30 décembre 2013

Le Congrès

En 2008, on avait reproché à Ari Folman, auteur de Valse avec Béchir, une certaine tendance à la dénonciation stabilotée, un acharnement à mettre le doigt un rien trop lourdement sur les problématiques soulevées par ses films. Mais que dire alors de ce Congrès, assez unanimement encensé par la critique, qui fait montre d'une lourdeur sans commune mesure ? On dirait bien qu'Ari Folman est décidé à s'éloigner de plus en plus consciencieusement de toute idée de subtilité. L'idée du Congrès (retitré "Le Symposium" au Québec), passionnante à l'état embryonnaire, c'est de dépeindre un avenir proche où les acteurs de cinéma disparaissent au profit de leurs doubles scannés, numérisés et informatiquement manipulés une fois intégrés dans tous les films possibles et imaginables, ces doubles d'images et de sons étant condamnés, à terme, à devenir de purs produits consommables et assimilables en gélules par les masses.




L'actrice qui sert de pivot au scénario de Folman n'est autre qu'une Robin Wright pour le moins reluctante à l'idée de quitter les planches au bénéfice de sa projection animée. Son agent, interprété par un Harvey Keitel une fois n'est pas coutume bien balourd, presse sa protégée de signer l'ultime contrat proposé par la Miramount (...), qui tirera bientôt d'elle un pantin digital à la merci des requins des grands studios. Keitel, pour convaincre notre ex-madame Sean Penn, argue que sa carrière n'a été qu'une accumulation de choix désastreux. Il est vrai que son plus grand rôle reste celui de Bouton d'Or dans Princess Bride… à côté de quoi surnagent vaguement ses seconds rôles dans Forrest Gump ou Incassable. A côté de ça (mais on pourrait mettre Princess Bride dans le lot), l'actrice s'est perdue dans une succession de désastres artistiques à laquelle, on finit par l'en convaincre, il serait temps de mettre un terme. Dieu sait que ce n'est pas avec ce film (ni d'ailleurs avec le récent Perfect Mothers d'Anne Fountain) qu'elle y parviendra.




Le film est assez rasoir dès le départ, avec ces personnages caricaturaux et cette intrigue parallèle pénible sur le fils bientôt aveugle et sourd de Robin Wright, mais l'échec de The Congress devient criant dès la scène cruciale, et qui arrive assez vite, de la "captation" numérique de la comédienne. Revêtue d'une combinaison couleur chair, enfermée dans une boule de capteurs lumineux où des flashs menaçants crépitent sans prévenir, Robin Wright est sommée par un technicien de déployer la palette de ses émotions en répondant au doigt et à l'oeil à toute une série d'expressions faciales dictées par autant d'ordres impersonnels et froids ("souris, marre-toi comme une baleine, sois triste, chiale !", etc.). L'actrice étant très vite sur le point de tout arrêter, son agent décide de lui raconter une anecdote afin de provoquer en elle les affects requis. L'idée se tient, qui veut que jouer ne se limite pas à un exercice de singe savant obéissant et forçant ses émotions sur commande, qu'un récit est requis, des personnages nécessaires, un réel préexistant aux sentiments, afin d'atteindre au jeu véritable. Mais le bât blesse quand l'anecdote sans intérêt débitée par un Harvey Keitel franchement attristant fait rire aux éclats puis pleurer comme une madeleine la jolie Robin Wright en omettant d'en faire autant pour le spectateur, qui quant à lui a tout le loisir de s'ennuyer ferme, faute d'y croire, et que la musique pathos bien ronflante que Folman lui balance agace de toute façon beaucoup trop pour qu'un fœtus d'émotion ou d'implication puisse espérer naître en lui.




Dès cet instant, le film sombre. Mais il ne fait encore que commencer à s'abîmer et n'a pas fini de racler le fond. Folman plonge encore quand, vingt ans après les faits qui nous ont été racontés, il projette un monde cauchemardesque où les êtres humains deviennent des créatures de dessins animés (dessinées par Folman lui-même, un putain de cauchemar en effet), capables en outre de changer de peau de papier, d'adopter temporairement l'aspect idéal souhaité (qui de ressembler à Eastwood dans son poncho leonien ou à Elvis Presley ?) en absorbant une simple pilule. Ce monde de rêves superficiels réalisés sans effort, univers d'hallucination collective vouée à faire oublier la sordide réalité du concret, est plébiscité par un gourou effrayant, ersatz de Steve Jobs nommé Reeve Bobs (Folman n'est pas lourdingue pour un sou... il faut voir aussi sa caricature de Tom Cruise !), prêt à vendre du rêve à des masses d'adorateurs inconscients, perché dans un dirigeable impeccable qui surplombe la vermine. On sent la délicatesse du propos de Folman, qui aime par-dessus tout glisser dans la bouche de ses personnages des débuts de questionnements philosophiques dignes d'un lycéen moyen en fin de Terminale L qui sait qu'il n'aura son baccalauréat qu'au rattrapage et en baissant son froc. Folman lance des sujets puis s'épargne bien sûr tout approfondissement trop fastidieux, quand il ne se contente pas de répéter en boucle à son héroïne "Tout se passe dans ta tête…". Bien vu l'aveugle.




Mais le pire c'est qu'il y avait un truc à faire ! Tout sauf ça. Même avec très peu de moyens et un traitement épuré, Folman pouvait travailler sur le concept même de motion capture et l'idée d'avatars numériques plus vrais que nature quoique parfaitement inhumains. C'était ça, en fait, le sujet. Mais Folman, qui certes n'est pas doué pour les prises de vues réelles et s'avère médiocre quand il s'agit de filmer de vrais gens (la séquence de captation de Robin Wright, censée jouer sur le visage d'une actrice de chair et de sang, est un fiasco total), devait forcément caser ses dessins dans le merdier… Or son coup de crayon, d'une laideur sans pareille, et la composition de ses plans, avec incrustation surchargée de milliers de petits détails hideux et maladroitement juxtaposés, donne des envies de mort subite. Ari Folman a au moins l'air content de lui, et c'est déjà pas mal, puisqu'il fait dire à l'avatar de son actrice qu'elle évolue dans un univers comme dessiné par un "génie sous amphétamines". La mégalomanie du cinéaste laisse songeur et n'a d'égal que la lourdeur de la très longue partie dessinée de son film, ultra boursouflée, qui semble durer des siècles et se révèle vite irregardable. Une petite réclamation personnelle pour terminer : Ari Folman me doit un nouveau téléviseur, vu que l'ancien est désormais constellé de pixels morts, qui se sont suicidés après le passage répété des dessins dégueulasses du Congrès, authentique conglomérat de fèces graphiques au service de bonnes idées de départ devenues rachitiques une fois traitées.


Le Congrès d'Ari Folman avec Robin Wright et Harvey Keitel (2013)

28 décembre 2013

The Immigrant

Les affiches remarquablement laides du film et la présence de Marion Cotillard sur ces affiches rappelant les récentes affinités de James Gray et Guillaume Canet (sans parler de leur collaboration pour le scénario du premier film américain de notre nullard national) : tout cela laissait présager le pire. Réjouissons-nous donc, The Immigrant n'est pas la débandade tant redoutée, et s'il n'est pas à la hauteur de Two Lovers, qui reste à ce jour le chef-d’œuvre de son auteur, le film est digne de James Gray et lui ressemble bien. Il lui ressemble pour le pire (même si le mot est trop fort), dans une scène relativement grossière, ou disons surlignée, qui rappelle, en très atténués, les défauts des premiers films du cinéaste (notamment ces effets sur-dramatiques, avec ralentis à la clé, qui alourdissaient le néanmoins remarquable La Nuit nous appartient), mais il lui ressemble surtout pour le meilleur.




Le film brille par un certain nombre d'idées de mise en scène très fines réalisées avec un talent inestimable. On repense longtemps, par exemple, à la représentation de l'ivresse d'Ewa - incarnée par une Marion Cotillard ici excellente - quand la caméra glisse lentement, pesamment, sur les miroirs déformants du cabaret. Surgit aussi de l'ensemble du film le jeu excessif et maîtrisé du cinéaste sur la figure monstrueuse de Joaquin Phoenix, à la fin du film, quand, le dos voûté, le visage défoncé et la voix détruite, il s'incrimine auprès de sa victime et protégée, devenant soudain un "monstre d'humanité", pour reprendre cette expression plus que fanée dans un sens quasi-littéral, après avoir fait étalage d'une humanité monstrueuse, en particulier dans la scène où il accusait Ewa de vol pour aussitôt la pardonner et refermer son piège sur elle. Mais sans focaliser sur ces moments prégnants, c'est de l’œuvre entière que se dégage un sentiment bien rare et appréciable : cette douceur singulière du cinéaste, qui, ici comme ailleurs, et en particulier dans Two Lovers, joue dans le feutré, réalise un film sage et secret.




On oublie vite la séquence contrariante du meurtre, où l'accès de bêtise du beau personnage de Jeremy Renner dénote au même titre que les excès de la bande sonore et que le jeu alors outré de Marion Cotillard, que ses mauvais réflexes rattrapent brièvement à ce moment-là, on oublie tout cela pour ne retenir que la musique tourmentée et consolante à la fois que nous joue James Gray du début à la fin du film. La force de The Immigrant est de parvenir à rendre un juste hommage au cinéma muet américain des années 20 : ne rien céder au pastiche façon The Artist (ces mains maladroitement posées sur son visage par Marion Cotillard viennent quand même de là), non pas reproduire des procédés anciens ou se limiter à la citation à n'en plus finir du cinéma de Griffith, Borzage et Chaplin, ne pas cligner de l'oeil en somme, mais tenter de recouvrer et de se réapproprier une forme de mélodie rythmique propre au cinéma des premiers temps, la grâce de ces mélodrames tout en visages et gros plans expressifs, débordant d'émotions quoique parfaitement pudiques, une certaine poésie consubstantielle de l'éclairage, de la composition et du montage, portée à une forme d'incandescence dans les grands chefs-d’œuvre de ce temps-là. James Gray a l'intelligence de cet hommage, qui précisément n'en est pas seulement un, mais le dépasse pour devenir pure inspiration, et révèle donc (une fois encore) ce que cela suppose d'intelligence et de sensibilité.


The Immigrant de James Gray avec Marion Cotillard, Joaquin Phoenix et Jeremy Renner (2013)

26 décembre 2013

Don Jon

Après un tel film, la logique voudrait que Joseph Gordon-Levitt fasse profil bas pendant un bon moment. Mais la logique, vous savez... On espère en tout cas que les velléités de cinéaste du jeune acteur seront mises en veilleuse indéfiniment. Car, à l'évidence, JGL n'a rien, rien à dire, rien à montrer et donc rien à faire derrière une caméra. Son premier film est d'une nullité inouïe en plus d'être révélateur d'une absence totale de personnalité, à moins que celle-ci se caractérise avant tout par une bêtise et une vulgarité à toute épreuve, ce que ses nombreuses fans auront bien du mal à avaler... C'est en tout cas ce que Don Jon laisse à penser et, étant donné le sourire béat qu'affiche la vedette du début à la fin dans son rôle d'obsédé qu'il doit croire très osé, on a aucun mal à s'imaginer que le bonhomme est tout à fait fier de lui. Ça fait peine à voir.




Joseph Gordon-Levitt a donc voulu nous livrer son film sur les hommes d'aujourd'hui, "l'homo sapiens youpornus" ou "la génération Jizzhut", comme je regrette de l'avoir lu sur internet ; cet homme occidental, à l'environnement saturé d'images aguicheuses ou obscènes, à la recherche du plaisir facile et immédiat, disponible en quelques clics. Cet homme qui se retrouve confronté à de grandes désillusions quand il comprend que les femmes ne correspondent pas aux attentes façonnées par le porno dont il s'abreuve. Ici, Don Jon (Joseph Gordon-Levitt donc) rencontre la dénommée Barbara Sugarman (Scarlett Johansson). Étant donné le look de ladite Barbara et son patronyme ridicule, on imagine d'abord que le bienheureux Don Jon est bel et bien tombé sur une véritable actrice porno, là, à sa portée, trouvée dans cette boîte qu'il hante toutes les nuits en quête du coup d'un soir.




Mais non. Malgré son extrême vulgarité, ses tenues ignobles, son maquillage abject et, pour faire plus simple, son allure douteuse, Scarlett Johansson, qui n'a jamais été aussi laide, incarne une jeune femme propre sur elle attendant encore le prince charmant. Gordon-Levitt essaie donc longuement de s'intéresser à ce décalage entre les fantasmes et les espoirs des deux personnages, mais il n'en tire strictement rien. Et quand Barbara surprend Don Jon en train de regarder du porno sur son sacro-saint MacBook, c'en est fini. Leur amour naissant se désintègre d'un seul coup. Le jeu ridicule de Scarlett Johansson n'aide pas à rendre la réaction de son personnage plus compréhensible et crédible ; Don Jon est immédiatement sommé de débarrasser le plancher. Alors on passe à autre chose, comme Don Jon justement, qui oublie tout du jour au lendemain, pour les tâches de rousseur (ou de putréfaction ?) de la triste Julianne Moore...




L'idée d'axer son scénario sur un pur tocard dont la vie serait parasitée par son obsession pour la pornographie pourrait donner lieu à un film au moins un peu amusant, à des situations forcément comiques. Il n'en est rien. Joseph Gordon-Levitt nous propose seulement une galerie de personnages sans vie, auxquels on ne croit pas une seconde, la palme revenant à la petite sœur toujours collée à son portable. Le tout est accompagné par quelques numéros d'acteurs pathétiques (il faut voir Tony Danza en faire des tonnes dans la peau du papa rital macho, c'est véritablement insupportable) qui s'agitent tour à tour dans une succession de scènes abrutissantes car menées sur un rythme intenable via un montage proprement dégueulasse. Très vite, les petites idées de l'apprenti réalisateur lassent terriblement et forment un ensemble ingérable, sans aucune tenue. Son film réussit à ne ressembler à rien et à la fois à tout, à tout ce qu'on ne veut plus voir, à n'importe quelle saloperie indé se croyant un peu subversive.




Étant donné le sujet, on pourrait flirter avec les plus grasses comédies d'Apatow, et c'est peut-être l'impression que l'on peut furtivement ressentir quelques fois, mais les tentatives d'humour sont beaucoup trop timorées pour situer clairement le film dans cette catégorie-là. On pourrait s'attendre à une sorte de Shame autoproclamé plus "fun" et "cool", puisque la sexualité de l'omniprésent Don Jon est tout de même assez préoccupante, mais la chose est traitée de façon si superficielle qu'on ne peut finalement pas rapprocher les deux films. Au bout du compte, c'est surtout à une de ces romcoms minables que le film s'apparente. Après quelques égarements, Don Jon finit par trouver chaussure à son pied, et c'est là tout l'enjeu d'un (très) long métrage à la morale grotesque ; un enjeu il est vrai un peu tardif dans un film terriblement mal rythmé et achalandé. Le pire, c'est que Joseph Gordon-Levitt a l'air sincère, il semble croire en ce qu'il fait et en ce qu'il nous raconte. Il doit considérer très touchante et très juste la romance putride qu'il invente entre son personnage d'obsédé sexuel et cette vieille femme endeuillée, jouée par la fantomatique Julianne Moore, dans un rôle de détraquée imprévisible mais drôle comme on en croise des wagons dans l'indiewood. C'est terriblement déprimant, vraiment, et même plutôt embarrassant car, devant tout ça, on se sent souvent assez gêné pour l'acteur.




Au générique, Joseph Gordon-Levitt adresse ses remerciements à Rian Johnson, Christopher Nolan et Steven Spielberg. Du beau monde... Le premier aurait aiguillé celui qu'il a dirigé dans Looper pendant l'écriture du script, corrigeant notamment ses nombreuses fautes. Le second aurait vivement encouragé l'acteur à passer derrière la caméra et l'aurait accueilli à sa table de façon anormalement régulière entre février et avril 2012. Quant au troisième, on espère sincèrement qu'il n'y est pour rien ou qu'il a simplement prêté l'une de ses casquettes. 


Don Jon de Joseph Gordon-Levitt avec Joseph Gordon-Levitt, Scarlett Johansson, Julianne Moore et Tony Danza (2013)

23 décembre 2013

Le Joli mai

Dans ce sublime et indispensable documentaire, sorti en dvd le 19 novembre de cette année et distribué par Arte, Chris Marker et Pierre Lhomme (directeur de la photo pour Rohmer, Cavalier, Eustache ou Bresson) dressent un portrait de Paris et de ses habitants au mois de mai 1962. Le film, qui s'ouvre avec la voix d'Yves Montand sur des vues surplombantes de la capitale, commence comme une brève visite touristique, où le poids de l'Histoire se pose d'emblée sur chaque coin de rue, avant de brutalement déboucher sur le présent : mai 1962, les parisiens, les parisiennes, leurs visages, leurs gestes, leurs voix et leurs précieuses paroles surtout, quand ils répondent devant la caméra à des questions aussi brutes et primordiales que : "Quelle est votre définition du bonheur ?" ou "Êtes-vous heureux ?".




Il est extrêmement émouvant de voir et d'entendre la parole plus ou moins libérée mais toujours sincère et surtout toujours soutenue, riche et précise (chose alors répandue dont il faut bien dire qu'elle s'est assez perdue) de ces français d'il y a 51 ans, qui sont ou auraient pu être nos parents et nos grands-parents, et qui, commerçants, se plaignent de leur travail et de leur femme, mères de familles nombreuses prisonnières de vieux immeubles insalubres, se réjouissent (pour certaines) de leur relocalisation accordée dans un lotissement neuf, vieux cons de la première heure, se scandalisent qu'on donne la parole à des lycéens pour aussitôt se l'approprier et ne pas dire davantage, cyniques sûrs d'eux, se gargarisent des absurdités du cours de la bourse, jeunes immigrés, racontent le racisme, jeunes et moins jeunes femmes victimes d'un matraquage ancestral de préjugés à la dent dure, implorent qu'on n'octroie pas le droit de vote à des êtres aussi suiveurs et superficiels qu'elles et leurs semblables du même sexe, ou jeunes mariés, assistent un peu béats et déjà revenus à leurs propres noces célébrées par des oncles et des tantes imbibés d'alcool jusqu'à plus soif, oublieux d'eux-mêmes, des caméras et de ceux qu'ils sont venus marier.




Particulièrement touchant est le portrait de deux futurs mariés, ce jeune homme en fin de service militaire et sa compagne souriante, qui imaginent en couple leur avenir amoureux en se voyant plus amoureux que le reste du monde, mais ne peuvent dissimuler, dans un regard de plus en plus bas et fuyant ou des inflexions de voix incertaines, quand leurs réponses toutes faites et très sereines se fatiguent d'avoir été trop données, et qu'il s'agit de trouver autre chose, d'aller au-delà des formules et d'imaginer vraiment la suite, que cet avenir les enthousiasme certes mais les terrifie aussi.




Tous les sujets, tous les milieux, tous les cadres, tous les gens et tous les lieux y passent ou presque dans cette vaste fresque humaine pleine d'existences, de certitudes, de doutes et d'entrain. Mais ce qui fait le prix de ce beau film, outre tous ces visages et toutes ces voix bouleversantes en elles-mêmes, c'est le regard si intelligent qui tient la caméra, et les mains qui montent (parfois avec malice, comme quand les deux ingénieurs-conseils se désespèrent des constats défaitistes de l'interviewer) l'ensemble de ces moments de pure parole octroyés à ceux qui en ce temps-là ne l'avaient jamais, et qui, dans le réseau de la ville et dans celui du film, font un portrait fascinant de Paris en ce mois de mai non plus fameux que les autres aux yeux de ceux qui le peuplent, malgré l'indépendance imminente de l'Algérie. On rêverait qu'un Chris Marker s'occupe chaque année de faire la même peinture de tous les mois de mai et de tous les français.

PS : Je remercie Cinetrafic, qui m'a permis de découvrir le film en dvd, et, pour ce faire, je dois vous le dire : Visitez Cinetrafic que vous soyez plutôt films comiques, séries, films arabes ou films gays. Y'en a pour tous les goûts chez Cinetrafic !


Le Joli mai de Chris Marker et Pierre Lhomme avec Yves Montand, les parisiens et les parisiennes (1962)

19 décembre 2013

Belle et Sébastien

On souligne toujours la "performance" de ces films qui donnent la part belle aux enfants ou aux animaux. La millième adaptation de Belle et Sébastien réunit ces deux gageures, et on l'en félicite en l'applaudissant des deux mains. Mais des deux bestiaux, disons-le, l'un est tout de même plus facile à manœuvrer que l'autre. On veut bien évidemment parler du clebs, puisque qu'il en existe des wagons, autant de Sébastien interchangeables à souhait. C'est le truc à ne pas dire pour ne pas faire retomber la magie du film, surtout aux yeux des gamins qui raffolent de ce genre de contes humanistes. Dès qu'on leur avoue que ce chien des quais qu'ils ont tant adoré n'était jamais le même à chaque contrechamp, et que le réalisateur devait composer avec toute une portée de clébards identiques, choisissant toujours le premier à avoir vidé sa gamelle pour le propulser devant la caméra à l'aide d'un grand coup de pied au cul, les enfants ont envie de crever. Tout l'intérêt du film s'estompe en effet, on leur a menti, on les a trompés, on les a pris pour des cons. 


Nicolas Vanier, aka "Nicolas Vanilla Sky", sur le plateau du film, en compagnie de Sébastien 1, Sébastien 5, Sébastien 7, Sébastien 4, Sébastien 2, Sébastien 3, Sébastien 6 et Sébastien 18.

A ce petit jeu-là, seul Annaud, Jean-Jacques Annaud, est resté droit dans ses baskets, portant Bart the Bear au pinacle dans L'Ours. Bart the Bear n'est autre, rappelons-le aux plus jeunes, que l'ours éponyme du petit chef-d’œuvre d'Annaud, un bestiau unique en son genre et fringuant tous les matins. C'est aussi le dernier grizzly d'Europe, qui a assisté à la mort de sa mère pour les besoins du spectacle, et qui nous a livré à cette occasion l'un des regards-caméra les plus troublants de l'histoire du cinéma. Bart the Bear a ensuite traversé l'Atlantique à la nage pour assiéger Hollywood, vaisseau-mère de l'industrie du 7ème Art, afin de révéler au monde l'horreur de ces élevages en masses de clones animaliers destinés à se partager le devant de la scène dans tous ces films vendus aux enfants naïfs. Bart, à cette occasion, a brisé ses chaînes et fait irruption sur le plateau du film A Couteaux tirés (At a arm left) pour niaquer Sœur Anthony Hopkins, dont il avait peu goûté la prestation minable en Van Helsing dans le Dracula de Coppola, adapté de son roman de chevet. Par chance, Lee Tamahori, réalisateur de son état, était là, caméra au poing, œilleton vissé au front, et a capté la scène pour ensuite construire un film autour de cette image-choc. 


Sur ce cliché, Sébastien 3, après une rude journée de tournage, prépare déjà le spin-off du film, annoncé pour 2016. On peut déjà voir que deux futurs Sébastien seront mis de côté à cause d'un mince défaut de pelage à la naissance du zob, et seront abattus puis dépecés. On ne gardera d'eux que leur pelage qui, même imparfait, servira à l'isolation des murs d'un orphelinat. La peau de Berger des Pyrénées est un isolant inflammable de première qualité que le jeune public du film sera ravi d'avoir dans ses murs.

Pour revenir au film, Belle et Sébastien est donc beaucoup moins honnête et puissant que n'importe quel Annaud. D'ailleurs, en passant, procurez-vous toute sa filmo, ses neuf films, et surtout l'avant-dernier, Sa Majesté Minor, l'Annaud de pouvoir, parce qu'il faut se l'enquiller, faut se le foutre au doigt sans verser la larme, un Annaud pour les gouverner tous, un Annaud pour les trouver, un Annaud pour les mater tous et dans les ténèbres les lier, et pour être invisible en soirée aussi, parce que si vous avez l'intégrale d'Annaud à la maison vous êtes certain d'être poliment ignoré même à domicile. En parlant de Jean-Jacques Annaud, on notera la présence au casting de Tchéky Karyo, son acteur fétiche, venu sur le plateau du nouveau film de Nicolas Vanier entre deux gardes-à-vue pour stationnement sur passage clouté, et qui incarne ici l'abominable bonhomme des neiges sans maquillage. L'acteur a sans doute accepté le rôle avant qu'un réalisateur ne soit appelé à la rescousse suite au refus de l'auteur de La Guerre du feu, que Tchéky vénère et qu'il appelle "Le Nécromancien". Un mot sur Belle quand même, la gamine du film, qui quant à elle a passé du bon temps sur le tournage, à cheval sur le dos de Séb', qu'elle appelait "Bastien" quitte à systématiquement faire tressaillir toute la meute de clébards du film. La petite Belle, avare en images chocs mais gourmande en DéliChocs, de Delacre, est assez masculine d'aspect et rend donc peu hommage au prénom de son personnage, tout comme son prédécesseur, Mehdi El Glaoui, qui a bien vieilli mais qui joue dans le film. C'est le problème de toutes ces filles qui s'appellent Linda ("bonne" en portugais), sauf qu'ici le contraste est encore plus saisissant entre le sens du prénom et l'horreur de ce gosse recouvert de poils blancs et cavalant à quatre pattes dans la neige.


Belle et Sébastien de Nicolas Vanier avec Félix Bossuet, Tchéky Karyo, Margaux Chatelier et Mehdi El Glaoui (2013)

17 décembre 2013

Before Midnight

Tous les dix ans, Dick Linklater retrouve son couple d'acteurs, Julie Delpy et Ethan Hawke, pour illustrer une étape décisive de leur vie amoureuse. Tout a commencé avec Before Sunrise, où Ethan Hawke osait aborder la charmante Julie Delpy dans un train traversant l'Europe de l'Est, avant de descendre avec elle à Vienne pour passer une nuit à papoter. Ils se retrouvaient dix ans plus tard à Paris, dans Before Sunset, pour cette fois-ci ne plus se quitter. Cette année, enfin, les voici donc parents de deux jumelles, en proie à des problèmes de vieux couple et face à des décisions capitales pour la suite de leur vie commune. La séparation guette et Asghar Farhadi rôde caméra au poing tandis que l'on se demande si Céline et Jesse seront encore ensemble à la fin du film.




Bien qu'il ne nous propose, en fin de compte, qu'une longue scène de ménage extrêmement bavarde, en cinq mouvements et autant de décors, Linklater parvient à maintenir notre attention du début à la fin. On reste planté devant le film, hagard (Farhadi étant toujours dans le coin), quitte à de temps en temps foutre en l'air la table basse du salon d'un revers de main provoqué par l'une des nombreuses saillies de Julie Delpy. L'actrice campe en effet une femme qu'il faut réussir à encaisser bien qu'elle ne soit pas caricaturale et semble bien réelle. On rêve quand même de lui casser la gueule. Ou au moins de lui souffler à l'oreille : "Respire, reste zen, laisse pisser, apprécie la vie, no woman no cry, yé, yé, yé, I REMEMBER !"




Le film de Linklater Dick alterne les moments de haute volée et d'une remarquable fluidité avec des couacs terribles. La mécanique est si bien huilée que dès qu'un grain de sable se fiche dedans et vient gripper la machine, on le sent bien passer. On s'étonne que Linklater ne l'ait pas senti aussi, probablement manquait-il de recul, comme tout artiste absorbé par sa tâche. On lui indiquera donc la performance désastreuse d'Ariane Labed, un putain de grain de sable. Son personnage est une petite bombe de bêtise, un petit écrin de merde qui vient éclabousser une scène de repas parmi les plus faibles du film (qui compte cinq scènes dont trois en-deçà). Quand Labed dit à Hawke, sous le charme de cette grecque au charme factice : "Toi qu'es écrivain, ça te fait quoi de savoir qu'un jour un ordinateur sera capable d'écrire Guerre et Paix ?", on a envie de couper net, de tout éteindre, de dire "allez hop, le film est raté, emballez c'est pesé".




Un mot sur Ethan Hawke, qui a l'art de passer entre les balles depuis qu'il a joué dans Lord of War. Cet homme-là doit aimer les séries Z car il a tourné dans les pires films de ces derniers temps : Sinister, American Nightmare, etc. On l'oublie trop souvent alors qu'il y aurait une thèse à écrire sur sa filmographie et son aptitude à se faire oublier, à disparaître des mémoires. Chemise en jean, cheveux de paille, pieds nus sur table vitrée, un pan de veste sous la ceinture, l'autre aux quatre vents, rappelons qu'il était considéré comme un pur beau gosse il y a dix ans, aux côtés de Jude Law dans Gattaca, et regardez-le maintenant. Malgré tout il inspire plutôt la sympathie dans ce film, et il mérite clairement un Oscar pour l'ensemble de son œuvre, pour son courage. On attend la suite dans dix piges, ce sera Before Nap, car nos protagonistes auront l'âge de faire la sieste, et puis viendra Before Retirement Home, Before Tisane & Scrabble et Before Death.


Before Midnight de Richard Linklater avec Julie Delpy, Ethan Hawke et Ariane Labed (2013)

15 décembre 2013

Happiness Therapy

C'est l'histoire de deux camés par la vie qui se trouvent. A ma gauche, Bradley Cooper, qui fut élu à l'époque "homme le plus beau du monde". A ma droite, Jennifer Lawrence, propulsée par l'opération du Saint-Esprit "femme la plus cool du monde". Elle remporta aussi l'Oscar de la meilleure actrice pour ce rôle et ceci restera dans l'histoire comme le plus gros hold-up à mains désarmées de l'histoire du monde, et en particulier des Oscars, qui chaque année sont pourtant d'énormes braquages en strass et paillettes. Ces deux success story humaines incarnent pourtant à l'écran deux personnages enfoirés par la vie. L'un est bipolaire, a perdu son travail, sa maison et sa femme, qui le trompait. L'autre est veuve, à l'âge de 14 ans, et possède un caractère extravagant et imprévisible à croquer, dont on nous vante l'originalité alors que c'est le lot de tous les personnages de ce cinéma faussement indépendant américain actuel qui sent le fumier, cet "indiewood" morbide piloté entre autres par les frères Weinstein, ces deux enflures. 




Et bien sûr nos antihéros bien typiques vont apprendre à se trouver, cautériser leurs plaies respectives, s'aimer et trouver dans un spectacle de danse parfaitement raté mais ultra touchant le premier accomplissement de la nouvelle vie qui s'offre à eux. Le film culmine évidemment lors du concours final où les deux abîmés s'agitent mochement sur un mix des White Stipes et de West Side Story, entre autres, revus et corrigés par Monsieur Danny Elfman (n'avez-vous jamais eu cette curiosité bizarroïde de taper "Danny Elfman" dans Google Images ? Une photo de l'homme en dit long sur son œuvre). La chorégraphie coiffée-décoiffée des deux écorchés vifs nous pousse à hurler "CALL 911 !", d'autant qu'elle est hachée par un montage à la hallebarde qui sauve, comme dans toutes les comédies musicales hollywoodiennes récentes (rappelez-vous Nine), des comédiens tout sauf danseurs, et fait penser, a posteriori, qu'on n'a peut-être pas passé de si mauvais moments devant #DALS.




Ce film indépendant à l'eau de rose, réalisé par David O. Russell, cinéaste transparent que l'on confond un jour avec Michel Gondry (I <3 Huckabees), un autre avec Darren Aronofsky (The Fighter) et ici avec Jason Reitman (l'auteur des pires romances indés putréfiées comme Juno, Up in the Air, Young Adult), est un mix de Flashdance et Rain Man. Avec un poil plus de chance ou un type moins morose derrière la caméra on aurait eu droit à "Flashman", un nouveau super-héros autiste mais putain d'à l'aise sur le dancefloor. Sauf qu'on a juste eu droit à une grosse saloperie qui a rapporté plus de 236 millions de dollars pour un coût officiel de "seulement" 21 millions, ce qui nous laisse pantois et installe David O. Russell dans un fauteuil avant la sortie assez attendue, avec ses mille bande-annonces par semaine, de American Bluff




Logiquement, un film comme ça peut trouver son salut dans les acteurs qui forment le couple d'amoureux que l'on doit forcément aimer. Et si la logique a pris, puisque les deux sex-symbols à l'affiche comptent parmi les égéries de l'époque, elle n'a pas fonctionné des masses sur nous, qui ne voyons là qu'un bellâtre sorti de l'Actor's Studio et faisant des pieds et des mains pour s'acheter une crédibilité, et une greluche qui a obtenu le rôle à la dernière seconde, qui agite ses formes pour éveiller nos instincts les plus primaires et dont le "naturel" rend les journalistes gagas, elle qui passe pour un label rouge au milieu de steaks recomposés tels que Megan Fox ou Jamie Foxx. Entre les deux, Bob De Niro, sur lequel nous aurons la politesse de ne rien dire, d'autant que ce n'est pas dans ce film qu'il paraît le plus perdu, c'est dire...




PS. Rech. trad. CDI, plein temps, anglais-français, français-anglais, pour traduire le titre original du film : Silver Linings Playbook. Smic horaire. 10% CP. Femme de préférence, 14-36 ans.


Happiness Therapy de David O. Russell avec Bradley Cooper, Jennifer Lawrence et Robert De Niro (2013)

12 décembre 2013

Va et vient

Film entièrement conçu sur le temps et qui dure bien ses trois heures, Va et vient est la dernière œuvre du cinéaste portugais João César Monteiro, décédé avant la sortie du film. On peut craindre de s'ennuyer devant ce film long et lent mais on ne s'ennuie pas, on est seulement à la limite de s'ennuyer. Les films qui nous ennuient vraiment sont ratés. Les bons films sont (parfois) ceux qui sont à la limite de nous ennuyer. André Labarthe a dit et bien dit que les gens ne supportent pas le temps, le fuient ou le remplissent pour ne pas le voir, sifflent L'éclipse d'Antonioni à Cannes en 1962 parce que c'est un film à la frontière de l'ennui, un film qui ne dit pas où il va, devant lequel le spectateur voit le temps passer sans savoir où va ce temps, comme s'il était embarqué dans un train sans connaître la destination, situation pour beaucoup cauchemardesque. Devant Va et vient, à condition de lui donner ce temps qu'il réclame, on est aux limites de l'ennui, toujours tenus par un plan magnifique, un dialogue riche, une idée poétique, un simple mouvement d'étoffe ou un changement de lueur. Toutes choses respectivement exploitées jusqu'à la corde, longuement, dans des plans-séquences où le spectateur est poussé aux confins de la vision. João César Monteiro épuise l'image, le texte, la lumière, la composition, les corps, les gestes. Il s'agit d'en tirer toute la force.




Et si l'ennui commence à poindre, alors, nourris par la prodigieuse infinité des possibles offerte par la conjugaison de ces belles choses réunies dans une sympathie si particulière, nous prenons le relais, et nourrissons le film, et par là nous-mêmes, de pensées, d'idées, de poèmes entiers ou de sentiments propres. Le film fabrique une matière de pensée et de formes qu'il nous lègue de même qu'il nous offre du temps pour qu'à notre tour nous fabriquions pensées, formes et durées à notre guise. Toujours à condition de mettre 180 minutes à sa disposition pour en récupérer au moins autant, on ne s'ennuie donc pas devant Va et vient, dont le titre annonce ce programme d'un service à renvoyer, d'un aller-retour, d'un mouvement de réciprocité, d'un prêté pour un rendu. L’œuvre en même temps que son personnage principal (João Vuvu, prolongation du Jean de Dieu déjà maintes fois incarné par Monteiro lui-même) va et vient, retourne sur ses pas, semble se nourrir de chaque voyage (le cinéaste, aux monologues si érudits, est aussi un homme de lettres et a été critique de cinéma), d'autant que ces voyages, notamment en bus, sont quotidiens, toujours identiques, et le ramènent sur ses pas (lui comme le récit : le personnage-cinéaste, grand érotomane devant l'éternel, revient sur les mêmes lieux dans d'étranges répétitions et revit les mêmes situations mais toujours très différemment, avec toutes ces demoiselles, candidates au poste de femme de ménage, qui frappent à sa porte). Quel meilleur moyen de mieux penser, de mieux se connaître et de mieux connaître le monde que de quêter la vérité en soi et pour ce faire de tourner en rond autour de soi ? Il y a du Rabelais chez Monteiro, de ce Rabelais grotesque, rieur, extravagant et génial qui, dans Le Tiers livre, organise un récit cloisonné en trois parties, dont une centrale pour creuser le fameux "Connais-toi toi-même" socratique.





Cette idée de symétrie répétitive et néanmoins toute tournée vers un chemin à suivre, une profondeur (utérine peut-être, le cinéaste évoque parfois Robbe-Grillet dans son érotisme élégiaque plus ou moins ambigu) dans le centre de l'image et de l'être. Cette idée devient construction, elle est à la base de tout le dispositif centripète du film puisque pratiquement tous les plans sont construits de la même façon, avec une profondeur de champ au centre du cadre, et un surcadrage permanent qui vient inscrire un renfoncement ou une ligne de fuite au milieu de l'image. C'est à la fois le point sensible de la fuite et le lieu de l'enfermement, au cœur de tout. A la fois une ouverture et un enfoncement, une avancée et un renfermement sur soi. Très souvent le plan est découpé en trois parties verticales égales, tel un triptyque, œuvre picturale composée de trois volets, plaçant un personnage sur chaque côté et, entre eux, une affiche de cinéma (le Pickpocket de Bresson), un tableau, un cadre, une fenêtre, une route, un "entre-deux". Il est rare de voir filmer ce qu'il y a entre les gens, au sens strict, et qui nous plonge dans un abîme, un manque, un creux où nous nous glissons.





Le film tourne en rond, mais les choses reviennent toujours nouvelles pourtant, toujours différentes, plus vieilles peut-être mais toujours neuves, même au-delà de la mort. La nouveauté est presque induite, presque obligatoire quand on puise dans un lieu, une géographie, une architecture ou une lumière tout ce qui peut être puisé. Arnaud Desplechin a déjà dit que le faux-raccord est le seul "vrai" raccord, obligatoire et nécessaire, puisqu'il donne sa justification et son intérêt à tout nouveau plan, n'ayant de raison d'être que s'il est radicalement différent de celui qui le précède. Monteiro ne fait pas de faux-raccord (il ne fait pas beaucoup de raccords puisque le film est une suite de très longs plans-séquences), mais à un moment il se rapproche des acteurs : c'est, vers la fin du film, dans la séquence où le cinéaste récite une histoire à une jeune policière en jouant de la musique, juste avant que son fils criminel ne débarque dans la pièce. Le plan sur son récit musical dure très longtemps, et lorsque le spectateur en a absolument tiré toute la richesse, Monteiro cadre soudain la jeune policière en plan rapproché (c'est le premier du film) puis fait un champ-contrechamp (le premier également) en se cadrant lui-même en plan rapproché, assis en face d'elle. Ce changement radical de mise en scène, de valeur de plan, pourtant très connue, cet usage soudain d'un paradigme grammatical pourtant très académique en soi saute alors aux yeux et à l'esprit comme un souffle de folie, de nouveauté et de puissance filmique pure et simple. Après deux heures de film, deux heures de plans d'ensemble fixes, on a l'impression de voir pour la première fois de notre vie un plan rapproché, de découvrir pour la première fois de notre vie ce système étrange du champ-contrechamp. Et ces deux plans, incroyablement nouveaux, ne disent certainement pas la même chose que celui qui les précède. Ils disent autre chose, viennent, nourris du plan précédent, de tous les plans précédents, qui les ont rendus possibles, inventer une altérité miraculeuse qu'on ne pouvait soupçonner.






Le dernier plan du film, sans aucun doute le plus beau et le plus fort (né de la somme de tous les autres plans d'un très long métrage d'une rare densité, il ne peut qu'être le plus riche), projette en condensé toute la puissance métadiscursive du film. Il s'agit d'un long arrêt sur image réalisé à partir d'un très gros plan fixe sur l'oeil grand ouvert du cinéaste dans lequel se reflète un décor pour le moins mirifique, contrechamp du plan précédent qui montrait la cime d'un immense arbre au tronc noueux au centre d'une place lisboète, surmonté d'un dôme de feuillages à travers lequel perçait un grand ciel bleu. Monteiro invente sous nos yeux tout un cinéma en même temps qu'il met la dernière pierre à son édifice. Les deux plans opposés ne s'opposent plus l'un contre l'autre mais se confondent, se conjuguent, tiennent l'un dans l'autre, l'un contre l'autre, embrassés. C'est un plan au carré, doublement riche, doublement puissant. Il faut alors ni plus ni moins le temps qu'il faut, et que Monteiro nous laisse, pour en saisir toutes les couches, tous ces possibles que ne recèle pas le photogramme ci-dessus, car il n'implique pas la totalité du film qui précède et ne permet pas de s'inscrire dans la durée de ce plan, bien réelle dans le film malgré l'arrêt sur image, via la musique mais aussi par sa seule incursion au sein de la durée globale de l’œuvre. La profondeur de champ est une fois de plus, et plus que jamais, au cœur de l'image, sur une surface plane, réfléchissante, obturée mais gigantesque, comme un mur où serait peinte une route, comme le plafond de la Chapelle Sixtine où se dessinent le ciel et les Dieux, c'est ici l'oeil alerte d'un vieillard mourant immortalisé, pétrifié par l'apparition féminine, ouvrant sur l'infini. Après Cocteau nous revoilà en plein orphisme, offerts à la possibilité d’entrer dans la mort et d'en revenir par le miroir. L'image s'enfonce dans l'oeil de l'auteur et, se reflétant dans notre propre regard intermédiaire, nous projette dans un tableau, celui d'une femme, divinisée et fantomatique, celui d'un arbre et de tous les cieux. Absorbés à l'intérieur même de cet œil immense, à l'intérieur même de cet homme, nous avons fini (pour l'heure) d'épouser et d'épuiser un regard d'une fascinante richesse.


Va et vient de João César Monteiro avec João César Monteiro, Rita Pereira Marques, Joaquina Chicau, Manuela de Freitas, Ligia Soares, José Mora Ramos (2003)

10 décembre 2013

Jack Reacher

Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas ressenti ce plaisir-là devant un film d'action américain de ce genre. Ce plaisir bien connu, qui m'était devenu familier grâce à quelques films des années 80 et 90, mais que j'éprouve bien trop rarement depuis, facile, une décennie. Ce plaisir, pourtant tout simple, que l'on peut typiquement éprouver devant un divertissement hollywoodien sympa, car ne se prenant pas véritablement au sérieux, qui assume son second degré, qui est véritablement teinté d'humour et dont on ne rit donc pas à ses dépens. Et je ne parlerai pas de "plaisir coupable", comme il est apparemment de coutume de le faire quand on défend ce film, tant les personnes derrière tout ça semblent avoir pleinement conscience de l'aimable spectacle qu'elles nous proposent humblement. A commencer par Tom Cruise, le grand instigateur du projet, qui a refilé le scénario, adapté d'une série de best sellers du roman policier, à son diligent ami Christopher McQuarrie.




La star incarne de nouveau un rôle de surhomme insaisissable et précognitif, aux répliques foudroyantes et aux poings fulgurants, ou l'inverse, un héros invincible et assuré de sa supériorité, irrésistible aux hommes comme aux femmes. Mais cette fois-ci, Tom Cruise le joue avec un sens de l'autodérision jubilatoire ! Il faut le voir proposer calmement à ses assaillants de décamper fissa avant qu'il ne leur brise tous les os, il faut l'entendre promettre à un vendeur de supérette récalcitrant de lui faire visiter l'intérieur d'une ambulance s'il n'accepte pas sa requête, il faut l'admirer tordre avec peu d'effort les doigts d'un ennemi insouciant et lui demander poliment s'il peut emprunter sa voiture en lui faisant pendre les clés au nez (et celui-ci de répondre "oui oui, prends-la autant de temps que tu veuuuuuuuuuuuuux, considèèèèèèèèèère qu'elle est à toiiiiiiiiiiii, les papiers sont dans la boîte à gaaaaaaaaaaaaaants")... C'est un véritable festival !




Son personnage, un ancien officier de police militaire à la réputation légendaire, un véritable mythe au passé trouble, dont on ne sait pratiquement plus rien car disparu dans la nature suite à son retour au pays après quelques faits glorieux commis lors des différentes guerres qu'il a marquées de son empreinte, Jack Reacher, donc, est ici appelé à enquêter sur un quintuple assassinat perpétré par un sniper. Un coupable que toutes les preuves accablent a rapidement été arrêté par les flics. Il semble évident que le tireur a choisi ses victimes au hasard, emporté dans son délire criminel et sa folie furieuse. Mais les preuves sont trop énormes et ces cinq meurtres cachent quelque chose. Il y a anguille sous roche, et ça, Jack Reacher en est immédiatement persuadé ! Il va donc aider une élégante avocate campée par Rosamund Pike, une blonde aux seins tous azimuts, à rétablir la justice. Sa justice.




Une scène particulièrement risible veut nous faire réaliser l'effet encore dévastateur de Tom Cruise sur la gent féminine. L'acteur est dans sa chambre d'hôtel, torse nu, les poumons remplis d'air, le dos bien droit, le ventre rentré. L'avocate est face à lui, considérablement troublée à la vue de ses saillants pectoraux et de son buste constellé de cicatrices impressionnantes. Ayant par conséquent du mal à discuter avec lui normalement, à trouver les mots justes dans toute cette émotion, elle le supplie d'enfiler sa chemise. Reacher refuse, prétextant qu'il n'en a aucune de propre. Puis avance vers elle, la domine totalement, et l'avocate, incrédule, bouche bée, n'en croyant pas ses yeux, s'offre totalement à lui, comme une évidence, avant de découvrir qu'il voulait simplement lui transmettre un objet quelconque. La scène se termine par Rosamund Pike sortant de la chambre toute émue, chancelante, puis s'arrêtant un instant sur le perron pour retrouver ses esprits, en s'éventant pratiquement le visage avec les mains. On se croirait presque devant les aventures de Ron Burgundy ! Tom Cruise s'amuse, et nous avec lui.




Tom Cruise n'est pas le seul à se faire plaisir. Dans le rôle de Zec, le génie du mal, nous avons l'agréable surprise de retrouver le grand Werner Herzog, à la tronche plus patibulaire que jamais. Ce dernier prend vraisemblablement un pied incroyable à débiter avec une application malsaine et son délicieux accent teuton des dialogues incroyables de cruauté. Un autre moment fort correspond à cette scène terrible où le cinéaste allemand explique à sa victime, en sortant une main salement amochée de sa poche, qu'il a survécu au Goulag en bouffant ses propres doigts. Le pauvre type en face est ensuite sommé d'en faire autant pour prouver qu'il tient réellement à la vie. En vain. Nous avons également le plaisir de retrouver Monsieur Robert Duvall, dans le rôle d'un vendeur d'armes dévoué. Il participera pleinement à la fusillade finale, en faisant preuve d'une précision très aléatoire... Et puis il y a Richard Jenkins, dans le rôle du district attorney. Toujours un plaisir de croiser Dick Jenkins dans un film. C'est un ami.




On se fiche un peu des détails de l'histoire et de la sombre affaire que s'échinent à résoudre Reacher et l'avocate. Tout ce qui compte, ce sont les coups d'éclats de l'acteur vedette, qu'on avait rarement vu aussi décontracté. On compte au moins trois grandes scènes, où il nous laisse goûter un talent comique que l'on aimerait mieux connaître : celle dite du bar, où Cruise finit par affronter cinq types dans la rue après leur avoir balancé une série de répliques cinglantes en sirotant stoïquement sa bière ; celle de la supérette, évoquée précédemment, où tout se joue dans les regards et l'attitude de l'acteur, sa façon de poser tranquillement des menaces mortelles et démesurées ; et celle où deux malabars ont la sale idée de s'en prendre à lui à l'aide de battes de baseball (Cruise finit par littéralement prendre l'un pour taper sur l'autre !). L'ultime scène nous montre Jack Reacher dans un bus le menant on ne sait où, prêt à s'évaporer de nouveau dans la nature après avoir rétabli son expéditive justice. A l'arrière du véhicule, on entend un homme maltraiter sa femme. Agacé, Tom Cruise se lève soudainement. Écran noir. Générique. Nous le quittons, alors qu'il est sur le point d'à nouveau exploser à sa façon ! Ce final m'a laissé tout frustré. Je réclame une suite des aventures de Jack Reacher !


Jack Reacher de Christopher McQuarrie avec Tom Cruise, Rosamund Pike, Richard Jenkins et Werner Herzog (2012)

7 décembre 2013

Monstres Academy

Il y a un problème dans le scénario de ce film, prequel du célèbre Monstres & cie, un problème qu'il nous tient à cœur de mettre au jour car on ne l'a jamais vu pointé du doigt. Grosso merdo Monstres Academy c'est Rob Zombie, la petite pastille verte avec un gros œil au milieu de son corps-tronche perché sur deux brindilles, qui débarque à la fac des monstres bien décidé à devenir une "terreur", c'est-à-dire à faire partie de l'équipe de créatures dont le business consiste à foutre les foies aux enfants. Or il se trouve que durant tout le film ses camarades se moquent de Rob Zombie, appuyés par la doyenne de l'université (le personnage le plus raté de l'ensemble), sous prétexte qu'il ne fait pas peur. C'est pourtant bien lui le plus flippant d'entre tous, avec mille coudées d'avance. Pensez-y.




Comparez-le par exemple à son acolyte Sully, véritable peluche poilue avec deux bras, deux jambes, un corps, une tête, parfaitement anthropomorphe, donc parfaitement rassurant. Ses deux petites cornes de vachette sont tout ce qu'il y a de plus inoffensif, elles ressemblent à des poignées pour l'agripper et le câliner comme un dingue, ou pour lui foutre un coup de tête s'il fout trop les glandes en venant réveiller votre petite sœur qui fait chier. Considérez donc maintenant le dénommé Rob Zombie. Celui-là ne présente aucune prise, il est insaisissable, on l'imagine lisse comme rien ne peut l'être autant, à part éventuellement un serpent, un requin ou une couille d'acteur porno à la retraite, bref autant de choses vivantes que l'on ne voudrait pas retrouver dans son salon, ni chez soi en général, et encore moins en pleine nuit dans un plumard. Pensez à cet œil, lui aussi lisse et humide, visqueux, si immense surtout, et qui vous fixe, ne vous quitte pas. Pensez à ce champ de vision infini, auquel rien n'échappe. Pensez à cette bouche, seul orifice de l'énergumène, qui doit donc lui servir à tout (ce qui est affreux). Et en prime il est doublé par Billy Crystal, qui lui aussi est désormais tout lisse et tout vert... Y a-t-il encore des journalistes pour rappeler à l'acteur qu'il n'avait pas à ressembler à son personnage, qu'il n'avait pas besoin de se raser la tête façon boule de bowling, que tout ça c'était "du off" ? Bref, quoi de plus flippant en réalité que Rob Zombie, définitivement le maître de l'horreur.


Monstres Academy de Dan Scanlon avec Billy Crystal, John Goodman, Helen Mirren et Steve Buscemi (2013)

5 décembre 2013

Bachelorette

Cette comédie américaine a cela de méprisable qu'elle nous fait vaciller sur nos propres certitudes. Le film fait le portrait de trois jeunes femmes, des trentenaires bien d'aujourd'hui, réunies pour le mariage de leur amie commune. La future mariée (Rebel Wilson) a semble-t-il, c'est film qui le dit, le défaut ultime d'avoir moins de sex appeal que ses camarades, et d'être notamment en surpoids. D'où la rage qui naît chez les trois pimbèches chargées d'organiser la fête, jalouses, indignées, révulsées que la moins sexy des quatre soit la première à se caser. Kirsten Dunst joue la working girl overbookée apparemment à l'aise dans sa peau mais à deux doigts de la crise de nerf et terriblement solitaire. Lizzy Caplan interprète la brune dynamique et imprévisible, restée coincée sur un échec amoureux datant du lycée mais incapable de le reconnaître pour ne pas froisser son amour propre. Et enfin Isla Fisher incarne la demeurée de la bande, hystérique nymphomane, suiveuse naïve et délurée qui multiplie les bourdes et les conquêtes pour faire illusion, quitte à sombrer dans une attitude autodestructrice qui l'empêche de voir le bonheur lorsqu'il se présente. Le scénario a l'air plutôt finaud dit comme ça, mais gardez à l'esprit qu'on veut seulement bien dépeindre ces trois personnages et que si un jour Leslye Headland, la réalisatrice et scénariste du film, lisait ces lignes, elle serait elle-même sur le cul, car à l'image vous ne trouverez que trois connasses rivalisant de connerie et impliquées dans une suite de péripéties minables au sein d'un film irritant, sans rythme, sans humour et sans intérêt.




Et pourtant ce triste film nous a bousculés dans nos convictions. D'abord concernant Kirsten Dunst, que nous respections jadis. Cette jeune femme de notre génération a réussi, joué dans quelques films intéressants, fait preuve d'intelligence dans ses choix (elle n'a jamais tourné avec Tarantino), mais elle se ridiculise ici et s'avère incapable de faire sourire son public. Ensuite, et surtout, ce pauvre film a questionné notre propre éthique et notre rapport aux femmes. Le spectateur mâle de cette daube peut finir par s'interroger sur lui-même et s'auto-soupçonner de misogynie si dès le départ, comme nous, il prend en grippe les trois énergumènes épuisantes qui s'agitent à l'écran, et se trouve surpris par une envie de tout casser devant leurs facéties régressives ô combien vulgaires. La pire, dans la course à la grossièreté, étant Lizzy Caplan, qui sort des insanités à intervalles réguliers et finit par créer un malaise palpable. Force est alors de constater qu'on ne supporte pas de voir et d'entendre ces grasseries à longueur de scènes, alors qu'on adore l'immaturité et le langage châtié des personnages incarnés ici ou là par Will Ferrell, John C. Reilly, Adam Sandler, Andy Samberg, Will Forte ou d'autres. Pourquoi rions-nous chez ces messieurs, et pourquoi pleurons-nous chez ces dames ? Au-delà du monde d'humour qui sépare un film comme Bachelorette de films comme Step Brothers, Crazy Dad, Hot Rod, ou MacGruber, ne serait-ce que sur papier, c'est-à-dire avant qu'un homme ou une femme n'interprète les dialogues et les situations en question, au-delà aussi d'un certain talent de comédien essentiel à la comédie (qui pourrait décemment comparer Will Ferrell et Lizzy Caplan ?), on en vient à se demander si une petite pointe de misogynie ne s'en mêlerait pas dès lors que nous ne tolérons pas la vulgarité crasse de ces demoiselles quand nous en redemandons à ces messieurs.




Sauf qu'il se trouve que nous sommes d'authentiques fans de la dénommée Melissa McCarthy qui, dans le registre de l'humour qui tache se place là. L'actrice n'a pas son pareil dans le domaine de l'obscénité débitée sur un flow presque incontinent. Vous nous direz peut-être, et nous y avons nous-mêmes pensé, que, dans notre prétendue misogynie, nous acceptons d'une femme moins immédiatement sexy ce que nous refusons chez des jeunes premières qui correspondent aux standards de beauté des podiums hollywoodiens (Dunst, Caplan, Fischer y correspondent toutes plus ou moins). Mais le fait est que nous rions aussi, quand elle nous y aide un brin, aux facéties de Kristen Wiig (dans Mes Meilleures amies, d'ailleurs aux côtés de Melissa McCarthy, ou dans Walk Hard), comme nous rions des pitreries de Sandra Bullock, actrice hollywoodienne-type (au même titre que Kirsten Dunst), qui a maintes fois élargi son registre à la comédie, souvent pour le pire, parfois pour le meilleur, comme dans Les Flingueuses, en side-kick de la sus-nommée Melissa McCarthy.




En définitive, le vrai problème d'un film comme Bachelorette n'est donc pas notre redoutée misogynie mais bien, d'une part, sa médiocrité (le film n'est jamais drôle), et, d'autre part, ses personnages, qui ne sont rien d'autre que trois parfaites ordures. Le film oublie, avouez que c'est dommage, de nous rendre son trio de trentenaires attachant. Bachelorette veut s'inscrire dans la mouvance du très médiocre Very Bad Trip en tournant le scénario au féminin, sauf que ce film modèle, si imparfait soit-il, pense à ne pas détester ses personnages et présente trois individus très différents mais pas forcément détestables. Si l'on aime certains personnages d'adolescents attardés, de machos débiles, de sales gosses, de prétentieux narcissiques, de grands naïfs ou de désespérés sentimentaux incarnés par Will Ferrell, Steve Carell, Zach Galifianakis, Adam Sandler, Will Forte, Will Arnett ou Jim Carrey, c'est parce qu'ils sont d'abord attachants, sympathiques, aimables et un peu humains. Impossible de rire avec les trois héroïnes infectes de Bachelorette, qui passent le film à mépriser leur amie obèse, à la jalouser, à ruiner consciencieusement son mariage et à sortir des horreurs sur elle sans discontinuer. On s'attendrait à ce que cette attitude ne soit que le point de départ de l'histoire, menant à un rachat quasi immédiat afin que les personnages récupèrent vite notre empathie, mais les trois débiles hautaines et méprisantes du départ sont toujours aussi pourries à la fin, et l'on se demande encore comment des auteurs de comédies (Apatow tombe aussi très souvent dans ce travers, par exemple avec le récent 40 ans mode d'emploi - et la France n'est pas de reste, de l'horrible Le Prénom à la série Platane d'Eric Judor) peuvent espérer nous captiver et nous donner envie de rire à gorge déployée en déployant sous nos yeux, et pendant des heures, une ribambelle de connards et de connasses imbuvables. C'est un peu comme aller à un one man show de Nicolas Bedos. Comment rire ?


Bachelorette de Leslye Headland avec Kirsten Dunst, Lizzy Caplan, Isla Fisher et Rebel Wilson (2012)