Notre collaborateur Paul-Emile Geoffroy est allé voir le nouveau film de Park-Chan Wook en avant-première accompagné d'Emilie B., et tous deux ont cordialement détesté la chose. Ils nous font part de leur sentiment sur cette œuvre et des pensées qu'elle a occasionnées :
Ce film, qui nous fut présenté par un agent de promotion en roues libres lors de son avant-première parisienne comme un OCNI (Objet Cinématographique Non Indentifié, sic), ce film, en dépit des désirs des responsables de son marketing, nous l'avons parfaitement identifié. Il ne s'agit certes pas d'une fabrication "absurde et belle", comme on voudrait nous en persuader. Tout spectacle cinématographique est une représentation et toute représentation donne à voir une interprétation. Lorsque le film est une oeuvre conjointe, comme c'est le cas ici (Park-Chan Wook à la technique, Wentworth Miller à la rédaction et au financement, le trio Goode-Wasikowska-Kidman à la rhétorique des corps), il peut s'agir d'un mélange d'interprétations. C'est le résultat de ce mélange que l'on voudrait occulter avec des mots-masques comme "absurde", "spectacle" ou "non identifié". C'est pourtant le résultat de ce mélange que nous avons vu et que nous ressentons le devoir de dénoncer.
Ce film est une œuvre totalitaire de propagande immorale. En apparence, l'intention de ses faiseurs et de ses vendeurs est de masquer cet état de fait, tant il est vrai que les démoconsocraties modernes ne sont pas encore tout à fait à l'aise avec l'idée d'acheter du dogme. Pourtant, le scénario écrit par Wentworth Miller (le jeune tatoué de la série Prison Break) semble dévier de cette prudente trajectoire puisqu'il s'affirme comme une très lisible profession de foi.
Il s'agit là de propagande puisque le scénario de Stoker fait la promotion, dénuée de toute critique, d'une opinion politique particulière, et pas n'importe laquelle puisqu'il s'agit de l'opinion selon laquelle aucune morale n'est valable lorsque le sur-être dépasse l'homme.
Cette amoralité pourrait cependant être défendue. Un auteur usant de dialectique et de critique, un auteur proposant le jugement serait sans doute en mesure de tirer son épingle de ce jeu dangereux, en s'inspirant de La Corde de Hitchcock, par exemple. Tristement, l'amoralité de Stoker ne se traduit que par la représentation d'une implacable immoralité de ses personnages. Le scénario fait ainsi l'étalage de l'inceste, du mensonge, de la tromperie, du meurtre, du viol, de l'envie, du mépris, de la jalousie et soyons clairs : du vice sous toutes ses formes et tous ses aspects.
Dans la mesure où toutes lesdites horreurs (espérons que nous nous accorderons sur cette qualification, et dans le cas contraire, permettez-nous de nous inquiéter de vous, chers lecteurs) nous sont assénées sans aucune critique , avec pour seule explication les premiers mots de Mia Wasikowska "je suis comme ça", nous avons choisi de juger dangereux et criminel un tel film.
L'art du storytelling de Wentworth Miller, dont il faut pour dénicher l'inspiration ne pas chercher à remonter plus loin que la série Dexter, est lui-même dénué de toute nuance ou de toute réflexion, c'est une écriture bête. Non seulement parce qu'elle commet des bêtises, des erreurs en jouant ainsi avec la morale (ces "bêtises"-là ne sont d'ailleurs pas des impairs aisés à excuser), mais aussi parce qu'elle ne propose rien du point de vue scénaristique. Que l'on cite Hitchcock pour vendre ce film est un comble. Entendre évoquer le maitre du suspense et se trouver devant un film à l'intrigue aussi prévisible serait déjà suffisant pour s'en prendre violemment aux publicitaires à l'origine de la remarque, mais on en viendrait ensuite à leur pardonner leur faute, car ce n'est sans doute point de méchanceté qu'elle fut issue, mais d'ignorance, puisque les pauvres gens qui vendent Stoker n'ont en réalité pas dû voir le moindre film de Sir Alfred. Comment en effet citer Hitchcock, dont les films étaient en bonne partie des réflexions morales, quand on se réfère à un film aussi dogmatique dans son immoralité ?
Ainsi croise-t-on une Nicole Kidman refaite à neuf, eugénique, vantant son éducation haut-de-gamme avec ironie (la seule et unique trace d'ironie de tout le film). Son personnage est prêt à oublier la mort de son mari dès le lendemain de l'enterrement, et à tomber dans les bras du frère du défunt. Cette femme, et c'est là le drame, représente la normalité. Elle est le relais du spectateur, en tant qu'elle est elle-même spectatrice du jeu des deux sur-êtres qui tournent autour d'elle et dont elle ne partage ni l'omnipotence ni la connaissance de soi. De là cette légère touche d'ironie, qui voudrait nous rappeler au monde réel et à un début (avorté) de critique mais qui sonne si faux dans la bouche de cette femme, elle-même proprement immorale et laide, même face aux deux monstres que sont sa fille et son beau-frère.
Eux, dotés de talents supersensoriels (une ouïe, une vision et un toucher magnifiés par des années d'apprentissage de maitrise de soi), sont montrés indépendants à toute technique voire incapables de toute bêtise. Ils sont dits extrêmement intelligents (India est la meilleure élève du lycée, Charlie a prévu tout le scénario depuis 18 ans) et doués de tous les dons imaginables. Ils savent disparaitre et apparaitre n'importe où, n'ont peur de rien, jouent du piano comme des maîtres, cuisinent comme des maîtres, s'habillent avec le meilleur goût, étalent leur culture européenne (le shérif ne connaissant pas Verdi, il méritera sans doute de mourir comme un chien, comme un être inférieur) et tuent avec une simple ceinture de cuir. On nous donne à voir des modèles de perfection, magnifiés par une mise en scène et des acteurs apologiaques et séduisants. Le film nous dessine leur portrait et nous sourit. Ils sont, ils le disent, "du même sang", c'est une affaire de sang, il faut avoir leur sang pour être comme eux, parfaits. Et ces êtres parfaits n'ont que faire des lois, que faire de la morale, que faire d'autrui en fait. Leur perfection ne fait-elle pas d'eux des dieux ? Tuer sans sourciller un membre de leur propre famille ne leur posera pas problème car ni les tables de la loi ni l'empathie ne sont dignes d'eux. Seule leur propre jouissance l'est.
Voici le modèle humain présenté sans fard ni échappatoire dans le film de Park Chan-Wook et Wentworth Miller. Un modèle sinon raciste du moins aryen, dogmatique et immoral. Oh cette idée selon laquelle l'amélioration du logiciel humain vaut tous les sacrifices et toutes nos admirations n'est pas restreinte au scénario de Stoker, c'est certain. Des navets peut-être moins dangereux mais tout aussi séduisants se sont déjà parés de cette fascination pour le sur-être (on pense notamment à Limitless) et il est certain que Stoker ne sort pas de nulle part et ne fait qu'aggraver une tendance inquiétante.
Ce film s'inscrit par ailleurs dans une actualité morbide, il est l'oeuvre d'une industrie de la déshumanisation. Il fait acte d'objet supplémentaire sur la longue chaine de montage produisant la prolétarisation des personnes.
Comme tout instrument de cette machinerie (laquelle tend ces dernières années vers des proportions gulliveriennes), Stoker ne se contente pas de montrer la fin de la personne humaine, il est aussi dans son être-propre un acte déshumanisant. Ergo sa présentation promotionnelle abrutissante qui n'est rien d'autre que la même entreprise de marketing utilisée depuis des années pour vendre un produit par les mots sans en rien dire, une méthode dont le grand âge n'appelle ni respect ni retenue et dont la critique n'est jamais obsolète. Les acteurs de l'objet-film en sont ses spectateurs, ceux-là mêmes que l'on rend bêtes en leur pré-mâchant la pensée à grands coups d'adjectifs. Parmi eux, ceux qui devraient être au rang des premiers critiques de l'objet-film, c'est-à-dire précisément les blogueurs et autres journalistes culturels invités lors des avant-premières promotionnelles, ceux-là sont ciblés et mitraillés avec une violence redoublée par les artisans de la prolétarisation : on leur offre la séance, on les bombarde de bande-annonces, de textes sans substance résumant film, projet et "accomplissements", on leur donne les mots qui leur serviront à écrire leurs papiers et on ne manque pas de leur projeter un bonus (le vidéo-clip d'une chanson présente sur la bande-originale, sur des images de la réalisation d'une affiche pour le film, finalement jamais parue, sic) avant-même que le film ne démarre. Plus encore qu'au bas-public, on met à bas les remparts de la critique en écrivant directement dans l'esprit des "spécialistes" ce qu'ils devront penser du film : voilà une "fable absurde" d'une "sauvage beauté" magistralement mise en œuvre par "celui qui vous a apporté Old Boy".
C'est ainsi que l'on espère retirer aux acteurs du film-objet tout choix.
Quant aux acteurs de l’œuvre filmique, leur rôle n'est pas moins dénué de sens. Qu'il s'agisse de l'unique expression faciale de Matthew Goode (le sourire en coin du vainqueur), chantre du mannequinat hollywoodien, de l'immobilité du visage recréé de Nicole Kidman (qui ressemble de plus en plus à Lana Del Rey) ou de l'apprentissage par Mia Wasikowska de l'apathie (même la suicidaire Lydia interprétée par Winona Ryder dans Beetlejuice, ou la fantomatique Mercredi de la Famille Adams véhiculaient un plus large panel d'émotions), tout est fait pour n'imposer qu'une seule et unique impression sur le spectateur, celle d'un détachement du réel, d'un divertissement, d'une diversion. On fait du spectateur une larve en lui offrant comme modèles des larves, substituts d'humanité, simulacres de personnes et même pas individus, des caractères dénués de tempérament : un mannequin, une poupée de cire et dans le rôle principal de ce "conte" iniatique, le jeune sur-être en apprentissage de son inhumanité, prêt à séduire le spectateur dans son non-acte de jugement, et donc à l'inspirer à n'être pas.
Jugerons-nous la création visuelle de Park Chan-Wook ? Ce serait une question vite résolue tant le "savoir-faire" et la "maîtrise" délivrés par le réalisateur s'apparentent moins à de l'art qu'à une démonstration technique. Les effets spéciaux pullulent avec ostentation (et parcimonie car le "goût" l'impose) et ne servent à rien, du très éprouvant générique à l'apparition récurrente et futile d'une araignée. Comme lorsque Charlie et India jouent un quatre-mains au piano, il ne s'agit que pour celui qui fait de jouir de son faire, en exposant à tous l'étendue de son savoir(-faire). C'est exactement le même sentiment que nous évoque l'anecdote symbolique et lourde des souliers offerts par l'oncle, finalement échangés contre une paire de Louboutin de 20cm de haut en peau de crocodile, placement de produit aussi fortuit que le sont les intérieurs de la maison, les décors extérieurs et autres vêtements tous du meilleur goût, rappelant un catalogue de tendances (un concours fut d'ailleurs organisé par Fox Searchlight sur Pinterest pour récompenser ceux qui réussiraient le mieux à retranscrire l'"ambiance" du film"). Jamais ne croyons-nous à la tangibilité de cette maison ou de cette famille trop lisse, trop propre (même quand elle se salit et c'est monnaie courante). Cet amoncellement de clichés et de "bon goût" participe de l'étouffement qu'exerce le film sur le spectateur et que la mise en scène très plate et les dialogues attendus ne soutiennent même pas au point d'en faire une oeuvre dite "maîtrisée".
Il n'y a rien à sauver de Stoker mais ce n'est pas un film "oubliable", au contraire. Il faut nous en souvenir et nous souvenir de notre humanité. Il nous faut combattre de tels films et surtout ne pas les laisser faire sans proposer un dévoilement sinon de leurs intentions au moins de leurs erreurs. Nous pouvons encore croire Stoker l'oeuvre commune d'une bande de faiseurs trop divertis de la réalité pour mériter l'opprobre mais alors nous n'excuserons leur ignorance qu'au prix d'une prise de conscience par eux et par tous du danger que représente la multiplication de telles catastrophes culturelles, de tels monuments bâtis par bêtise à la gloire de l'immoral et du vice. Il est indispensable que la dialectique ne disparaisse jamais au cinéma, ni nulle part ailleurs, tout comme il est essentiel que jamais nous autres spectateurs ne nous laissions départir de notre jugement.
Stoker de Park-Chan Wook avec Mia Wasikowska, Nicole Kidman et Harmony Korine (2013)
Ce film, qui nous fut présenté par un agent de promotion en roues libres lors de son avant-première parisienne comme un OCNI (Objet Cinématographique Non Indentifié, sic), ce film, en dépit des désirs des responsables de son marketing, nous l'avons parfaitement identifié. Il ne s'agit certes pas d'une fabrication "absurde et belle", comme on voudrait nous en persuader. Tout spectacle cinématographique est une représentation et toute représentation donne à voir une interprétation. Lorsque le film est une oeuvre conjointe, comme c'est le cas ici (Park-Chan Wook à la technique, Wentworth Miller à la rédaction et au financement, le trio Goode-Wasikowska-Kidman à la rhétorique des corps), il peut s'agir d'un mélange d'interprétations. C'est le résultat de ce mélange que l'on voudrait occulter avec des mots-masques comme "absurde", "spectacle" ou "non identifié". C'est pourtant le résultat de ce mélange que nous avons vu et que nous ressentons le devoir de dénoncer.
Ce film est une œuvre totalitaire de propagande immorale. En apparence, l'intention de ses faiseurs et de ses vendeurs est de masquer cet état de fait, tant il est vrai que les démoconsocraties modernes ne sont pas encore tout à fait à l'aise avec l'idée d'acheter du dogme. Pourtant, le scénario écrit par Wentworth Miller (le jeune tatoué de la série Prison Break) semble dévier de cette prudente trajectoire puisqu'il s'affirme comme une très lisible profession de foi.
Il s'agit là de propagande puisque le scénario de Stoker fait la promotion, dénuée de toute critique, d'une opinion politique particulière, et pas n'importe laquelle puisqu'il s'agit de l'opinion selon laquelle aucune morale n'est valable lorsque le sur-être dépasse l'homme.
Cette amoralité pourrait cependant être défendue. Un auteur usant de dialectique et de critique, un auteur proposant le jugement serait sans doute en mesure de tirer son épingle de ce jeu dangereux, en s'inspirant de La Corde de Hitchcock, par exemple. Tristement, l'amoralité de Stoker ne se traduit que par la représentation d'une implacable immoralité de ses personnages. Le scénario fait ainsi l'étalage de l'inceste, du mensonge, de la tromperie, du meurtre, du viol, de l'envie, du mépris, de la jalousie et soyons clairs : du vice sous toutes ses formes et tous ses aspects.
Dans la mesure où toutes lesdites horreurs (espérons que nous nous accorderons sur cette qualification, et dans le cas contraire, permettez-nous de nous inquiéter de vous, chers lecteurs) nous sont assénées sans aucune critique , avec pour seule explication les premiers mots de Mia Wasikowska "je suis comme ça", nous avons choisi de juger dangereux et criminel un tel film.
L'art du storytelling de Wentworth Miller, dont il faut pour dénicher l'inspiration ne pas chercher à remonter plus loin que la série Dexter, est lui-même dénué de toute nuance ou de toute réflexion, c'est une écriture bête. Non seulement parce qu'elle commet des bêtises, des erreurs en jouant ainsi avec la morale (ces "bêtises"-là ne sont d'ailleurs pas des impairs aisés à excuser), mais aussi parce qu'elle ne propose rien du point de vue scénaristique. Que l'on cite Hitchcock pour vendre ce film est un comble. Entendre évoquer le maitre du suspense et se trouver devant un film à l'intrigue aussi prévisible serait déjà suffisant pour s'en prendre violemment aux publicitaires à l'origine de la remarque, mais on en viendrait ensuite à leur pardonner leur faute, car ce n'est sans doute point de méchanceté qu'elle fut issue, mais d'ignorance, puisque les pauvres gens qui vendent Stoker n'ont en réalité pas dû voir le moindre film de Sir Alfred. Comment en effet citer Hitchcock, dont les films étaient en bonne partie des réflexions morales, quand on se réfère à un film aussi dogmatique dans son immoralité ?
Ainsi croise-t-on une Nicole Kidman refaite à neuf, eugénique, vantant son éducation haut-de-gamme avec ironie (la seule et unique trace d'ironie de tout le film). Son personnage est prêt à oublier la mort de son mari dès le lendemain de l'enterrement, et à tomber dans les bras du frère du défunt. Cette femme, et c'est là le drame, représente la normalité. Elle est le relais du spectateur, en tant qu'elle est elle-même spectatrice du jeu des deux sur-êtres qui tournent autour d'elle et dont elle ne partage ni l'omnipotence ni la connaissance de soi. De là cette légère touche d'ironie, qui voudrait nous rappeler au monde réel et à un début (avorté) de critique mais qui sonne si faux dans la bouche de cette femme, elle-même proprement immorale et laide, même face aux deux monstres que sont sa fille et son beau-frère.
Eux, dotés de talents supersensoriels (une ouïe, une vision et un toucher magnifiés par des années d'apprentissage de maitrise de soi), sont montrés indépendants à toute technique voire incapables de toute bêtise. Ils sont dits extrêmement intelligents (India est la meilleure élève du lycée, Charlie a prévu tout le scénario depuis 18 ans) et doués de tous les dons imaginables. Ils savent disparaitre et apparaitre n'importe où, n'ont peur de rien, jouent du piano comme des maîtres, cuisinent comme des maîtres, s'habillent avec le meilleur goût, étalent leur culture européenne (le shérif ne connaissant pas Verdi, il méritera sans doute de mourir comme un chien, comme un être inférieur) et tuent avec une simple ceinture de cuir. On nous donne à voir des modèles de perfection, magnifiés par une mise en scène et des acteurs apologiaques et séduisants. Le film nous dessine leur portrait et nous sourit. Ils sont, ils le disent, "du même sang", c'est une affaire de sang, il faut avoir leur sang pour être comme eux, parfaits. Et ces êtres parfaits n'ont que faire des lois, que faire de la morale, que faire d'autrui en fait. Leur perfection ne fait-elle pas d'eux des dieux ? Tuer sans sourciller un membre de leur propre famille ne leur posera pas problème car ni les tables de la loi ni l'empathie ne sont dignes d'eux. Seule leur propre jouissance l'est.
Voici le modèle humain présenté sans fard ni échappatoire dans le film de Park Chan-Wook et Wentworth Miller. Un modèle sinon raciste du moins aryen, dogmatique et immoral. Oh cette idée selon laquelle l'amélioration du logiciel humain vaut tous les sacrifices et toutes nos admirations n'est pas restreinte au scénario de Stoker, c'est certain. Des navets peut-être moins dangereux mais tout aussi séduisants se sont déjà parés de cette fascination pour le sur-être (on pense notamment à Limitless) et il est certain que Stoker ne sort pas de nulle part et ne fait qu'aggraver une tendance inquiétante.
Ce film s'inscrit par ailleurs dans une actualité morbide, il est l'oeuvre d'une industrie de la déshumanisation. Il fait acte d'objet supplémentaire sur la longue chaine de montage produisant la prolétarisation des personnes.
Comme tout instrument de cette machinerie (laquelle tend ces dernières années vers des proportions gulliveriennes), Stoker ne se contente pas de montrer la fin de la personne humaine, il est aussi dans son être-propre un acte déshumanisant. Ergo sa présentation promotionnelle abrutissante qui n'est rien d'autre que la même entreprise de marketing utilisée depuis des années pour vendre un produit par les mots sans en rien dire, une méthode dont le grand âge n'appelle ni respect ni retenue et dont la critique n'est jamais obsolète. Les acteurs de l'objet-film en sont ses spectateurs, ceux-là mêmes que l'on rend bêtes en leur pré-mâchant la pensée à grands coups d'adjectifs. Parmi eux, ceux qui devraient être au rang des premiers critiques de l'objet-film, c'est-à-dire précisément les blogueurs et autres journalistes culturels invités lors des avant-premières promotionnelles, ceux-là sont ciblés et mitraillés avec une violence redoublée par les artisans de la prolétarisation : on leur offre la séance, on les bombarde de bande-annonces, de textes sans substance résumant film, projet et "accomplissements", on leur donne les mots qui leur serviront à écrire leurs papiers et on ne manque pas de leur projeter un bonus (le vidéo-clip d'une chanson présente sur la bande-originale, sur des images de la réalisation d'une affiche pour le film, finalement jamais parue, sic) avant-même que le film ne démarre. Plus encore qu'au bas-public, on met à bas les remparts de la critique en écrivant directement dans l'esprit des "spécialistes" ce qu'ils devront penser du film : voilà une "fable absurde" d'une "sauvage beauté" magistralement mise en œuvre par "celui qui vous a apporté Old Boy".
C'est ainsi que l'on espère retirer aux acteurs du film-objet tout choix.
Quant aux acteurs de l’œuvre filmique, leur rôle n'est pas moins dénué de sens. Qu'il s'agisse de l'unique expression faciale de Matthew Goode (le sourire en coin du vainqueur), chantre du mannequinat hollywoodien, de l'immobilité du visage recréé de Nicole Kidman (qui ressemble de plus en plus à Lana Del Rey) ou de l'apprentissage par Mia Wasikowska de l'apathie (même la suicidaire Lydia interprétée par Winona Ryder dans Beetlejuice, ou la fantomatique Mercredi de la Famille Adams véhiculaient un plus large panel d'émotions), tout est fait pour n'imposer qu'une seule et unique impression sur le spectateur, celle d'un détachement du réel, d'un divertissement, d'une diversion. On fait du spectateur une larve en lui offrant comme modèles des larves, substituts d'humanité, simulacres de personnes et même pas individus, des caractères dénués de tempérament : un mannequin, une poupée de cire et dans le rôle principal de ce "conte" iniatique, le jeune sur-être en apprentissage de son inhumanité, prêt à séduire le spectateur dans son non-acte de jugement, et donc à l'inspirer à n'être pas.
Jugerons-nous la création visuelle de Park Chan-Wook ? Ce serait une question vite résolue tant le "savoir-faire" et la "maîtrise" délivrés par le réalisateur s'apparentent moins à de l'art qu'à une démonstration technique. Les effets spéciaux pullulent avec ostentation (et parcimonie car le "goût" l'impose) et ne servent à rien, du très éprouvant générique à l'apparition récurrente et futile d'une araignée. Comme lorsque Charlie et India jouent un quatre-mains au piano, il ne s'agit que pour celui qui fait de jouir de son faire, en exposant à tous l'étendue de son savoir(-faire). C'est exactement le même sentiment que nous évoque l'anecdote symbolique et lourde des souliers offerts par l'oncle, finalement échangés contre une paire de Louboutin de 20cm de haut en peau de crocodile, placement de produit aussi fortuit que le sont les intérieurs de la maison, les décors extérieurs et autres vêtements tous du meilleur goût, rappelant un catalogue de tendances (un concours fut d'ailleurs organisé par Fox Searchlight sur Pinterest pour récompenser ceux qui réussiraient le mieux à retranscrire l'"ambiance" du film"). Jamais ne croyons-nous à la tangibilité de cette maison ou de cette famille trop lisse, trop propre (même quand elle se salit et c'est monnaie courante). Cet amoncellement de clichés et de "bon goût" participe de l'étouffement qu'exerce le film sur le spectateur et que la mise en scène très plate et les dialogues attendus ne soutiennent même pas au point d'en faire une oeuvre dite "maîtrisée".
Il n'y a rien à sauver de Stoker mais ce n'est pas un film "oubliable", au contraire. Il faut nous en souvenir et nous souvenir de notre humanité. Il nous faut combattre de tels films et surtout ne pas les laisser faire sans proposer un dévoilement sinon de leurs intentions au moins de leurs erreurs. Nous pouvons encore croire Stoker l'oeuvre commune d'une bande de faiseurs trop divertis de la réalité pour mériter l'opprobre mais alors nous n'excuserons leur ignorance qu'au prix d'une prise de conscience par eux et par tous du danger que représente la multiplication de telles catastrophes culturelles, de tels monuments bâtis par bêtise à la gloire de l'immoral et du vice. Il est indispensable que la dialectique ne disparaisse jamais au cinéma, ni nulle part ailleurs, tout comme il est essentiel que jamais nous autres spectateurs ne nous laissions départir de notre jugement.
Stoker de Park-Chan Wook avec Mia Wasikowska, Nicole Kidman et Harmony Korine (2013)