The Wrestler ou quand Darren Aronofsky nous fait mentir. Lui qui nous avait mis au supplice avec
Pi, à la torture avec
Requiem for a dream, au pilori avec son "bébé", son œuvre la plus personnelle et la plus intime, son film d'auteur, son plus abominable fait d'arme, celui que nous n'avions pas raté dans ces pages :
The Fountain. Après nous avoir cloué les pieds et les poings à une croix pour nous martyriser et s'en donner à cœur joie dans le bondage le plus trashy-comique, Darren Aronofsky nous surprend, en bien, en vraiment très bien. En fin de compte, avec ce film, notre coqueluche du jeune et fringant cinéma américain change de blaze pour s'appeler Dardenne Aronofsky. Il abandonne le cinéma calibré pour les lycéens les plus indés, il met au placard ses folles envies d'écriture et de science-fiction débridée, il délègue enfin la lourde tâche d'écrire un scénario à quelqu'un qui, contrairement à lui, n'est ni dyslexique, ni manchot, ni autiste, ni dysorthographique, et il se libère de l'idée même de rédiger un texte tapuscrit (simple idée, mais qui peut suffire à constiper son cerveau pendant plusieurs mois) pour mieux se concentrer sur le film qu'il va en tirer. Et peut-être au fond que ce film-là est celui qu'il a le plus écrit. Alors c'est un pari ce que je dis là, parce que je n'étais pas avec lui dans sa caravane quand il se rasait les joues avec un économe en pensant aux plans à tourner dans la journée, mais je le fais ce pari. Je parie que ce film est finalement celui qu'il a le plus écrit. Parce qu'il n'a pas eu à se concentrer sur l'invention d'un récit (ce qui ne lui va pas du tout, étant donné ce qu'il nous a infligé par le passé). On a vu ce que ça donne quand il se met en tête d'attraper un stylo ou de taper à la machine, c'est toujours le scénario le plus dérangeant et le plus malheureux qui en sort, avec des histoires de cavaliers cosmiques et de courses hippiques en général.
Cette fois-ci, disposant déjà d'une histoire toute rédigée, Darren n'a plus eu qu'à la filmer. Et m'est avis qu'il ne s'est pas contenté de filmer un scénario, lequel serait la base, l'élément central, l'origine, le prétexte au film en question, bien au contraire, il a pu écrire un film. S'épargnant la pesanteur d'un scénario lourd et trop riche, indigeste et suffisant, qu'il s'agirait ensuite de mettre en image bon an mal an, le voilà fort d'un script très simple, minimaliste, intimiste, d'une trame, d'une idée. De sorte qu'il n'est plus coincé dans les contraintes d'un récit complexe, mais libéré par les possibles d'une simple idée. Et alors c'est du cinéma. C'est un film qu'on écrit, scène après scène, pendant chaque prise, avec les acteurs et ce qu'on a autour de soi, en soi aussi. Ça n'est plus un scénario encombrant qu'on s'étripe à filmer. C'est toute la différence. A ce titre, et parce que ce que je viens d'écrire s'inspire largement de ça, lisez
Présences, écrits sur le cinéma d'Olivier Assayas, qui vient de paraître chez Gallimard, un recueil de critiques et de textes passionnants et tout à fait brillants.
Bref, Aronofsky devient enfin intéressant, passionnant même, quand il se décide à filmer. Il tire un trait (en tout cas le temps d'un film) sur ses tics de mise en scène déprimants, sur ses aspirations scénaristiques aussi grandiloquentes que, pour l'instant, navrantes, et il filme un homme, il le montre, patiemment, intelligemment. Et ça nous change ! On peut voir dans ce film deux influences majeures, deux influences remarquables, et qui font bon ménage. D'un côté le cinéma d'auteur européen, français même, contemporain, et de l'autre le cinéma d'auteur américain des années 70. Dans le portrait sublime de ce catcheur sur le retour qu'est Randy "The Ram" Robinson, puissamment interprété par Mickey Rourke, on ne peut s'empêcher de retrouver des aspects majeurs du cinéma des frères Dardenne. Évidemment, avec
The Wrestler, on est moins dans le social que dans le récit de vie, dans le dessin lent, précis, et brutal d'une bête très humaine. Mais il y a un lien très fort entre la façon qu'ont les frères Dardenne de coller au corps de leur héros ou héroïne, d'être "sur leur dos" ou de leur "coller au cul", et la façon dont Aronofsky filme justement le dos de Mickey Rourke tandis qu'il déambule lourdement, ce dos surpuissant qui occupe tout le cadre, déborde presque, si costaud et à la fois si lourd, noué, voûté. Le dos est ce lieu muet du corps où se tissent toutes les peines humaines et ce n'est pas un hasard si Aronofsky décide de tout centrer sur celui de Mickey Rourke. On pourrait presque parler, comme on le fait je crois en danse à propos d'un "être dans le sol", d'une sorte d'
être dans le dos dans la manière qu'ont aussi bien les Dardenne qu'Aronofsky dans ce film d'habiter, de hanter le corps de leur personnage pour marcher dans ses pas. Aronofsky n'exploite pas tout à fait les mêmes thèmes que les Dardenne, encore que... S'il ne parle pas d'argent, par exemple, il fait de la filiation un thème central de son film, voire capital. Mais l'aspect social est plus ou moins mis de côté au profit d'une morale plus existentialiste, celle du choix, et du rêve assouvi. Et puis on s'y retrouve aussi dans l'art de filmer la descente aux enfers d'un être. Et par là on se tourne vers le cinéma américain des années 70, et notamment vers
L'Exorciste (1973) de William Friedkin. On en retrouve certains aspects dans cette façon de filmer la chute d'un être sans détours, sans ambages, laquelle dégringolade horrible trouve son expression visible dans une dégradation continue et perverse du corps humain, jusqu'à l'auto-mutilation. Parce qu'au fond, et malgré son titre, le personnage principal de
L'Exorciste, c'est la môme sujette au Poltergeist le plus dégueulasse de l'histoire du cinéma, et pas
L'Exorciste éponyme qui vient l'en délivrer. Mais "L'Excorciste" c'est plus vendeur que "La Môme" faut croire. Quequoi,
La Môme a eu son petit succès aussi. Pour filmer ces déperditions tragiques, presque mélodramatiques au fond, les deux films s'entourent de faux-semblants, de paravents, de prétextes (ceux-là même que les Dardenne et le cinéma européen jugent moins nécessaires), à savoir le film d'horreur d'un côté, et le film de catcheur de l'autre.
De sorte qu'Aronofsky, tirant parti de ces deux influences d'envergure, opportun dans sa façon d'en tirer les forces combinées, fait un film profondément juste, puissant et lumineux. Un film sans concessions, qui se permet certes parfois de petites facilités (musicales notamment), mais fait néanmoins montre d'une force rare ces temps-ci. Il se dégage de ce film un sentiment stupéfiant de vérité, de sincérité, de réel, qui passe par les agrafes dans la peau de "The Ram" et pas seulement par elles. Et ce film suffit à sauver Aronofsky, à le racheter à mes yeux. Et croyez-moi, fallait allonger la monnaie... Valait mieux pas que Darren signe le chèque s'il n'avait pas le fric en caisse... J'y suis allé, au cinoche, le voir, ce film. J'avais tous les a priori négatifs du monde, j'étais prêt à détester, j'étais sûr de me ronger les sangs devant un tombeau cinématographique creusé par son propre cadavre. Aronofsky a fait là son premier film, et il est étonnamment beau.
Je voudrais terminer en plaçant un dernier mot, mais pas des moindres, sur Mickey Rourke. Ce mec-là, beaucoup de gens l'ont détesté ou le détestent. Moi-même dernièrement je ne le portais pas particulièrement dans mon cœur. Je l'avais apprécié dans quelques films importants, évidemment, comme
La Porte du paradis ou
L'Année du dragon de Michael Cimino, mais pas non plus au point de le porter aux nues, en tout cas pas plus d'une minute (le temps de dire "Mickey Rourkey, Mickey Fox et Rourkey, Michael J. Fox et Rouky", et d'en rire absolument seul). Et puis il est devenu aussi laid qu'on le connaît aujourd'hui, lui qui au début de sa carrière était un sosie de Bruce Willis en puissance, désormais devenu l'acteur raté par excellence, boxeur à la manque, et ignoblement laid. Cerise sur le gâteau, le voilà qui accepte de jouer une gueule cassée sans visage dans
Sin City, merde de film, pour retrouver les planches. De quoi ne pas l'aimer plus qu'avant, voire moins. Eh bien lui aussi m'a enfin conquis. Alors évidemment ce rôle est fait pour lui, il lui va comme un gant, c'est le rôle d'une vie. Mais ça n'est pas vulgaire pour autant, comme certains de ces acteurs qui se répandent dans ce "rôle écrit pour eux". Rourke semble aborder ce personnage comme n'importe lequel, pas comme le sien propre attendu de tout temps avec un Oscar à la clé. Il n'est pas ce personnage, même si on pourrait le croire. Il le devient, totalement, l'incarne absolument, comme on dit d'un ongle incarné... Il est dedans comme du shrapnel et faudra un scalpel pour l'en déloger. J'ai parlé d'Oscar et précisément, Rourkey n'en a pas reçu pour ce rôle. J'ai eu de la peine, vraiment, pour lui. Et puis quand même, les Oscars ça reste une sacrée belle connerie. Mais sans parler des Oscars, parce qu'après tout peut-être que Sean Penn le mérite aussi (même si je ne suis pas client de son travail de singe, ou de perroquet, impliqué par les affres du système "biopic", je peux admettre qu'il a fait un certain travail qui a sans doute des mérites, ou disons des vertus), je ne me priverai pas pour autant de dire à quel point mon admiration est plus grande pour un acteur qui
est, que pour n'importe quel acteur (et je ne parle pas forcément de Sean Penn) qui
joue. Mickey Rourkey
est dans
The Wrestler.
The Wrestler de Darren Aronosfky avec Mickey Rourke et Marisa Tomei (2009)