Présenté au festival de Locarno en 1964, Comizi d'Amore est un
documentaire de Pier Paolo Pasolini fondé sur le principe du
micro-trottoir, à la manière des Chroniques d'un été, où Edgar Morin et
Jean Rouch posaient aux Parisiens cette question terrible : "Êtes-vous
heureux ?", ou du Joli mai de Chris Marker, respectivement tournés en 60
et 62. Ici, entre une poignée d'entretiens avec l'écrivain Alberto
Moravia et le psychologue Cesare Musatti, autour d'une table de jardin,
où Pasolini leur fait part de son projet, de ses doutes, de ses échecs
et de ses conclusions tout en leur demandant de l'éclairer, le cinéaste
se promène dans toute l'Italie avec un micro et une caméra pour
interroger les Italiens non pas tant sur l'Amore que sur le sexe. Le
film s'ouvre avec une très belle séquence, l'interview de plusieurs
groupes d'enfants, auxquels Pasolini demande comment l'on fait les
enfants. Il y a ceux qui savent, ou croient savoir, mais sont un peu
timides pour l'expliquer et se réfugient dans un sourire gêné, et puis
ceux qui parlent plus volontiers et convoquent la sacro-sainte cigogne
venue déposer les bébés près de leur mère, à Naples, dans des paniers en
osier.
Le film se découpe ensuite en plusieurs
"recherches", qui le conduisent des plages romaines aux plages
toscanes, en passant par les plages milanaises ; des ouvriers à la sortie
d'une usine aux bourgeois sur leurs transats ; des paysans sur leurs
terres aux étudiants devant l'université en passant par des messieurs puis des prostituées sur les
trottoirs d'une ville (à propos de la loi interdisant les maisons closes), une équipe de foot ou les passagers d'un train. Et tout
du long, interrogeant tous ceux qui veulent bien s'approcher de lui et
parler dans le micro, Pasolini pose plus ou moins les mêmes questions
(avec une substantielle parenthèse accordée à la question de
l'homosexualité, que Pasolini présente à ses interlocuteurs comme "le
sexe anormal", et qui inspire tantôt pitié, tantôt dégoût), sur
l'importance du sexe dans la société italienne, sur l'inégalité entre
les filles et les garçons face à ce problème, sur la liberté éprouvée
par chacune et chacun, sur le Donjuanisme et la bonne vie de famille, ce
qui le conduit à envisager le sexe tantôt comme plaisir, comme honneur,
passe-temps ou devoir.
Mais si le film de
Pasolini est moins réussi, et partant moins mémorable que ceux des
cinéastes auxquels nous l'avons comparé, c'est qu'il souffre de ce qu'on
pourrait appeler, si le film se voulait une véritable enquête de
sondage (ce qu'il n'est pas, et "comizi" se traduirait plutôt par
quelque chose comme "discours", sauf erreur), quelques "biais". D'abord,
les questions posées par le cinéaste sont souvent très orientées dans
les termes, et ne laissent pas toujours une grande latitude aux
interrogés. Ensuite, Pasolini, très, trop présent, a souvent tendance à
couper la parole aux gens pour les relancer d'une autre question, plus
ou moins complexe, alors qu'on sait qu'il faut parfois du temps, des
blancs, pour obtenir une plus grande vérité, surtout sur un tel sujet
(plusieurs personnes, face aux questions quelques fois retorses du
cinéaste, répondent qu'ils ne sauraient pas s'expliquer, or ils le
sauraient peut-être avec plus de temps pour essayer). Enfin, les gens sont presque
toujours (à quelques exceptions près, comme cette dame qui semble
particulièrement épanouie sexuellement avec son mari) questionnés en
groupes, ameutés autour du micro et de la caméra, ce qui certes donne un
aspect convivial au film, et qui parfois a des vertus (comme celle de
confronter la parole des jeunes et des vieux, des filles et des garçons), mais qui, sur un thème aussi intime, est souvent voué à
l'échec. Difficile de s'exprimer librement quand dix paires d'oreilles sont à
l'affût, et quand le discours de celui qui précède au micro fait force
de mètre étalon, de modèle facile à calquer. Cet échec, Pasolini le constate à
mi-parcours auprès de ses deux amis écrivain et psychologue, et le
déplore, sans véritablement changer de mode opératoire.
Comizi d'Amore est néanmoins
intéressant en particulier dans ce qu'il révèle de la géographie sociale
italienne de l'époque. Plus Pasolini s'enfonce dans le sud, plus les tenants
des codes d'honneur misogynes et patriarcaux, des traditions et de la religion (avec à la rescousse le sempiternel : "c'est comme ça, ça a toujours été comme ça") s'affirment et se
galvanisent, sans parler de la Sicile, où le simple fait de parler à une
femme, ou d'en voir une aller seule dans la rue, est un scandale. On
perçoit bien, malgré tout, les changements à l’œuvre au mitan des années
60, où le discours des jeunes et des vieux s'oppose sans cesse, et les
jeunes filles osent dire, seules et entourées de gens qui viennent
d'affirmer le contraire, qu'il est souhaitable que les temps changent et
que les femmes soient plus libres. Le documentaire est aussi
intéressant en général, dans la mesure où toute captation des voix, des
visages et des paroles d'enfants, d'adultes, de vieilles, de vieux, de
femmes et d'hommes de tous milieux sociaux autour d'une question
relativement large, permise et enregistrée par un regard sensible, a des
chances de devenir passionnante. Ces chances s'accroissent sans doute
avec le temps et un peu de recul, mais sont déjà grandes à l'origine, et
à l'heure où le micro-trottoir débile et inutile fait les choux gras
d'un certain journalisme paresseux, il ne serait peut-être pas inutile
que nos cinéastes, dans les pas des Marker, Rouch et Pasolini, et à l'image de Claire Simon avec Le Bois dont les rêves sont faits (2016) ou Guillaume Brac avec L'Île au trésor (2018), continuent de capter les voix de nos contemporains.
Comizi d'Amore de Pier Paolo Pasolini, avec Alberto Moravia, Cesare Musatti et des italiens (1964)