Le deuxième long métrage réalisé par Paul Newman après le beau Rachel Rachel est l'adaptation d'un livre de Ken Kesey, écrivain américain majeur à qui l'on doit également Vol au-dessus d'un nid de coucou. Datant de 1964, Sometimes a Great Notion est seulement paru en France il y a quelques années, en 2013, sous le titre plus littéral Et quelquefois j'ai comme une grande idée. C'est l'histoire d'une drôle de famille de bûcherons de l'Oregon qui se met à dos tous les travailleurs syndiqués de sa ville en refusant de se joindre à leur grève et en continuant obstinément le boulot. Le film de Paul Newman nous plonge d'entrée de jeu dans ce conflit qui oppose le clan des irréductibles, à savoir la famille Stamper, aux grévistes venus négocier en barque et éloignés de la maison des Stamper, située sur les rives du fleuve, à coups de dynamite. Revient ensuite au foyer familial le fils cadet, moins bourru que les autres et influencé par la contre-culture des années 60. Son retour au bercail fait ressurgir un passé douloureux et alimente les tensions familiales.
Si le film de Paul Newman a de vraies faiblesses, des défauts évidents (on a du mal à comprendre les enjeux de la grève et donc ce qui motive l'entêtement des Stamper ; certains personnages ne sont pas assez creusés, notamment celui incarné par la belle Lee Remick, ou un peu trop caricaturaux, et je pense surtout ici au patriarche campé par Henry Fonda), il emporte toutefois largement l'adhésion d'abord grâce à cette façon très efficace de nous mettre immédiatement à la table et entre les murs d'une famille si spéciale, ensuite et surtout grâce au souffle étonnant qui semble animer la bobine du début à la fin. C'est suite au désistement de l'inconnu au bataillon Richard A. Colla, avec lequel il ne s'entendait pas, que Paul Newman a pris les choses en main. Et force est de constater que le sujet devait l'inspirer... Il y a là-dedans des scènes proprement sidérantes, à commencer par toutes celles où l'on voit la petite famille en plein travail. Par des moyens très simples, un montage soigné, une caméra patiente et méticuleuse, quelques mouvements d'appareil fluides et des vues aériennes impressionnantes, l'acteur-réalisateur parvient à nous immerger totalement dans le métier et, par conséquent, à nous rendre palpable tous ses dangers. Il développe ainsi une tension sourde lors de séquences assez longues mais qui pourraient très bien l'être davantage, où nous voyons Newman et sa bande abattre des arbres démesurés dans les montagnes puis les transporter à l'aide d'énormes machines. Ce spectacle fascinant, à la fois très réaliste et presque lyrique, nous laisse littéralement coi et, de mémoire de cinéphage, je n'avais jamais vu le travail de bûcherons (et un travail manuel et physique, en général) être aussi intensément dépeint à l'écran.
Il y a aussi une autre scène terrible, et je pèse mes mots, où les choix de Paul Newman s'avèrent particulièrement judicieux et ont encore pour effet de nous saisir complètement et même de laisser une empreinte durable chez le spectateur. Il s'agit de la mort par noyade de l'un des membres de la famille Stamper, le beau-frère toujours jovial et blagueur, qui se retrouve coincé sous un immense tronc d'arbre à la suite d'un de ces accidents de chantier que l'on craignait tant, alors que la marée fait très progressivement monter le niveau d'eau du fleuve... Paul Newman, qui joue l'aîné de la fratrie, tente vainement de venir en aide à son beauf, personnage attachant dont l'humour caractéristique est toujours au beau fixe malgré la situation, en essayant d'abord de tronçonner en vain l'imposant tronc puis en s'employant aux bouche-à-bouche avec l'énergie du désespoir, jusqu'à ce que l'inéluctable survienne. La mise en scène de Newman est encore très précise, juste, et dicte un rythme tangible à l'action. On y est ! Mais cette scène ne se raconte pas, bien qu'on en ait forcément très envie après l'avoir vue, elle se vit ! Elle est vraiment très forte et poignante. On en ressort KO. Là encore, de mémoire de cinévore ventripotent, c'est sans doute l'une des morts par noyade les plus marquantes de l'histoire du cinoche, tout simplement. Bref, s'il n'est donc pas le plus connu des films signés Paul Newman, Le Clan des irréductibles, par son étonnant mélange de réalisme brut et de lyrisme forestier, ainsi que pour ces quelques passages réellement impressionnantes qui méritent d'être vécus, vaut donc amplement le détour.
Le Clan des irréductibles (Sometimes a Great Notion) de Paul Newman avec Paul Newman, Henry Fonda, Lee Remick, Michael Sarrazin et Richard Jaeckel (1971)