire, des générations aussi. Le petit livre que manipulent Rosa Maria et Maria Joana, dans lequel il suffit de tourner une page pour voir le même lieu, celui que la mère et la fille observent face à elle, à des centaines ou des milliers d'années de distance, symbolise cette volonté de faire coexister dans la même image plusieurs moments du temps, grande obsession du cinéaste. Dans des plans toujours très beaux, Manoel de Oliveira réunit la petite Joana Maria, sa mère, et le château de l’œuf à Naples, le Parthénon ou la pyramide de Gizeh, mais aussi les représentations que ces hauts lieux de civilisation charrient.




Les deux personnages font aussi des rencontres, comme ce pope qui les accompagne dans les ruines d'Athènes, ou cet acteur portugais (Luis Miguel Cintra, autre acteur fétiche de De Oliveira, jouant son propre rôle) qui conduit les voyageuses dans un hôtel du Caire dont les fresques représentent l'inauguration du canal de Suez par l'impératrice Eugénie. La plupart de ces rencontres fortuites sont l'occasion pour Rosa Maria de parler d'autres langues : l'anglais et le français. Mais on entendra aussi du grec. Car à chaque escale du navire, la mère et la fille voient monter à bord une personnalité : en France c'est une femme d'affaire, Delphine (Catherine Deneuve), en Italie, une modèle et actrice, Francesca (Stefania Sandrelli) et en Grèce, ce sera une chanteuse, Helena (Irene Papas). Ces trois femmes, incarnées par deux actrices et une chanteuse que l'on pourrait qualifier de "mythiques", sont comme des déesses contemporaines, échappées des villes, des temples et monuments historiques visités par Rosa Maria et sa fille, pour quitter avec elles les ruines du passé, ces musées à ciel ouvert, reliques en perdition d'une culture qui à défaut de se réinventer, se visite. 




Et une vraie mélancolie se répand au fil du voyage, annoncée dès le départ du film, qui équivaut au départ du bateau, si bien que l'on identifie le premier au deuxième, dont il suit la trajectoire, chaque partie se raccordant à la précédente par un plan équivalent sur l'étrave qui fend les flots. Dès le départ, donc, il y a cet épais brouillard posé sur le Monument des Découvertes, à Belém, au Portugal, puis la tristesse du vieux marchand sur la Criée du Vieux-Port de Marseille. De nombreux échos résonnent tout au long du film qui relient le présent au passé, comme la laisse qui retient le chien du marchand de poissons marseillais, attaché à un bateau, et l'oblige à lutter contre la houle pour ne pas tomber à l'eau. Mais la petite fille finit par détacher le chien, et quand le vieux poissonnier se fait trop bougon, Rosa Maria coupe court d'un « Je sais... » puis tourne les talons pour continuer à répondre aux curiosités de sa fille, ne cédant rien aux assauts de la tristesse.




C'est cette mélancolie qui resurgit régulièrement, plus nette, au cours de la conversation que tiennent les trois divinités montées à bord en cours de route et le capitaine américain du paquebot, John Walesa (John Malkovich), discussion menée de front en quatre langues et bientôt cinq (français, italien, grec et anglais, puis portugais, quand Rosa Maria et sa fille sont invitées à la table du capitaine). Chacun, à défaut de parler les autres idiomes pratiqués, les comprend. Cette tour de Babel reconstituée, prestigieuse, vieillissante, ne s'épanche pas beaucoup sur l'avenir (Francesca et Helena regrettent de n'avoir pas eu d'enfants). Les débats évoquent surtout l'étrange héritage du passé glorieux, notamment celui de la Grèce, berceau d'une civilisation dont la langue n'est parlée à travers le monde que par ses propres citoyens et une poignée de savants, là où le portugais des conquérants a su s'établir en Amérique du sud, et où l'anglais triomphe. Le capitaine du navire parle d'ailleurs ce dernier, qui est américain, mais ce puissant séducteur, entouré de figures féminines à succès qui au fil de la conversation le poussent à souhaiter l'avènement d'une société plus respectueuse des femmes, se voit vite remis à sa place par Rosa Maria. Il parvient tout de même à l'attirer à sa table en séduisant sa fille, à qui il offre une poupée achetée dans un souk d'Aden. Ce cadeau coûtera cher, mais pas au capitaine. Après que, à la demande du capitaine, la chanteuse Helena répare un peu de l'injustice qui frappe selon elle la langue grecque en chantant une chanson traditionnelle pour tout le restaurant du bateau, qui l'écoute religieusement, on vient annoncer que des terroristes ont placé deux bombes dans le bâtiment. Le film se termine bientôt, et d'une terrible façon, qui laisse tout le monde finalement muet, quand la violence aveugle met fin au récit de nos civilisations et à cette Babel réinventée. Une fin tout de même un peu raide, qui crible froidement l'actualité et cible bien ce qu'il faudrait sauvegarder : la transmission du savoir, entre la mère et la fille.


Un film parlé de Manoel de Oliveira avec Leonor Silveira, Filipa de Almeida, John Malkovich, Catherine Deneuve, Stefania Sandrelli, Irene Papas et Luis Miguel Cintra (2002)

22 juillet 2018

Sixième Sens

On s'attaque à un morcif en tapant ce film. Dès le premier plan, on était dedans. Souvenez-vous. Mais souvenez-vous ! Vous vous souvenez ? Manoj Might N. Nelluaty Night Schumi Netanyahou Shyamalan allume son premier chef d’œuvre avec une ampoule qui s'éclaire, très lentement. On est chopé... Seul regret : elle n'est pas à économie d'énergie. Si Schumi n'était pas éco-citoyen dès son premier film à succès, il faisait déjà preuve d'un art poétique flagrant et d'une vraie capacité à situer son film dans le domaine fantastique en un plan fulgurant, un plan parfait. Un conteur hors de pair était né. Cette ampoule annonce la couleur : la vérité se fera jour, tout doucement, soyez patients, qui éclairera le film d'une lumière artificielle toute neuve. 




Bruce Willis s'est refait la cerise grâce à tonton Schum. Après Pulp Fiction, Die Hard 3, L'Armée des 12 linges et une infâme saloperie comme Le Cinquième élément, la star interplanétaire des années 80 et 90 était sur le toit de l'Olympe et ne pouvait que redescendre. Willis vivait une fin de siècle et de règne difficile quand Nellyatu vint frapper à sa porte avec un scénario dont il avait écrit le rôle principal en pensant à lui. Choix ma foi étonnant que de pointer du doigt le policier du monde pour camper un pédopsychiatre obséquieux. Mais choix payant. Et Willis l'avait flairé d'entrée, acceptant un cachet misérable tout en ajoutant une petite ligne au contrat, assez novatrice pour l'époque, réclamant 50% des recettes mondiales.




Bruce Willis avait saisi avant tout le monde que ce film attirerait chaque proie au minimum deux fois en salle. Une fois pour la découverte, une fois pour revoir le film en connaissant le fin mot, sous une nouvelle lumière (cf. notre premier paragraphe, éclairant), voire une troisième fois pour les débiles qui n'avaient rien pigé les deux premières. L'acteur tablait sur 5 millions de gain, il en reçut 350. Trois cent cinquante millions de dollars de bénéf pour le divin chauve... Il vit encore dessus. Une rente du diable. Sans parler de l'amitié à vie que ce deal scella entre l'acteur et son metteur en scène. Aujourd'hui encore, à chaque fois qu'ils se croisent (et c'est fréquent ces temps-ci, car Glass est sur les rails !), Willis ne peut s'empêcher de lancer à Schumi : "Je t'en dois une belle !" ("I owe you shit" en anglais).




Avec ce petit bijou du cinéma bis, qui réserve de vrais moments de trouille (de quoi se chier dessus une paire de fois), le monde entier découvrit Manoj Nellyatu Shyamalan et ne s'en remit pas. Nous concernant, rien de neuf à l'horizon, puisque nous suivions sa carrière depuis Praying with anger, un moyen métrage d'une maturité folle qui nous scia l'anus. Impression confortée par Wide awake, qui demeure pour nous le vrai film breakthrough du poète de Pondichéry puisqu'il nous a littéralement perforé le fion : un film d'une naïveté déconcertante mais bouleversante en ces temps où il est de bon ton de cacher ses sentiments. Toutefois nous comprenons que Sixth sense ait explosé le box office et propulsé Schumi sur d'autres cieux, faisant de lui l'égal de Neil Armstrong, premier canidé russe à toucher la lune. En effet, le twist final a de quoi nous prolonger la raie. A vrai dire, la première fois qu'on a vu le film, en salle, on n'a rien pigé. C'est dans la voiture, en causant avec un grand frère un tout petit peu moins con, que la lumière s'est allumée, à l'image de l'ampoule inaugurale. Depuis, elle a parfois manqué de peps, mais elle ne s'est jamais tout à fait éteinte, et Schumi est aujourd'hui affairé à renouer avec le jour.


Sixième sens de M. Night Shyamalan avec Bruce Willis et Haley Joel Osment (1999)

20 juillet 2018

Split

Comme tout fan de Schumi, moi, l'être bicéphale aux commandes de ce blog cinéphile, j'attendais Split la bave aux lèvres. Quand j'ai croisé l'affiche format A3 dans les couloirs du métro, j'ai dû changer de froc. Rappel de la tagline du film : « Kevin a 23 personnalités, la 24ème est sur le point de toutes les déglinguer ». Cette accroche m'a laissé croire un instant que Schumi avait signé un biopic de ma bête noire du collège : Kevin Chapelet. Ce mec-là avait au minimum 18 personnalités, et 17 d'entre elles m'avaient choisi comme cible et me frappaient sur la gueule à la récré. L'autre, la 18ème, venait s'excuser, une fois tous les 36 du mois. Aussitôt le "pardon" proféré, retour à la 1ère personnalité qui dirigeait mon regard de chien battu (en m'attrapant par la nuque) vers ses doigts réunis en forme de cercle avant de marquer d'un X l'emplacement, sur mon épaule de verre, puis de m'atomiser l'os du bras pour finalement l'essuyer d'un revers de la main. Alors, la 2ème personnalité de Chapelet de prendre le relai et de me faire ce qu'on appelle au Japon une "olive" (mais sans les vêtements), autrement dit de m'enfiler un poing directement dans le rectum. Mais assez parlé de Chapelet. Je n'aime pas la nostalgie, les gens qui n'arrêtent pas de ressasser les années bahut. Je sais déjà que je ne dormirai pas ce soir. Je viens de faire une croix sur ma nuit (et donc ma journée de demain).




Avouons-le tout net, on n'a pas été plus emballés que ça par 98% Split, qui se laisse regarder mais qui devenait décevant crescendo. Au point que, dix minutes avant la fin, l'un de nous deux avait une main sur le bigophone pour appeler directement Schumi afin de lui demander quelques explications. C'était sans compter sur sa malice habituelle, son espièglerie coutumière, ses facéties de maestro, y compris face à un tribunal très remonté après un délit cinématographique comme After Earth (tel Zizou effaçant deux brésiliens de plus, quitte à revenir sur ses pas, vers son but, alors que la cage adverse était vide, juste histoire de la leur faire "à l'envers"). Bref, nous n'en menions pas large mais c'était sans compter sur ce one perfect shot quasi-final, qu'annonçait une bribe de mélodie bien connue, deux ou trois accords mineurs plaqués par un James Newton Howard Of The Best Sountrack jusqu'alors endormi, ces notes de crécelle venues pincer une corde sensible au plus profond de nos petits cœurs. Plusieurs témoignages concordent : 9 spectateurs sur 10 de Split, parmi ceux qui jusque là n'en avaient selon leurs propres termes "rien à branler du film", se sont mis à twerker sur leur fauteuil en entendant ces accords immédiatement reconnaissables, parmi les plus dansants du nouveau millénaire.




Quinze ans qu'on attendait ça. La moitié d'une vie. Un quart de siècle à attendre, assis dans une chambre noire, la suite d'Incassable, le meilleur film des années 00s loin devant Mulholland Drive. En opérant ce travelling simple, avant puis arrière, sur une télévision puis vers le comptoir d'un bar où se trouve attablé, coudes sur le zinc, le bellissime et désormais trop rare (à moins d'aimer les films à la merde) Bruce Willis, le bienaimé Schumi rattrape 1h50 de stress (pour le spectateur). Le secret de cette scène est qu'elle a été filmée avec une caméra légère, une Arriflex, sans blimp, manœuvrée par un directeur de la photo et un metteur en scène vissés au combo (venu remplacer pour les besoins du tournage la tireuse à bière Perferkdraft du troquet). Il y avait mille et une façons de tourner cette scène. Schumi, du haut de sa grande sagesse bouddhiste, a choisi la seule qui vaille. C'est plus qu'un twist, c'est plus qu'un caméo, c'est un nœud gordien dans notre estomac et une boucle de bouclée dans l'univers cinéphage. C'est un pied de nez adressé à tous ces films qui s'échinent à réunir des super-héros de pacotille sur fond vert en alignant des milliards de dollars et qui n'arrivent pourtant à créer aucune émotion, aucune excitation. Contrepied parfait pour Schumi, à qui il suffit de nous montrer, dix secondes durant, Bruce Willis sifflotant un kefta vêtu de son bleu de travail floqué "Dunn" pour nous la coller à la glotte dans un bruit sec : "tak".




C'est la première fois qu'on trace des croix sur un calendrier, jour après jour... Une fois la croix tracée, on attend sagement minuit pour pouvoir en tracer une nouvelle au compas, la conscience tranquille, assurés qu'un jour de moins nous sépare de la sortie future de Glass, qui réunira donc Bruce Willis, Samuel L. Jackson, James McAvoy et Anya Taylor‑Joy. Mais qui réunira surtout Félix, Rémi, He, Me, Myself, Yourself and Yours devant un écran de ciné, plus excités que le jour de la sortie de Mrs Doubtfire, et c'est pas peu dire (on était comme des fous !). C'est la première fois qu'on compte les jours comme ça. Si on oublie notre séjour en taule. Comment supporter l'attente ? 142 pages de script. 2h04 de métrage. 19/01/19. 19/01/19. 19/01/19. On a le temps de crever trois fois d'ici là. Surtout sous Macron. Mais on y croit. On compte les jours. La scène finale de Split, c'était les 5 meilleures minutes qu'on aura vécues en 2017. C'était le beau message d'un ami qui, maintenant qu'il va mieux, nous affirme qu'il est désormais prêt à honorer de vieilles promesses. Merci Schumi.


Split de M. Night Shyamalan avec Anya Taylor‑Joy, James McAvoy et Betty Buckley (2017)

17 juillet 2018

Hostiles

Un rythme lent, une ambiance solennelle, de fort beaux paysages, un casting a priori sympathique et un message pacifique... il n'en fallait visiblement pas plus au western de Scott Cooper pour se faire remarquer à sa sortie. Au début, il y a effectivement de quoi y croire. Le cinéaste et acteur, qui en est à son quatrième long métrage, a voulu bien faire. Son film n'est vraiment pas désagréable à l’œil, le format panoramique est bien exploité, les lumières sont chatoyantes. Scott Cooper prend son temps pour installer ses personnages, notamment celui incarné par Christian Bale, un capitaine de l'armée américaine qui se voit contraint d'honorer une dernière mission : escorter un vieux chef de guerre cheyenne du Nouveau-Mexique au Montana, pour lui permettre de mourir sur ses terres tribales. Le cinéaste ne veut se fâcher avec personne. Il y a des gentils et des méchants des deux côtés, des méchants qui sont finalement plutôt gentils et des gentils qui sont en réalité assez méchants. Il y a des connards de tout bord et, en filigrane, un petit message qui se veut réconciliateur. Scott Cooper a vraisemblablement retenu la leçon de la fin dégueulasse de son très pénible premier film, Les Brasiers de la colère, où l'on voyait Christian Bale (déjà) assouvir enfin sa soif de vengeance en tirant une balle dans la nuque de Woody Harrelson, poussant ensuite un hideux soupir de soulagement. Cooper est un élève appliqué et sa dernière copie a obtenu une bonne note sur IMDb.





Chris Bale est un capitaine chevronné, torturé par ses démons. Il a commis des atrocités durant la guerre. Il a un tableau de chasse impressionnant. Le gars a bien croqué dans le génocide indien mais doit désormais protéger son pire ennemi, un vieux rival qui, en fin de compte, lui ressemble sur bien des points. Bale lute tellement contre lui-même qu'il passe tout le film à tirer une tronche de dix pieds de longs, c'est Batman sans la capuche, en encore moins loquace, le smiley inversé figé derrière sa grosse moustache, les pieds puissamment enfoncés dans le sol, comme condamné toute sa vie à transporter le lourd fardeau des horreurs commises. Quand on lui annonce qu'il n'a pas d'autre choix que de remplir cette ultime mission avant la quille, il s'en va hurler sa détresse dans un champ, au loin, car il faut quand même bien que ça sorte, de temps en temps. Puis il revient faire le taff, la tête haute, car il est d'abord un bon capitaine, un gars fiable qui a des principes. Chris Bale est abonné à ces rôles de bombe humaine, susceptible d'exploser à tout moment, et c'est ici ce que l'on redoute durant toute la promenade. L'acteur choisit de jouer cette partition comme s'il avait la taupe coincée au guichet... Une méthode d'acting bien connue, qui a déjà fait ses preuves et valu quelques Oscars. Il suffit d'éviter les fibres durant le tournage. On gagne en reconnaissance ce que l'on perd en espérance de vie. Mais Bale, habitué à faire du yoyo avec son poids et à suivre des régimes drastiques, n'est plus à ça près. Il l'aura un jour, son Oscar du Best Actor in a Leading Role !





Le bonhomme s'adoucit un brin quand il récupère Rosamund Pike, une blonde plutôt pas mal mais traumatisée par la perte de toute sa famille dans un raid comanche. Car si les cheyennes sont sympas et dociles, les comanches sont de sacrées raclures, des bêtes sauvages capable de scalper à tour de bras et de brûler vif pour récupérer quelques chevaux qu'ils auraient peut-être pu obtenir par la négociation. Bref. La nuance est tout de même là : chez les indiens, il y en a des bons et des mauvais, comme chez les blancs, et même les bons peuvent avoir commis de mauvaises actions. Tout pareil que Christian Bale ! C'est un "type bien", au fond, et c'est ce que Rosamund Pike lui déclare une dernière fois, les larmes aux yeux, sur le quai de la gare, lors d'une conclusion qui schlingue l'eau de rose mais que l'on accueille quand même à bras ouvert tant elle promet, enfin, un coin de ciel bleu à ces pauvres personnages qui ont traversé tant d'épreuves. C'est que ce long film doit aussi pouvoir plaire à tous. Aux amateurs de westerns âpres, aux spectateurs friands d'action (notons quelques fusillades pour nous réveiller de temps en temps) mais aussi à leurs accompagnatrices aux cœurs plus sensibles. C'est en essayant de plaire à tous qu'on finit avec une mixture de ce genre : digeste mais vite évacuée. Tiens, ça ferait du bien à Bale !





Notre petite troupe traverse les paysages, elle est joliment filmée, au coucher du soleil, devant les nuages et les couleurs du crépuscule. Ça donne de chouettes cartes postales. La petite bande doit affronter les trappeurs hostiles et les impitoyables comanches, mais nous ressentons peu le danger. Nous ne vibrons à aucun moment. On attend que ça décolle. En vain. On restera toujours à ras du sol, goûtant simplement la diversité des territoires parcourus. Les feux de camp se suivent et se ressemblent. Nous n'avons aucune idée du temps qui passe, de la longueur du trajet, de la rudesse des épreuves traversées. Le film est à l'image du personnage principal campé par Bale, paralysé par toute cette rage intériorisée. Les cadavres s'accumulent sur la route mais on s'en fiche pas mal. C'est seulement quand ils sont aux portes de la mort que Scott Cooper s'intéresse de plus près à ses personnages. Un peu trop tard pour que l'on s'y attache, malgré tous les efforts des acteurs. C'est à Rosamund Pike que l'on doit les rares moments où percent un peu d'émotion. Et encore, je suis gentil, on pourrait également accuser l'actrice d'en faire trop, de grimacer à outrance.





En fin de compte, Bale finira par piger que le vieil indien qu'il escorte n'est qu'un alter ego aux motivations légitimes, que le sergent haineux ramassé en cours de route n'est que la personnification de cette dark side qu'il tente de refouler, et que Rosamund Pike est son seul salut possible. Vous l'aurez compris, le trait se veut complexe, il est en réalité assez grossier, très lourdement énoncé. Scott Cooper s'améliore, c'est évident, il est sur la bonne voie. Peut-être que son 36ème film sera le bon, mais il faut alors lui souhaiter une longévité digne d'un Woody Allen. On espère de tout cœur qu'il arrivera jusque là. Hostiles est nettement supérieur aux Brasiers de la colère, mais ça n'est pas le grand western que l'on m'a promis et que j'espérais naïvement.


Hostiles de Scott Cooper avec Christian Bale, Rosamund Pike, Wes Studi et Rory Cochrane (2018)

12 juillet 2018

Manon des sources

En 1986 Claude Berri tue le game en adaptant d'une seule foulée Jean de Florette et Manon des sources. Son coup de génie, c'est de tourner les deux films en même temps, s'assurant une harmonie visuelle sans solution de continuité : les deux suites adoptent ces teintes jaune pisse et ce fond sonore à base de cigales qui en font toute la saveur. Les deux parties du récit sont à ce point indissociables qu'on peut lire sur l'affiche de Manon des sources ci-contre, "Jean de Florette 2ème partie", de même que sur l'affiche de Jean de Florette on pouvait lire "Manon des sources 1ère partie". De quoi perdre la tête ! Peter Jackson s'inspirera des méthodes de Berri pour réaliser sa trilogie de l'Anneau, mise en boîte d'un souffle dans la même région de France. Mais avant d'inspirer le cinéaste néo-zélandais, la trilogie de Berri a marqué mon enfance d'estoquefiche. En effet j'ai vu le deuxième volet, dont il est question ici, des dizaines de fois (sans avoir jamais vu le premier épisode) en raison du fanatisme de ma tante aveugle dont c'était le long métrage préféré. Il fallait que je lui raconte chaque scène, que j'assure le commentaire pour sourds et malentendants avec tous les sous-titres multicolores qui envahissaient l'image. Je me demande encore comment ce film pouvait être le préféré d'une aveugle alors que de mon côté tout passait par la vue... Peut-être les fameuses cigales ? 





Forces en présence : Montand, Auteuil, Neuilly, Passy, Bugsy, Gyneco, La Peste, et pour couronner le tout, au milieu de ce banc de requins, la divine Manu Béart. Comment parler d'elle ? Elle était le soleil de ce film déjà bien éclairé. Et puis il faut dire que je suis né en Provence, comme Jésus, et que le cadre, les senteurs, les bruits, ce sont les miens, ceux de chez moi. J'avais plus l'impression d'ouvrir la fenêtre que de mater la télé. Ma tante était dans le gaz complet ("Qu'est-ce qui se passe ? Tu me racontes ? C'est une partie sans dialogues ! Ils vont où là ???"), tandis que je humais l'air. Quand je ne foutais pas carrément les voiles discrètement pour aller gambader dans la garrigue en quête d'une source où une naïade s'espongerait. Au village, me sachant déjà fan de l’œuvre de Tolkien, on me surnommait Sauron des sources. Malheureusement je vivais dans un coin très sec, sans eau, sans source, d'où, aussi, mon intérêt pour ce film où la flotte est le nerf de la guerre. 





Il faut ajouter un mot sur la performance de Daniel Auteuil. Ce n'est que récemment que j'ai compris qu'il avait toutes ses capacités cognitives, et qu'il n'était pas réellement le doux débile qu'on voit évoluer à l'écran sous le nom de Galinette. L'acteur m'a tellement impressionné que j'étais sur le cul de le voir enchaîner les rôles et parvenir à jouer si bien les personnes non-diminuées intellectuellement. Pour moi il était Hugolin, il était le couillon du village : il ne jouait pas ! C'est Le Huitième jour qui m'a mis sur la voie : pourquoi engager deux trisomiques pour n'en jouer qu'un seul ?


Manon des sources de Claude Berri avec Daniel Auteuil, Emmanuelle Béart et Yves Montand (1986)

10 juillet 2018

Une femme fantastique

Marina, une jeune femme transgenre, voit sa vie bouleversée par la mort soudaine de son compagnon, un homme plus âgé, avec lequel elle nourrissait de beaux projets. Elle doit alors affronter la famille du défunt, qui ne la prend aucunement en considération et se montre même assez violente à son égard. Voici le point de départ d'Une femme fantastique, le cinquième long métrage du réalisateur chilien Sebastián Lelio, qui a récolté de nombreux prix depuis sa sortie, notamment le très convoité Oscar du Meilleur Film Étranger. Il est vrai qu'il tombe à pic et a sans doute pu profiter d'un contexte particulièrement favorable. Sebastián Lelio y traite, avec intelligence, de sujets actuellement très sensibles. Sans en faire des caisses, en évitant toute lourdeur et tout misérabilisme, le cinéaste nous retrace le chemin de croix de son personnage principal, cette femme qui, alors qu'elle vit déjà un drame terrible (les premières minutes du film nous permettent de saisir toute la sincérité des sentiments qui la lient à son compagnon), doit faire face au regard souvent malveillant, toujours différent, qui est posé sur elle et à l'intolérance crasse dont elle est victime.




Marina est jouée par Daniela Vega, une chanteuse, mannequin et actrice chilienne transgenre qui porte le film sur ses solides épaules. On devine combien le projet devait la toucher et combien elle a dû s'y impliquer mais, à l'image de son réalisateur, elle n'en fait pas trop pour autant. Marina affronte les événements en restant droite, digne, courageuse, et l'actrice lui apporte toute la justesse, la retenue et la présence nécessaires. On souhaiterait presque parfois qu'elle ait des réactions plus vives, qu'elle réponde à cette violence cruelle dont elle est l'objet par une violence équivalente, trop conditionnés que nous sommes par le cinéma américain et surtout touchés, voire révoltés, par ce qui lui arrive. Heureusement, le film ne tombe jamais là-dedans. Il reste sobre, du début à la fin, et c'est une de ses plus grandes qualité. Son autre mérite est de nous dresser une galerie de personnages assez variés, crédibles, qui ne sont pas tous à mettre dans des cases, comme on aurait pu le craindre. On apprécie ainsi l'arrivée de la sœur de Marina et de son conjoint, deux personnages intelligents, humains, animés par leur simple volonté de défendre et protéger Marina.




Alors certes, comme on dit désormais : ça "manque un peu de cinéma", hideuse expression qui était aux bords de toutes les lèvres des commentateurs à Cannes et qui signifie que la "proposition", mot également très usité, faite par le cinéaste s'avère, dans la forme, assez maigrelette. Il est vrai que Sebastián Lelio ne laisse guère un souvenir très marquant, il nous livre simplement un bon film, modeste, intelligent et sans doute nécessaire. On est peu étonné de découvrir, au générique final, qu'il a été coproduit par Pablo Larraín et Maren Ade. Un film qui méritait tout de même, pour ses quelques vraies qualités, les honneurs auxquels il a eu droit. 


Une femme fantastique de Sebastián Lelio avec Daniela Vega (2017)

7 juillet 2018

Paranoïa

C'est peut-être lorsqu'il se montre humble et sans grands moyens que Steven Soderbergh devient le plus aimable. Unsane, platement réintitulé Paranoïa par chez nous et accompagné d'une triste affiche de série b, est un petit film sans prétention que le cinéaste américain a tourné dans le secret, qu'il a sans doute rapidement torché mais qui figure à coup sûr parmi ce qu'il a produit de mieux. Précisons au cas où que le réalisateur palmé d'or pour Sexe, Mensonges et Vidéo n'a jamais vraiment eu la côte par ici, on aime même tout particulièrement s'en moquer, lui qui nous a si souvent offert sur un plateau le bâton pour se faire démonter. Ça n'est pas le cas ici. Quoique... Son choix de filmer avec un iPhone 7, régulièrement posé en coin de table et pourvoyeur d'effets fish-eye rebutants, fait parfois tiquer, il faut bien l'avouer. Mais, globalement, Unsane a une allure singulière, avec cette caméra embarquée, cette image assez contrastée et ces couleurs délavées qui donnent au film des airs de documentaires tout à fait bienvenus étant donné le sujet traité. La mise en scène de Soderbergh est fluide et dynamique et se permet quelques expérimentations bienvenues qui rappellent un peu le génial Seconds de John Frankenheimer. Elle colle souvent au plus près de son actrice principale, l'irréprochable Claire Foy, dont les yeux bleus fatigués, un peu exorbités, la mine naturellement inquiète et l'allure vulnérable siéent parfaitement à ce personnage harcelé et coincé. La britannique campe Sawyer Valentini, une jeune femme en proie à un stress terrible, au boulot comme chez elle, qui décide donc de se rendre d'elle-même chez une thérapeute. Celle-ci l'oriente vers une institution psychiatrique où elle se retrouvera internée contre sa volonté, d'abord pour 24h puis une semaine, la durée de sa mise en observation s'allongeant à mesure que sa peur d'être poursuivie par son harceleur progresse...




Steven Soderbergh joue en réalité sur deux tableaux, et il faut reconnaître qu'il réussit pas trop mal sur chacun d'eux. Son film se présente d'abord comme un thriller paranoïaque efficace et glaçant, dans lequel nous apprenons que des centres psychiatriques internent des personnes contre leur gré afin d'aspirer tout l'argent de leur assurances santé. Quand l'assurance est à sec, le "patient" est considéré soigné et peut repartir, et ainsi de suite. Cette idée paraît terriblement crédible et participe à donner aux films cet aspect de faux documentaire avec caméra infiltrée dans l'une de ces institutions super glauques. Steven Soderbergh aurait peut-être mieux fait de se consacrer encore davantage à ce versant-là et y aller à fond dans le côté "thriller paranoïaque" nous révélant un complot gigantesque et révoltant. Car on y croit vraiment, et ça fait froid dans le dos. On se dit que c'est hélas bien probable, actuellement, que de telles organisations, de telles machinations, existent, pour se faire du fric sur le dos des plus vulnérables, derrière de pseudo établissements médico-sociaux. On a un peu de mal à croire, en revanche, que Sawyer Valentini, ce personnage très anxieux et méfiant, puisse rapidement signer un document donnant son accord pour être mise sous observation durant 24h, sans le lire et le relire de près, pour se prémunir de toute mauvaise surprise. Mais c'est un petit couac assez anodin, et puisque le suspense fonctionne, on n'en tient pas tellement rigueur à Soderbergh.




L'autre versant de son film est l'horreur, ou presque, disons le thriller pur et dur. Nous pourrions nous demander si le personnage principal fabule, si certaines choses que nous voyons bel et bien à l'écran ne sont pas issues de son imagination, tour de passe-passe bien connu, mais ces interrogations-là sont ici assez fugaces. Et pourtant, lorsqu'elle se rend compte qu'elle est internée contre son gré et qu'elle ne peut rien y faire, Sawyer se met à avoir un comportement agité, proche de celui que l'on peut attendre d'une personne effectivement dérangée. Le jeu impeccable de Claire Foy entretient ce trouble et l'ironie diabolique de sa situation nous fait un peu douter, mais pas trop. Progressivement, Steven Soderbergh choisit une voie plus terre-à-terre, s'aventurant quasiment dans l'horreur, un virage risqué mais qu'il gère assez bien, en asseyant la peur de son personnage principal, bel et bien victime d'un psychopathe au dernier degré. La dernière partie du film est ainsi plus convenue, plus classique, sans doute plus faible, mais elle n'oublie pas d'être assez tendue et nous sommes tenus en haleine comme il se doit. Au bout du compte, Unsane est un petit thriller paranoïaque pas mal du tout et une bonne surprise pour ceux qui, comme nous, sont toujours méfiants à l'égard du cinéaste. On se dit que ça aurait peut-être pu être encore mieux, en visant un peu plus haut, mais on s'en satisfait aussi, car c'est cette espèce d'humilité, de modestie, qui permet également au film d'être sympathique et divertissant, sans oublier, en outre, de développer en cours de route quelques idées réellement glaçantes... 


Paranoïa (Unsane) de Steven Soderbergh avec Claire Foy (2018)

3 juillet 2018

Hérédité

J'espérais participer à l'enthousiasme ambiant autour du premier long métrage du jeune Ari Aster (31 ans), considéré par beaucoup d'observateurs comme le meilleur film d'horreur sorti depuis des lustres. Hélas, je vous le dit tout net : malgré toutes mes bonnes intentions, je n'ai pas vraiment accroché, c'est comme ça, je n'y peux rien. Je suis peut-être "passé à côté", j'ai trouvé ça plus proche des Conjuring, Insidious, Ouija et compagnie que des grands classiques de l'horreur auxquels les critiques les plus enflammées le rapprochent volontiers. A l'image des films signés James Wan, Hérédité tutoie régulièrement le grotesque, le ridicule, le grand guignol et même parfois la parodie. Plus gênant encore, il échoue 9 fois sur 10 à faire peur malgré la débauche de moyens déployés à cette fin. Bien sûr, la peur ressentie devant un film est toujours très subjective et il s'agit là de mon ressenti personnel : le fait est que j'ai systématiquement baillé devant les scènes qui se veulent les plus tendues.




A la réflexion, lorsqu'on s'interroge plus profondément sur cet accueil dithyrambique, on en vient à se dire que Hérédité a peut-être effectivement un petit quelque chose bien à lui : un grain de folie, une certaine allure, et cela suffit à le faire sortir du lot. En mélangeant différentes terreurs, de la plus insidieuse et banale à la plus extraordinaire et surnaturelle, en jouant sur plusieurs tableaux pour mieux nous paumer, Ari Aster confère à son film une bizarrerie pas totalement inintéressante. En dehors de cela et de quelques plans particulièrement inspirés (comme Toni Collette qui paraît marcher sur le plafond avant que l'image ne se renverse), j'ai plus de mal à trouver de vraies grandes qualités à cette première œuvre assez confuse, beaucoup trop tarabiscotée et tordue pour emporter mon adhésion. C'est d'ailleurs une triste tendance actuelle : c'est en inventant des histoires toujours plus alambiquées que les auteurs de bobines horrifiques essaient de trouver de l'originalité ; en vain, le salut du genre passant plus souvent par la simplicité et l'économie de moyens.




Hérédité se veut à la fois une tragédie familiale hantée par les fantômes du passé et un pur film de trouille où le surnaturel est au rendez-vous, convoqué à grands renforts de séances de spiritisme et de sorcellerie. On nage quelque part entre Shyamalan et Polanski, mais à quelques lieues en-dessous... Le film s'ouvre sur l'enterrement de la grand-mère, un personnage au rôle central, au cœur de toutes les tensions, dont la menace planera sur toute la famille et tout particulièrement sur sa fille, incarnée par Toni Collette, une maman psychologiquement éreintée, qui devra ensuite gérer une gamine (l'étrange Milly Shapiro) au comportement de plus en plus inquiétant. Des signes ne présageant rien de bon et des événements alarmants se multiplient jusqu'à ce qu'un drame terrible ne vienne encore davantage perturber tout ce beau monde et tout dérégler définitivement, à commencer par l'aîné (Alex Wolff).




Le deuil, les maladies mentales et la culpabilité des parents et des aînés sont des thèmes lourds que le jeune Ari Aster choisit toujours d'aborder de manière très frontale. Cela dérange parfois un chouïa, mais la barque paraît un poil trop chargée pour réellement faire effet. Le malaise ne pointe que très timidement, la peur est trop attendue et appuyée, par la musique de Colin Stetson notamment, pour opérer. Paradoxalement, c'est quand Ari Aster se lâche pour de bon qu'il parvient à trouver un ton plus singulier et réussit à faire relever les yeux. Le cinéaste multiplie alors les effets, quitte à convoquer tous les poncifs du genre, des personnages en lévitation aux rêves emboîtés en passant par les combustions spontanées et les insectes invasifs, pour un déluge d'horreur assez réjouissant. La toute fin du film, bien que grotesque, est sans doute la partie la plus sympathique. On regretterait presque qu'il s'arrête là et n'aille pas plus loin dans le n'importe quoi pseudo-religieux et sectaire, thème très à la mode. On verra ce qu'Aster fera par la suite, il pourrait s'agir d'une première œuvre brouillonne mais annonciatrice de belles choses à venir...




Mis sur la touche par le scénario fourre-tout et approximatif d'Ari Aster, je suis resté très extérieur à l'histoire et aux situations dépeintes, au point de les tourner en dérision et d'imaginer l'humour qui pourrait en découler si certaines d'entre elles étaient poussées à peine un peu plus loin. Ça n'était pas une manière instinctive de me protéger face à la terreur, oh que non ; et mon éthique de blogueur ciné m'oblige à présent à vous prévenir du nombre considérable de spoilers qui vont suivre. Je n'ai pas cru en ces personnages si torturés. Je n'ai pas vu un seul instant l'affection que pouvait porter le grand frère pour sa sœur, je n'ai donc pas compris son mal-être suite à la mort tragique de la petite, ni la détresse de sa mère. Rien à fiche ! D'ailleurs, cette gamine chelou à tendance sociopathe, sosie dégénéré du Kenny de South Park avec son haut à capuche qui en a poussé plus d'un à associer Ari Aster à Nicholas Roeg (on peut effectivement penser à la chose en imper rouge de Don't Look Now) : n'aurait-on pas déjà vu ça environ des milliards de fois ? Certes, aucun enfant démoniaque du cinéma fantastique n'a jamais produit des bruits de bouche si ridicules, mais s'agit-il vraiment là d'une nouveauté que l'on attendait tous ? Pas sûr... Il y a là-dedans de nombreux éléments qui prêtent à rire quand ils devraient foutre les chocottes ou déranger, c'est bien dommage. 




Revenons sur ce qui est à l'évidence la scène-clé du film : le fameux accident de voiture, choc traumatique qui fera définitivement basculer la mère dans la folie. A la demande de la matriarche, le grand frère emmène donc sa sœur flippante à une soirée de lycéens. Là-bas, la petite s'emmerde sec et choisit de noyer son ennui dans la bouffe. Elle s'attaque ainsi à un brownie particulièrement appétissant, alors qu'il nous a bien été indiqué auparavant, et assez lourdement, que la gosse est allergique aux fruits à coque. Pendant ce temps, le reuf fume de la ganja à grandes bouffées et essaie de choper une meuf qui le fascine (assez mignonne, j'avoue), jusqu'à ce que la gamine, n'arrivant plus à respirer, déboule dans la piaule, en pleine crise ! Ni une ni deux, le grand frère doit la rapatrier fissa à l'hosto le plus proche : il prend la caisse, pied au plancher, puis fait une embardée terrible pour éviter un renard (ou une biche ? un truc orange en tout cas) qui piquait un roupillon au beau milieu de la route (classique). A l'arrière, la gosse avait baissé sa vitre pour passer toute sa tronche par la fenêtre et ainsi essayer de trouver un peu d'air. Dans la panique, le conducteur novice ne peut éviter un grand poteau électrique, celui-là même où l'on avait pu apercevoir, à l'aller, un symbole occulte gravé dans le bois. Le véhicule frôle et heurte à pleine vitesse le pylône, par côté, ce qui provoque la décapitation instantanée de la gamine !




Il faut à présent saluer tout le talent d'Ari Aster. Celui-ci choisit, à ce moment fatidique, de ne rien nous monter, laissant faire tout le travail à notre imagination, qui carbure à plein tube, et c'est encore plus horrible. On devine simplement ce qu'il s'est passé, dans le noir complet de cette nuit maudite et la soudaineté terrible de l'accident. On se construit alors l'image la plus marquante du film. Une image qu'on ne voit pas, à l'instar du fameux bébé de Rosemary, chez Roman Polanski. On pense seulement à ce corps coupé en deux, la plus grande partie gisant sur la banquette arrière, l'autre bout ayant disparu dans l'inconnu, et c'est réellement dérangeant. Pour cette scène, j'adresse mes plus sincères félicitations à Ari Aster. Il réussit haut la main sa scène-clé ! 




Mais ce qu'il y a d'encore plus étonnant, c'est bien la réaction du conducteur sous influence, le grand frère pas tout à fait irréprochable sur ce coup-là. Bagnole à l'arrêt, il reste enfoncé dans son siège, les mains collées au volant. Il regarde à peine dans le rétro et la caméra épouse ce timide mouvement oculaire, avant de s'arrêter pour ne rien dévoiler et nous permettre de créer le reste. Puis il fixe le sombre horizon, droit devant lui, le regard ahuri, pendant de longues secondes, et finit par dire tout haut "Tout va bien... Tout va bien". Après ça, il reprend la route et rentre à la maison familiale, se gare tranquillement devant la porte du garage, puis monte se coucher dans sa chambre, tête basse. Le spectateur est alors très déconcerté. Ce n'est qu'au petit matin, quand on devine la maman s'en aller prendre la voiture et que son cri d'horreur lointain perce le silence matinal, tandis que la caméra continue de nous montrer le visage impassible du frère, que l'on réalise encore un peu plus la scène de la veille. Terrible, non ? On ignore les réactions que l'on peut avoir dans de telles circonstances, et je n'ai jamais vécu de drames approchant, même lors du décès tragi-comique de mon chat Toxic, mais l'attitude du frère ne manque pas d'interroger. On tient là un gars qui décapite sa propre sœur en roulant comme un con puis laisse le corps, ou ce qu'il en reste, dans la bagnole et s'en va au lit se coucher !




Un autre moment plus drôle mais moins réussi survient quand la très perturbée Toni Collette raconte ses crises de somnambulisme à sa nouvelle meilleure amie (qui s'avérera être possédée par l'esprit démoniaque de sa défunte mère !). Quand Toni Collette traverse une période sans, elle ne fait pas semblant, elle ne se contente pas de se balader en pyjus dans son immense baraque et de mettre des coussins dans le frigo. Non non non. C'est un peu plus tendu. Une nuit, elle est sortie de son somnambulisme dans la chambre de ses deux enfants : elle les avait aspergés d'essence et tenait un briquet dans la main. Les deux gosses se sont alors réveillés en pleine panique. Et Collette de préciser à son amie "Le timing n'était pas bon, c'était une période assez mauvaise avec mon fils, on ne s'entendait pas." En effet, je pense qu'une autre nuit, ça serait beaucoup mieux passé ! Se faire arroser de gasoil et menacer d'être brûlé vif par sa propre mère, il y a pour cela des nuits mieux choisies que d'autres... "Cette nuit j'suis partant M'Man, fous-moi le feu, allume-moi !". Non mais tu parles d'un dialogue à la con je vous jure ! Ari Aster aurait dû relire ce passage-là...




Bref, Hérédité, dont le titre sonne assez mal, m'a parfois laissé sur le carreau. Ceci dit, je n'ai peut-être pas pigé toutes les subtilités du script... Il s'agit grosso mierdo d'une histoire de démon, de sorcellerie et de spiritisme, pas beaucoup plus maligne que celles des films cités dans mon premier paragraphe. Une sorte de malédiction qui se transmet par la mère dans une famille déjà pas piquée des vers (la grand-mère avait l'air peu commode et plus branchée magie noire que mots croisés). Ensuite, c'est autour de la gamine d'être en quelque sorte possédée. On apprend à la toute fin que c'est l'esprit de Paimon qui fait ses siennes, un des huit ou neuf Démons de l'Enfer. Ça rend les gens pas bien, peu clairs. La preuve : la petite à la tronche inquiétante tue des oiseaux par télékinésie puis coupe leurs têtes avec des ciseaux, ce qui ne se fait pas. On a tous eu des jeux d'enfants un peu borderline, mais même moi, je n'étais jamais allé jusque là, je me contentais de tailler les poils de mes chats, pour leur faire des coupes iroquoises du meilleur effet.




On comprend aussi, lors d'ultimes minutes particulièrement riches en enseignements, que le démon convoitait le corps, naturellement plus fort, du frère aîné, car c'est un mâle, et le démon préfère les hommes (il s'était planté en intégrant la p'tite sœur d'emblée, con de Paimon !). Entre temps, il est surtout passé par Toni Collette, complètement ingérable du début à la fin, parfois bluffante dans son jeu d'actrice, le reste du temps proche du ridicule. Tout cela sous les yeux d'un Gabriel Byrne bien lugubre et fantomatique, qui doit bien se demander dans quelle famille il a foutu les pieds et ne fait que réclamer à ses gosses pendant tout le film qu'ils ôtent leurs godasses une fois entrés ! Hérédité est bien un film de son époque, l'horreur #MeToo : le patriarche ne sert à rien et fait presque pitié, ce sont les femmes complètement timbrées qui mènent la danse ! On ressort de là en ayant appris un brin de spiritisme, mais rien de neuf à vrai dire. Il existe des mots magiques pour invoquer les esprits mais je ne les ai pas tous retenus. Chawarma, Prorata, Niktou, des trucs comme ça... Dommage, j'aurais pu tester à la maison, il suffit d'un verre cylindrique et d'une bougie ! En attendant, et malgré l'état mitigé dans lequel me laisse son premier long métrage, je donne tout de même rendez-vous à Ari Aster pour le suivant.


Hérédité d'Ari Aster avec Toni Colette, Milly Shapiro, Alex Wolff et Gabriel Byrne (2018)