Après treize ans d'absence Leos Carax revient et ouvre son film en s'adressant directement à nous pour montrer le chemin permettant d'entrer dans le film. Il est paraît presque invraisemblable que Carax ait pu monter pareil projet, qu'il ait pu le financer, le réaliser et surtout qu'il ait pu le mener à bien. L'ambition était immense. La séquence d'introduction est sans doute la plus inspirée du film. On croit y rencontrer René Magritte et David Lynch
dans ce qui fait penser à la première scène de La Folie Almayer
de Chantal Akerman, autre grand film français de
l'année. Leos Carax y développe une mise en abyme qui annonce la
dimension métatextuelle du film. Des spectateurs immobiles,
figés, endormis, hypnotisés, sont assis dans une
salle tandis que résonne la sirène ronflante d'un bateau. Un second plan présente un personnage (le cinéaste lui-même) se levant
de son lit dans ce qui pourrait bien être la cabine d'un navire et qui
semble surtout correspondre à un contrechamp du plan sur la salle de
cinéma, autrement dit au film que les spectateurs regarderaient
sans broncher (ou ne regarderaient plus...). Le personnage joué par
Carax, accompagné par les mêmes bruitages nautiques, se lève et
s'approche d'une fenêtre surplombant une ville plongée dans la nuit,
révélant qu'il se trouve sans doute en réalité dans un immeuble (bien
que les lueurs improbables au loin tendent à faire du lieu une sorte de
chambre mentale onirique). Il parcourt un mur dont la tapisserie
représente une forêt de troncs d'arbres, y trouve une serrure pour y
insérer son majeur en forme de clé (pas une clé anodine, une clé à
déboulonner, on n'entre pas là sans effort et sans
volonté), ouvre ou plutôt enfonce une porte dérobée, parcourt un couloir
et débarque dans la salle de cinéma initiale, derrière la foule des
spectateurs.
Dans les allées entre les sièges passent un enfant nu et un chien noir, apparitions fantomatiques ou mythologiques qui sont ici chez elles et bien vivantes. Nouveau plan sur une petite fille derrière une fenêtre ronde en forme de hublot, toujours accompagnée dans la bande son par la sirène du bateau et le reflux des vagues. Avec ces images enfin raccordées à la bande son, sommes-nous finalement devant le film projeté au public statufié ? Oui, mais les bruits s'estompent quand la caméra recule pour dévoiler que la fenêtre circulaire est celle d'une grande villa d'où sort péniblement un banquier à la démarche mal assurée, Denis Lavant, Monsieur Oscar, sur le point de grimper dans sa limousine pour un voyage qui n'aura rien de maritime, sauf à être vécu comme une plongée en apnée dans la fiction, mais qui consistera plutôt en un road movie à travers des cinémas possibles.
La suite du film, dont les toutes premières images furent celles de l'un des premiers muets expérimentaux de Muybridge (ou d’Étienne Jules-Marey) sur le mouvement des corps, nous apparaît en premier lieu comme dédiée à ce qui habite depuis toujours l'espace cinématographique : le corps des acteurs. Denis Lavant qui incarne plusieurs rôles après celui de ce banquier se rendant au Fouquet's. Edith Scob, par qui Carax convoque Georges Franju qui l'aura également inspiré pour le gadget du sas menant à la salle de motion capture et, ultime clin d’œil, quand l'actrice porte un masque à la fin dans une reprise directe des Yeux sans visage. Michel Piccoli, par qui Carax en appelle à tout le cinéma français et au sien, Piccoli ayant tourné avec tout le monde, dont Carax, mais surtout avec Buñuel, l'auteur du Fantôme de la liberté, auquel on pense pour la succession de scènes réalistes et surréalistes sans autre point commun entre elles que les acteurs qui les traversent. La liaison s'opère ici par le seul et suffisant Denis Lavant, auquel Piccoli donne le change dans un dialogue bouleversant où il cite Oscar Wilde pour qui la beauté est dans l’œil de celui qui regarde pour s'entendre répondre un tragique : "Mais si plus personne ne regarde ?". Eva Mendes, actrice définitivement au-dessus de la mêlée ces temps-ci, apparaissant chez Carax après avoir tourné pour James Gray (La Nuit nous appartient) et Werner Herzog (Bad Lieutenant), qui aura su jouer de sa propre image. Kylie Minogue, qui rappelle une héroïne hitchcockienne avec ses faux airs de Tippi Hedren. Et re-Denis Lavant, donc, dont la tâche consiste à incarner tour à tour et sans discontinuer tous les personnages possibles comme Monsieur Oscar incarne un banquier, une mendiante, un tueur, un tué, un père, un accordéoniste - dans un entracte musical -, un homme au foyer, un vieillard mourant ou le fameux Monsieur Merde. Carax filme l'improbable inhérent au métier d'acteur du perpétuel saut vertigineux dans un nouveau personnage et dans une nouvelle vie investie. Les confusions entre réalité et fiction (d'où le rappel du Blanc-seing, le tableau de Magritte, au début du film, et plus généralement toute la première séquence avec son jeu de chausse-trappes dissimulées dans une continuité apparente), sont réunies par cet acteur-personnage qui, quand bien même il enchaîne les rendez-vous pour "la beauté du geste", sans trop croire à la portée de son ouvrage, fait semblant avec un tel acharnement et un tel talent que l'on ne sait jamais quelle est sa réalité.
Holy Motors apparaît comme un film sur le cinéma, auquel il adresse une oraison funèbre sur un ton mélancolique et dépité, même si dans la dernière scène, qui rappelle la fantaisie et la malice de la conclusion des Herbes folles de Resnais, Carax sonne le glas avec beaucoup d'humour, un humour bienheureux qui parcourt d'ailleurs tout le film sans rien ôter à la tristesse ambiante. Quand Monsieur Oscar et sa chauffeuse remarquent qu'il leur faut à tout prix un fou rire avant minuit, un oiseau (Judex est là) frappe le pare-brise, Lavant y allant alors d'une réplique périmée digne des films noirs classiques de l'Âge d'or ("Taxi, suivez ce pigeon !") qui fait rire les deux personnages avant que l'ironie de la situation ne les rattrape : ce cinéma-là (déjà salué dans Mauvais sang) n'existe plus que dans la mémoire des anciens et ne se rappelle à eux que sous la forme d'un cliché de longue date digéré, passé dans la culture comme une chose morte. Sauf que contrairement à beaucoup de films qui veulent par exemple prévenir la violence en se vautrant dedans, contrairement à certains réalisateurs qui dénoncent le fascisme en employant ses armes et contrairement à d'autres qui reprochent au monde contemporain une perte de sensibilité et de contact avec la réalité en tournant des films désaffectés, Leos Carax annonce la mort d'un certain cinéma en même temps qu'il tente de le ressusciter à toute force. Il est intéressant de voir le cinéaste entrer de plain-pied et avec chaque scène dans un nouveau film, s'essayant à tous les registres avec la même envie et la même exigence, du film de vengeance chinois au drame familial bien français en passant par le musical mélodramatique hollywoodien quand, vers la fin du film, les grandes lettres blanches de la devanture de La Samaritaine rappellent celles, gigantesques, d'Hollywood Hill. Ces derniers exemples sont marqués par une simplicité de moyens et un réalisme tranquille qui font judicieusement redescendre le film après d'autres séquences plus fantasques et survoltées, telle celle de Monsieur Merde, assurant à l'ensemble un équilibre et préservant le foisonnement général d'un danger corrélatif : l'extravagance foutraque.
Le cinéaste explore l'histoire du cinéma, des premiers essais filmiques à leur pendant contemporain, la motion capture numérique, s'empare de tous les genres, de toutes les tonalités et chaque incursion dans un nouveau monde cinématographique fonctionne, l'effet de fiction nous emportant sans qu'on s'en rende compte. De la même façon qu'on ne s'attarde pas sur les maquillages de Denis Lavant pour être totalement happé par son travail d'acteur, on n'est jamais tenté de sortir du film pour disséquer la manière de filmer de Carax, ses élans ostentatoires, ses abandons à une fluidité transparente, tant on s'engouffre littéralement dans chaque nouvelle immersion fictionnelle. Ni le comédien ni le cinéaste ne sont dans la provocation, dans l'épate ou dans la pose. Leur sincérité est totale, leur travail profond. Carax exploite chez nous cette soif de fiction dont il déplore paradoxalement l'amenuisement, fait feu de tout bois et travaille le cinéma dans toutes ses dimensions, filmant de mille façons, utilisant tous les régimes d'image, de l'infrarouge à l'image thermique en passant par la corruption d'image numérique, le datamoshing, pour des effets qui n'ont rien du tape-à-l'œil mais tout de l'exploration et de l'enthousiasme artistiques.
Quand il filme au ralenti une séance de motion capture où un corps couvert de capteurs luminescents danse et tournoie sur fond noir et qu'il en tire une scène assez envoûtante que tout ajout numérique rendrait hideuse (il le fait pour nous le prouver), c'est un pied de nez au cinéma d'effets spéciaux qui a plus ou moins gagné contre un cinéma artisanal qui filme et regarde ses sujets au lieu de n'en garder que l'armature osseuse pour ensuite l'habiller et remplir le champ de pâté informe. Carax honore un cinéma des "saints moteur" et action, nourri par des acteurs placés devant des caméras, avec quelqu'un pour crier "silence" avant la prise. Il ne prophétise pas la mort absolue du cinéma, mais déclare la mort de ce cinéma-là, matériel, qui se rapproche de l'illusion du cirque (dans sa limousine cinématographique remplie d'écrans le personnage semble aussi être, au choix, en pleine tournée théâtrale ou dans un cirque itinérant, sans compter le transformisme d'Oscar et la contorsionniste de la séance de motion capture), un cinéma qui en retrouve toute la magie primitive, née des artifices les plus simples et restés les plus puissants (l'hommage à Franju et les clins d’œil à Lynch, deux grands magiciens du cinéma, ne sont pas fortuits, et l'affiche n'est pas sans rappeler le dernier film de Weerasethakul...). En faisant clamer à ces machines-là, déjà converties en véhicules de luxe mais pas encore assez miniaturisées, que le cinéma est mort, Carax le rend peut-être un peu plus vivant.
Quand il filme au ralenti une séance de motion capture où un corps couvert de capteurs luminescents danse et tournoie sur fond noir et qu'il en tire une scène assez envoûtante que tout ajout numérique rendrait hideuse (il le fait pour nous le prouver), c'est un pied de nez au cinéma d'effets spéciaux qui a plus ou moins gagné contre un cinéma artisanal qui filme et regarde ses sujets au lieu de n'en garder que l'armature osseuse pour ensuite l'habiller et remplir le champ de pâté informe. Carax honore un cinéma des "saints moteur" et action, nourri par des acteurs placés devant des caméras, avec quelqu'un pour crier "silence" avant la prise. Il ne prophétise pas la mort absolue du cinéma, mais déclare la mort de ce cinéma-là, matériel, qui se rapproche de l'illusion du cirque (dans sa limousine cinématographique remplie d'écrans le personnage semble aussi être, au choix, en pleine tournée théâtrale ou dans un cirque itinérant, sans compter le transformisme d'Oscar et la contorsionniste de la séance de motion capture), un cinéma qui en retrouve toute la magie primitive, née des artifices les plus simples et restés les plus puissants (l'hommage à Franju et les clins d’œil à Lynch, deux grands magiciens du cinéma, ne sont pas fortuits, et l'affiche n'est pas sans rappeler le dernier film de Weerasethakul...). En faisant clamer à ces machines-là, déjà converties en véhicules de luxe mais pas encore assez miniaturisées, que le cinéma est mort, Carax le rend peut-être un peu plus vivant.
Mais il y parvient parce que son film ne fait pas que rendre un culte funéraire pessimiste au cinéma, c'est aussi une célébration de l'art. Exemplairement, la séquence de motion capture montre deux corps érotiques qui s'emmêlent, se touchent, se lèchent dans un échange de souffles et un froissement de matières et de tissus organiques face auquel les mêmes mouvements habillés par un ordinateur pour se transformer en d'hideuses créatures surnaturelles ne peuvent que perdre en force d'imprégnation. Carax a d'ailleurs l'idée de mettre en contraste l'image déréalisée de l'acteur réduit à des points de lumière se déplaçant au ralenti dans l'image et la lourde réalité du corps concret qui atterrit bruyamment sur les tapis de sol via la bande son. Holy Motors n'est pas une mise en abyme métadiscursive ironique et détachée, sans vie et sans amour, c'est un film habité par des et surtout par un corps qui, à force de travail, d'implication, et après de longues séances de maquillage que le cinéaste filme avec fascination, invente une myriade de personnages et leur donne vie à l'écran pour raconter des histoires d'humains, par quoi l'on en revient au premier aspect du film, l'hommage aux acteurs en tant que forces d'impression et d'identification et comme vecteurs de fiction. Mais ce cinéma-là est condamné à mort si plus personne n'est là pour le regarder, c'est l'avertissement lancé par Holy Motors, comme par superstition, pour mieux prévenir l'accomplissement de cette peur, tout en tâchant de l'infirmer à l'image. Carax nous dit qu'il faut croire à ceux qui inventent et qui jouent pour nous, qu'il est urgent de réapprendre le goût du beau (ce beau que le film interroge violemment dans la scène où Monsieur Merde enlève Eva Mendes, et que le cinéaste réimagine lui-même de bien des façons), qu'il faut accepter de voir à nouveau, que le cinéma se mérite, qu'il faut pousser les portes là où il n'y en a pas, créer les clés en soi pour y accéder et de ne pas dormir devant les images (ou pour en fabriquer d'autres), ne pas être figé, aveugle face à leur déferlement. Alors voyons.
Holy Motors de Leos Carax avec Denis Lavant, Edith Scob, Eva Mendes, Kylie Minogue, Michel Piccoli, Jeanne Disson et Elise Lhomeau (2012)