8 février 2011

Black Swan

Si ce film était sorti fin 2010, il serait certainement apparu dans bon nombre de tops de fin d'année, à commencer par celui des lecteurs de ce blog. Au lieu de ça il sort en France au mois de février 2011 et tout le monde l'aura peut-être oublié au moment d'établir les classements pour cette nouvelle année. La grande question c'est de savoir si cet hypothétique oubli sera justifié ou non. Black Swan est-il un grand film ? Pour tenter de répondre modestement à cette question, commençons par résumer brièvement le dernier rejeton de Darren Aronofsky, qui raconte l'histoire d'une jeune danseuse étoile dont tous les espoirs reposent sur l'obtention du premier rôle dans le ballet annuel adapté du Lac des cygnes de Tchaïkovsky. Obtenir ce rôle privilégié puis l'interpréter dignement n'est pas chose aisée, la concurrence est écrasante et la pression insoutenable. Pour y arriver, l'héroïne devra convaincre son chorégraphe qu'elle est capable d'interpréter avec la même grâce les opposés que sont cygne blanc et cygne noir. C'est donc l'histoire d'une métamorphose du corps et de l'esprit, la jeune femme subissant au jour le jour les transformations inquiétantes requises par ce double rôle qui l'accapare et la captive.



Il faut bien dire que Black Swan s'inscrit absolument dans la continuité du précédent film d'Aronofsky, The Wrestler. Il s'agit une fois de plus d'un film sur les métamorphoses de l'être, sur la transformation brutale de la chair dans un abîme d'auto-destruction, sur la véritable descente aux enfers du corps humain poussé dans ses derniers retranchements par la pratique dévorante d'un art du spectacle qui déborde sur la vie pour y puiser toute sa force, jusqu'à la mort de l'artiste. Toujours adepte d'une mise en scène caméra au poing dans les pas des comédiens, proche du style des frères Dardenne, toujours trituré aussi par la création d'images abruptes de chair meurtrie, dans la continuité d'un Cronenberg, Aronofsky s'illustre désormais dans une veine moins réaliste et se tourne ici non seulement vers le Cassavetes de Opening Night (le film reprend la thématique de l'interprète bouleversée psychologiquement et perdue entre fiction et réalité, il reprend aussi explicitement une bonne partie des motifs du chef-d’œuvre de Cassavetes dont il s'inspire manifestement), mais aussi et surtout vers le Roman Polanski de la grande époque, pour mêler son récit de drame psychologique et fantastique, voire horrifique. On sent en effet poindre une possible influence, notamment dans ces séquences où l'héroïne se débat avec sa mère maniaque et avec ses propres démons dans l'étrange et étroit appartement qu'elle rejoint entre deux séances de danse. Néanmoins et en dépit d'une différence de genre, la continuité est plus que transparente entre les deux derniers films du cinéaste, qui s'achèvent pratiquement sur une même image, celle d'une plongée mortifère dans l'art, vers un absolu de l'artiste investi jusqu'à la mort dans sa passion.



La lisibilité est là chez Aronofsky, comme quand à nouveau il convoque des acteurs bien choisis. Après le Mickey Rourke ravagé du film précédent, c'est ici Natalie Portman - qui a choisi de mettre sa carrière précoce en attente pour achever ses études et atteindre la majorité afin de gérer elle-même son parcours - qui incarne à merveille le rôle d'une danseuse consciencieuse. Le rôle d'une interprète qu'une beauté un rien naïve désigne immédiatement pour incarner le cygne blanc mais qui sera mise à mal pour atteindre sa propre obscurité. Pour interpréter la mère frustrée, prompte à reporter sur sa progéniture ses propres désirs déçus, Barbara Hershey, qu'on avait aimée dans L'Emprise, actrice depuis longtemps et injustement oubliée. Winona Ryder joue quant à elle un personnage désespéré et suicidaire, la danseuse étoile jadis adorée du public et de ce chorégraphe qui est à la tête du nouveau ballet, dont elle fut la favorite, mais désormais rejetée et condamnée à passer le flambeau à cette plus jeune artiste qui lui ressemble tant... Dans la peau de la concurrente directe de l'héroïne, danseuse sans complexes, libérée sexuellement, Mila Kunis, connue pour être une amie de Natalie Portman (qui l'aurait suggérée pour le rôle), mais nécessaire rivale de l'actrice sur la scène hollywoodienne. Enfin, dans le rôle du chorégraphe metteur en scène du ballet et chargé de pousser l'héroïne à se transformer, Vincent Cassel. Or il n'est pas interdit d'interpréter le choix d'un acteur français pour incarner son double fictionnel comme l'illustration de la volonté d'Aronofsky d'en passer par une européanisation de son cinéma. Le réalisateur a souvent parlé de son goût pour les frères Dardenne, et ce n'est pas un hasard si l'on retrouve ici une influence de Polanski, exemple idéal de cinéaste américain reconverti en cinéaste français...



Ces rapprochements entre réalité et fiction sont évidents, ils sont néanmoins pertinents dans un film méta-discursif qui prend le spectacle artistique pour fondation et qui se veut une métaphore de l'abandon esthétique le plus total, de l'art comme exutoire létal, comme auto-anéantissement sacrifié au sublime. Cette clarté du propos, lequel parfois rejaillit tant qu'il prend le dessus sur le récit, peut passer pour une facilité, à l'image de cette symbolique tendancieusement lourde que le cinéaste attribue aux tenues quotidiennes blanches ou noires du personnage. A vrai dire, entre la scène d'introduction du film et sa dernière séquence, il arrive que l'on s'ennuie un peu et que l'on soit tenté d'observer ces calculs du cinéaste pour échafauder son idée avec quelques grosses ficelles. Mais la fin du film nous libère de ces errements, qui n'est pas belle seulement grâce à la magistrale musique de Tchaïkovsky, mais aussi et surtout grâce à la maîtrise de la mise en scène d'Aronofsky, qui littéralement danse avec sa caméra et se révèle brillant dans l'usage du son et des effets spéciaux. Cette dernière séquence emporte le tout, tandis que le récit, la fiction et la puissance de ces images de danse donnent enfin un sens et une force d'émotion à la théorie esthétique d'Aronofsky, et cette fin magistrale fait de Black Swan une réussite. Loin d'être exempt de défauts, et de certes vrais défauts, ce film n'en est pas moins un excellent travail que l'on a envie de saluer. Car il faut bien avouer qu'Aronofsky est rare aujourd'hui, lui qui semble avoir une idée de son art, un projet cohérent sur le long terme, une vision riche de l'esthétique et une capacité à se nourrir du réel pour engendrer la fiction avec brio. Après un début de carrière relativement passable, le cinéaste se relève brusquement et réalise des films très intelligents et parfois très beaux qui ont le mérite d'être parfaitement originaux.


Black Swan de Darren Aronofsky avec Natalie Portman, Vincent Cassel, Winona Ryder, Barbara Hershey et Mila Kunis (2011)