A l'occasion de la sortie exceptionnelle de
Detroit, nous avons l'honneur d'accueillir Eric Hilbert, professeur de cinéma émérite à l'Université Blois 4 et éminent spécialiste du cinéma d'action américain des années 2010. Il est l'auteur de la remarquable thèse
Le cinéma américain d'action des années 2010 : étude sur le cinéma d'action américain des années 2010 parue fin décembre 2010 et dont nous vous recommandons chaudement la lecture. Il revient pour nous sur
Zero Dark Thirty, précédent métrage de Kathryn Bigelow : l'un des titres les plus importants du cinéma US du XXIème siècle, une oeuvre que l'on ne pouvait pas se permettre d'ignorer plus longtemps sur notre blog consacré au meilleur du 7ème Art. Dr Eric Hilbert est accompagné pour cet article par son étudiant, Pierre-Hugo Mouskevitch, actuellement en
stand-by, et dont la thèse consacrée au cinéma d'action américain des années 2020 devraient être défendue dans les prochains mois/années.
Voici leur contribution :
Alors que le susnommé
Zero Dark Thirsty va bientôt souffler sa sixième bougie, soit l'âge de raison et le temps de recul nécessaire pour juger convenablement d'une oeuvre d'art, nous pouvons désormais établir un bilan honnête et nous mettre d'accord sur les apports concrets de ce film fleuve. Il faut tout d'abord replacer le contexte historique dans lequel le film est sorti. En 2013, le cinématographe n'en est qu'à ses balbutiements, l'art ayant tout juste fêté ses 117 ans. Si des œuvres messianiques (
Strange Days) ont pu annoncer le virage à 380° pris par Mme. la réalisatrice Katherine Gerthrud Bigelow (Hilbert et al., Jour. Ciné. Contemp. 11, 2010), le renouveau impulsé par ce film fait date, en l’occurrence 2013, et a lancé une nouvelle vague, suivie d'embruns capricieux, l'exemple le plus marquant étant la trilogie
Batman de Mr. Christopher Nolan [
1,
2,
3].
Évacuons dans un premier temps un des aspects les plus triviaux de ce corpus, surtout pour le spectateur averti de 2017 : Mme Katherine Bigelow a eu le mérite de relancer pour de bon la carrière de Jessica Chastain, la plus belle actrice de sa génération (Hilbert, Pla. Boy. Cine. Mag 11, 2010).
Zero Dark Thirsty s'impose pour les spécialistes (Hatterford, Munchkin, Hopper) comme le premier long-métrage sur pellicule à oser mettre en vedette une actrice rousse, adressant ainsi un joli pied-de-nez aux trop nombreux détracteurs de cette population si souvent marginalisée et pourtant affable (sur laquelle la réalisatrice consacre son film
Point Break). Le photogramme numéro 1 montre que Mme. Bigelow, K., traînant son courage en bandoulière, cherche à se rapprocher de la démarche choisie par le regretté et grand (près de 2m au garot) George A. Romero dans son classique
La Nuit des Morts Vivants où un homme noir affrontait vaillamment des hordes de zombies avant d'être sommairement tué par la police.
S'il fut un véritable coup de tonnerre, dont les déflagrations se font encore aujourd'hui ressentir dans tous les studios hollywoodiens (New York Time du 10 octobre 2010), Zero Dark Thirsty apparaît comme le film définitif sur l'armée américaine et ses pratiques "borderline" (en français dans le texte). Le film est une mine de renseignements pour ceux qui souhaitent comprendre la mécanique intrinsèque et extrinsèque des agences de renseignements américaines (De la mécanique intrinsèque et extrinsèque des agences de renseignements américaines dans Zero Dark Thirsty, Hatterford et al., Mad. Mov. 11, 2010) . Armée d'une équipe de spécialistes expérimentés et d'anciens employés du CIA à la retraite, Miss. Bigelow ne laisse aucun détail au placard et nous montre même l'indicible (photogramme 2). La technique d’interrogatoire renforcée (enhanced interrogation technique) nous est dépeinte sans détour (photogrammes 3 à 5 - censurés par blogspot ndlr). A contre-courant des intentions décrites dans les pamphlets de certains collègues (De l'abjection de la bigleuse, Kettlemans, Cah. du. Cin. 11, 2010), Miss Katherine ne s'affiche pas comme une pro-torture mais préfère adopter une position plus nuancée. Certes, les simulacres de noyade (waterboarding en anglais) ont permis de débloquer bien des situations et Katherine avoue même pratiquer cette technique dans son foyer, mais elle s'affaire également à nous montrer les dangers de cet acte pour la personne qui le pratique (éclaboussures d'eau, brûlures...) (lire à cet effet son interview dans le Washington Post du 10 octobre 2010).
Au-delà de ces considérations idéologiques qui ont fait les choux gras de la presse de l'époque et France Football, Zero Dark Thirsty se présente comme un modèle de technicité. La maïeutique de Miss K.G.B. fonctionne à plein régime dans tous les aspects diégétiques et extradiégétiques de son oeuvre crépusculaire, pour faire simple. La majeure partie de l'action se déroule en effet à la tombée du jour (photogramme 6) et nous perdons la notion du temps devant ce métrage long, sombre, moite et violent. Les ellipses répétées que Kate, passée maîtresse dans l'art de raconter, glisse ça et là dans son récit participent à nous mener en bateau, à nous faire perdre toute notion du bien et du mal. Elle nous propose un témoignage aride, sec, dénué de tout élément superflu. Kathy parle le vernaculaire du grand cinéma des années 10, et un visionnage de la bande photo-imprimée sans le son permet d'en cerner toute la grandeur visuelle (extraits disponibles sur youtube).
Dans le même temps, Katoche nous livre un petit précis sur la vie de l'armée américain hors sol. S'inspirant des plus grands documentaires de la période naturaliste du cinéma scandinave de l'âge d'or, la stankhanoviste de la grande toile blanche n'oublie aucun élément du quotidien des soldats envoyés combattre loin de chez eux. Quelques arrêts sur image nous révéleront même jusqu'à leurs habitudes alimentaires ! On découvre alors que les militaires sont soumis au même régime que les sportifs de haut niveau : viande blanche et féculents à tous les repas, sous la forme de pâtes pour chien semi-complètes (Diets in Bigelow's Movies, Cine. Indep. Jour. 11, 2010). Alors que son titre fait référence à une opération d'arrestation classique, auxquelles les 45 dernières minutes sont pleinement consacrées en quasi temps réel, le 8ème long métrage de Catsou (officieusement, le 9ème) en profite pour tirer à boulets rouge sur le tout venant. La maman de Zero Dark Thirteen continue son sans faute : 8 films, 8 faits historiques dûment traités, même 0DT est plutôt inscrit dans la protohistoire, dans l'anodin, dans le vaille que vaille (Hilbert, ibid). Si ça n'est pas aux vieux singes que nous apprendrons un jour à faire la grimace, ça n'est pas non plus à Kamille que l'on apprendra que le récit d'une simple anecdote s'avère plus révélateur que bien des fresques historiques...
Techniquement surdouée, la maître des perspectives et des longues focales propose un véritable abécédaire des plus audacieuses techniques cinématographiques du moment, systématiquement mises au service de sa narration (Hilbert, ibid). Se tenant toujours à distance des personnages ambigus qu'elle filme avec tendresse et sans toutefois condamner leurs exactions, l'enchaînement des champs contre-champs à un rythme vertigineux plonge l'auditoire et le spectatoire au cœur de l'action, dans les ténèbres. Les scènes de tortures sont parmi les plus insoutenables vues à l'écran depuis Belle Lurette (1995) et invitent tous les réalisateurs de torture porn et de pacotille, à commencer par Monsieur Eli Roth, à aller se rhabiller en vitesse (il s'agira ici de ma seule remarque abdominem, mais il m'a saoulé avec ses films).
Notons, pour finir, que l'on retrouve aussi dans
Zero Dark Thirsty les touches d'humour discrètes chères à l'auteure de
Point Break et d'
Aux Frontières de l'aube (deux autres classiques instantanés, dont j'invite le lecteur consciencieux à faire l’expérience). Nourrie aux
slapsticks dès sa plus tendre enfance et connaissant les classiques de l'humour noir sur le bout des doigts, la Beagle ponctue son oeuvre de clins d’œil délicieux adressés à Franquin et Gotlib (
Spirou, 2010). Des répliques cinglantes de soldats à cran et des gags grotesques dignes des plus belles heures du duo Laurel et Hardy jalonnent son récit, comme pour mieux nous faire respirer entre deux séquences chocs. Le moment préféré de l'auteur de ces lignes est surement celui où l'agent tout terrain Pointerclass Dan (Jason Clarke) demande un clope à son acolyte, le lieutenant sous-colonel Hassan Ghoul (Homayoun Ershadi), et que ce dernier lui tend une cigarette au chocolat pour l'inviter à stopper sa consommation de nicotine... Beau et indispensable moment de tendresse dans un film qui s'apparente davantage à un océan de rancœur qui explore les plus bas tréfonds de l'âme humaine. La chute terrible dans les escaliers du pauvre Abu Ahmed, volontairement poussé par un soldat zélé, est aussi un grand moment d'humour, un calembour visuel qui ravira petits et grands, faisant directement référence à Tex Avery (Hartmann C.,
"L'humour comme ultime sacrement : Katherine Bigelow", Résidences Universitaires Polytechniques, 2010)
Lors d'une masterclass mémorable donnée à Blois face à un spectatoire médusé, Katsouni avait insisté sur l'importance historique des films d'histoire. Son oeuvre personnelle inscrit la cinéaste dans la droite lignée des plus grands noms du genre. KB9 appartient maintenant à la famille des Eisenstein, Dreyer, Riefenstahl et, plus récemment, Stone, dont elle perpétue respectueusement la tradition. Son objectif est de témoigner modestement sur son époque tout en égratignant ses semblables et en dénonçant les inégalités sous-jacentes de la société occidentale. Pour faire une comparaison à la culture populaire et rendre mon discours plus accessible, je dirais que si ma Kathie n'est pas la Neymar du cinéma américain, elle en est assurément la Amandine Henry : pas la plus médiatique, pas la plus douée, mais plusieurs poumons et une ténacité sans pareil. Son Zero Dark Thirsty est un séisme qui a provoqué un raz de marée dans les salles outre-atlantiques, toujours fermées pour cause de dégâts des eaux (The Trafalgar Square, 10 octobre 2010).
Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow avec Jessica Chastain, Jason Clarke et Joel Edgerton (2013)