Ce film oublié de Don Siegel mérite que l’on y revienne. Ne vous fiez pas à l’affiche, intégralement mensongère. Elle représente une scène que vous ne verrez jamais dans le film, et la phrase d’accroche (« How can you tell them to be good when their girl friends like them better when they’re bad !… ») est non seulement stupide mais littéralement contraire à tout ce que montre et dit Don Siegel. Prévenons d’emblée les fans de l’inspecteur Harry, nous sommes ici aux antipodes de la série menée par un Eastwood grinçant qui contourne les lois pour faire régner la sienne. Pour situer un peu, l’ouverture du film (qui date de 1956), préfigure celle de West Side Story (tourné cinq ans plus tard). On y voit deux bandes de jeunes qui s’affrontent dans une rue déserte à coups de bâtons et de couteaux. L’une de ces bandes est menée par John Cassavetes, qui tient le premier rôle du film. La façon dont les mauvais garçons prennent possession des lieux en sautant silencieusement par-dessus un mur, leur progression dans la rue vers la troupe ennemie, filmée via une série de gros plans sur leurs mains armées (ils battent le rythme avec leurs armes comme les Jets claqueront des doigts), et le départ soudain d’un air de jazz quand le premier coup est donné, laissent penser que Robert Wise et Jerome Robbins ont pu apprécier le film à sa sortie et s’en souvenir au moment de mettre en boîte la première séquence de leur comédie musicale.
Mais très vite le film s’éloigne de toute fresque chorégraphique entre troupes d’adolescents belliqueux pour réduire son décor à une rue, puis, peu à peu, à une seule impasse, qui s'enfonce perpendiculairement à la rue et au plan du décor, digne de celle qui sert de décor principal à The Set-Up (sinon en termes de temps passé, du moins en matière d’impact sur la mémoire du spectateur), autre film, cette fois antérieur (1949), signé Robert Wise, qui peut-être inspira, en premier, Don Siegel. La belle scène d’introduction, avec sa guerre des gangs sans préambule, n’était qu’un prétexte : après la bataille, la bande menée par le jeune Frankie Dane (Cassavetes) se défoule sur un prisonnier de guerre dans la fameuse impasse, mais un voisin les surprend et va prévenir la police, qui débarque chez l’un des coupables et le conduit en prison. Pour se venger, Frankie, meneur d’hommes enragé, décide de tuer le délateur, avec la complicité de deux de ses complices, Lou (Mark Rydell), grand échalas rieur, et Angelo « Baby » Gioia (Sal Mineo), l’éternel Platon poupain de La Fureur de vivre.
Et non seulement le film ne fera pas le récit d’un conflit ouvert entre deux groupes de jeunes gens désœuvrés et violents, mais il ne sera pas non plus, ou pas vraiment, le film noir qu’il annonce ensuite. Resserré sur une quasi unité de temps et de lieu, basé sur de nombreux dialogues sur fond de jazz angoissé, parfois proche en cela de l'ambiance commune à ces quelques films basés sur les pièces de Tennessee Williams (
Un Tramway nommé désir,
Soudain l'été dernier,
La nuit de l'iguane, ...),
Crime in The Streets se focalise sur un personnage, celui de Frankie. Le jeune et fringuant John Cassavetes est à la limite de jouer à côté tout au long du film (à quel point notre connaissance de sa vraie personnalité fait-elle inconsciemment blocage quand on le voit interpréter un gamin mutique et plein de haine ?), sauf que ce jeu, que l'on pourrait qualifier, en étant vache, d’inconfortable, sert à merveille son personnage de jeune homme à part, déconnecté des autres, prisonnier d’une seule attitude et d’un seul sentiment (sa colère et sa soif de vengeance). Un peu d’ailleurs comme dans
Rosemary’s Baby, où Cassavetes, qui joue moins pour Polanski que pour financer la pénible production, longue de quatre ans, du génial
Faces, semble toujours avoir la tête ailleurs, posture idéale pour interpréter un soi-disant mari modèle, acteur à la vie comme à la scène, prêt sous de faux airs bien sympathiques à vendre sa femme et son fils à des voisins diaboliques.
Siegel fait le portrait d’un jeune type abandonné par un père violent, qui a grandi dans une piaule minable, n’a vu sa mère que par intermittences avant et après des journées de travail exténuantes, et que la naissance d’un petit frère né d’un autre père a contribué à refermer sur lui-même, dans un refus d’être aimé ou seulement effleuré, et une volonté d’en découdre coûte que coûte, au moindre prétexte. Le film ne dit donc rien d’exceptionnel, mais il le dit avec intelligence. Notamment dans un beau dialogue qui oppose Ben Wagner (James Whitmore), un éducateur de rue (Whitmore aura en quelque sorte joué son propre contrechamp presque 40 ans plus tard dans
Les Évadés - souvenez-vous, le petit vieux, gérant de la bibliothèque, qui finit par sortir de taule et se crucifie aux poutres de sa chambre d'hôtel), au père barman du petit Angelo, qui ne comprend pas que son fils s’encanaille avec des brutes et ne voit plus qu’une solution pour l’en empêcher : lui taper dessus. Les mots prononcés par James Whitmore sont bien pesés (Reginald Rose, auteur du script, a aussi écrit celui de
12 hommes en colère, et on ne peut guère s’en étonner), ils font du bien à entendre, rappelant l’absurdité de systématiquement envoyer les très jeunes en prison, lieu idéal du repli sur soi et de la propulsion accélérée dans une spirale de violence, mais surtout l’importance de parler, plus difficile mais indispensable, d’écouter la jeunesse en colère. Siegel filme son dialogue très simplement, avec juste ce qu’il faut de mise en scène pour le mettre comme en relief sans l'écraser : en gros plans, poussés contre les bords du cadre, les visages des deux personnages sont tournés l'un vers l’autre, quitte à buter contre le cadre et contre un interlocuteur qui ne l'est pas moins, buté. Ils se parlent et s’écoutent, au risque de cogner "la tête dans le mur", pour reprendre une expression utilisée un peu plus tard par l’éducateur dans un autre discours tenu cette fois-ci directement au premier intéressé, le fameux Frankie, celui dont le repaire est une impasse.
L’une des forces du film est de constamment rappeler qu’un seul soutien ne suffit pas. Le beau discours que l’éducateur tient à Frankie n’est pas suffisant : Frankie ne répond pas et rentre chez lui, toujours décidé à s’en prendre au mouchard qui habite au-dessus. Le regard porté par la charmante jeune fille du quartier sur Frankie, perché sur son petit balcon métallique (autre écho par anticipation à West Side Story, mais doublement inversé puisque c'est le garçon qui est au balcon et que la tentative amoureuse est niée d'emblée) ne change rien non plus (contrairement à ce que l’affiche veut vendre...). Il faudra oser jeter un regard ou tendre l'oreille vers cette jeunesse (c'est ce que montrent les deux plans tout en profondeur de champ dont j'ai réuni les photogrammes plus haut, où le voisin surprend les violences des petites frappes dans l'impasse et où le frère entend l'élaboration du plan meurtrier de ses aînés), puis oser parler enfin, et si la police se contente d'enfermer, alors se tourner vers de mieux intentionnés qui feront l'effort d'écouter et de parler, à leur tour, aux premiers concernés. Il faudra tout ça mais plus encore, et pas qu’une fois, un soutien répété de chacun. Quitte à ce que le résultat ne vienne qu’au prix d’une véritable mise en danger, et c’est le soutien peut-être le plus essentiel, un proche, le petit frère, qui s'y colle. Mais même après tout cela, quand le problème semble réglé, Frankie a encore la tentation de fuir, de se dérober, de s'en retourner seul, et il faut un énième bras tendu de l’éducateur pour le rattraper in extremis : pas d’épiphanie miraculeuse, pas de retournement définitif. Le film fait le détail d’un travail pénible, constant, d’une attention permanente, d’efforts sans relâche, répétés, pour que quelque chose tienne ce gamin, et il le fait avec une simplicité désarmante.
Voici un film qu’il est réconfortant de découvrir ou de revoir par les temps qui courent. Nous avons réagi de façon brusque et triviale aux attentats du 7 janvier par un bref édito qui n’exprimait pas beaucoup plus qu’un profond dégoût pour ce qui venait de se passer, citant les mots de Warren Oates à défaut d’autres. Nous savions pertinemment que ce n’était pas la réponse la plus intelligente que nous pouvions apporter mais nous avons voulu opposer des mots et des images (une réplique cinglante et le visage fermé, sombre, hébété, de Warren Oates) à un événement dont les rares images, elles aussi agrémentées de répliques voulues définitives, constituaient pour nous et pour chacun une terrible agression, quitte à le faire dans la précipitation. En vérité, les candidats à la fameuse shit list sont beaucoup plus nombreux que ça, et se sont empressés de pointer le bout de leur nez depuis le 7 janvier, et de nouveau depuis le 13 novembre. Et c’est dans ce contexte, où l’on juge et condamne à tour de bras, où l’on envoie des enfants au commissariat, où d'autres sont condamnés à six mois de prison ferme pour avoir tagué une croix gammée, où l'on perquisitionne au petit bonheur la chance, assigne à résidence à l'emporte-pièce, garde-à-vue sur commande, où l'on parle de recruter 5000 policiers et passe sous silence l'éducation, où les médias les plus voyants et les plus bruyants se repaissent de tout cela en charognards, qu’il est bon de découvrir ou de revoir Crime in the Streets.
Crime in the Streets de Don Siegel avec John Cassavetes, Sal Mineo, Mark Rydell et James Whitmore (1956)