J'ai revu La Nuit du chasseur l'autre soir et, étrangement, j'ai repensé au dernier film de Miyazaki, Le Garçon et le héron, sorti cette année. Pour une scène,
celle que j'ai le plus aimée dans le film du cinéaste japonais, film qui en
compte beaucoup de très belles, y compris dans sa deuxième partie folle
de liberté et d'éclatement narratif, au point de devenir difficile à cerner, peut-être à totalement aimer, du moins en une fois (comme du reste l'unique film de Charles Laughton est, me
semble-t-il, particulièrement déstabilisant et a de quoi
dérouter profondément qui le découvre et ne s'en remet pas, avec l'intuition que le film ne cessera de se faire aimer
davantage à chaque redécouverte). Parmi les très beaux moments du film de Miyazaki, celui, vers la fin, où la mère morte du
jeune héros lui dit qu'elle compte bien revivre sa vie et sa mort
tragique une seconde fois tant le mettre au monde, lui, son fils, valait
le coup. Mais la scène qui m'a le plus ému et que je retiendrai plus que toute autre du dernier
Miyazaki est celle, dans la première moitié du film, où le héron, posé
si mes souvenirs sont bons sur une pierre au milieu de la rivière, exhorte le garçon, debout sur la rive, à le suivre s'il veut retrouver
sa mère : toute une horde de crapauds sort alors de l'eau et se met à
grimper sur les pieds du garçon, puis recouvre tout son corps en
scandant "Viens ! Viens ! Viens !" jusqu'à pratiquement l'engloutir sous un amas vivant et grouillant.
Je n'ai pas pensé à La Nuit du chasseur devant cette scène, mais j'ai repensé à cette scène devant La Nuit du chasseur
et sa fameuse séquence de la rivière, avec l'enchaînement de plans
fixes sur le cours d'eau filmé depuis la berge, où descend lentement la
barque qui éloigne les deux enfants orphelins de leur beau-père, et
l'inoubliable succession d'animaux sauvages au premier plan de l'image : crapauds, araignée, lapins, etc. Dans les deux films, c'est la mère
morte qui porte et emporte les enfants, ces êtres endurants, comme les qualifie à
plusieurs reprises le personnage interprété par Lilian Gish dans le chef-d’œuvre de Laughton. Le souvenir de sa mère porte Mahito, le garçon de Miyazaki ; sa
présence dans la rivière, morte ligotée et noyée dans une voiture
engloutie, porte Ben, le garçon de Laughton, et Pearl, sa petite sœur joufflue.
"There is still the river" dit Ben
dans ce qui est, pour moi, le plus beau moment du film, parmi tant
d'autres. La présence de la mère, son fantôme, et la rivière, c'est la
même chose, qui soutient la barque (laquelle appartenait au père des enfants, avant qu'on l'arrête et le pende, ce père qui avant de mourir, loin de les soutenir, a accablé ses
gosses du pire poids possible, celui des 10000$ volés et du secret de leur
cachette, qui tout du long pèse sur leurs chances de survie), la mère est là, malgré tout, sous l'eau où file la barque
abandonnée dans laquelle le frère et la sœur échappent enfin,
pour un temps, aux griffes du meurtrier Harry Powell, aka Robert Mitchum.
Les deux films, au fond, parlent de la même chose : qui nous porte et que portons-nous ? De quoi héritons-nous ? Le jeune héros de Miyazaki, dont la mère est morte sous des bombes incendiaires et dont le père fait fortune avec son usine d'avions de guerre, rencontre dans le monde parallèle où l'emmène le héron un vieillard qu'il appelle "grand-oncle", le maître de ce monde-là, chargé de le maintenir dans un équilibre précaire. Ce vieux bonhomme moustachu lui demande, à lui, Mahito, l'enfant, de prendre sa suite, ce que le garçon refuse, au risque que tout s'effondre. Le vieil homme, défaillant donc, n'est peut-être pas aussi coupable que le père criminel des gosses de Laughton, ni que leur mère devenue bigote, noyée avant de l'être vraiment dans sa soumission à son faux prêtre de mari et dans son abandon à Dieu, elle qui fait pratiquement vœu de cécité..., ni que le vieux pêcheur qui a promis à Ben qu'il serait toujours là pour lui, et que le garçon appelle "oncle" aussi, mais qui, par peur d'être accusé, ne dénonce pas le crime de Mitchum quand il découvre le cadavre de la mère de Ben sous la surface de la rivière, et se noie à son tour, mais dans l'alcool, quitte à laisser les enfants se débrouiller. Quand, à la fin du film, rejouant le traumatisme de l'arrestation de son père, le garçon se jette sur Mitchum arrêté par les flics et lui balance les 10000$ sur le dos en gueulant que c'est trop lourd à porter, c'est aussi un refus d'hériter. Refus de l'argent sale du père (dans les deux films), et du monde que ce fric-là représente, mais aussi, chez Miyazaki, du poids d'un autre monde qui tombe.
Mais surtout, j'y reviens, chez Laughton comme chez Miyazaki, la présence de la mère par-delà la mort se manifeste dans la présence de la nature, des animaux sauvages que la rivière semble appeler
chez Laughton, et qui, rien moins que menaçants, bordent le cours
d'eau, accompagnent de leurs bruits nocturnes la descente de la barque ;
ou qui viennent de la rivière, la quittent comme on sort d'un rêve (toujours liquide, si l'on en croit la terrible scène où Mahito retrouve sa mère endormie pour la première fois et la voit fondre sous ses doigts puis se liquéfier sous ses yeux), pour
rattraper et appeler le garçon : "Viens !", chez Miyazaki. Dans les deux
films, la séquence touche juste, plus encore quand on sait que ces choses-là ne sont pas que des histoires, et dans les deux films elle est bouleversante.
Le Garçon et le héron de Hayao Miyazaki (2023)