Le dernier film de Stéphane Brizé porte assez mal son titre étant donné que c'est l’œuvre la plus entièrement sombre, glauque, austère, cafardeuse et déprimante qui soit. "Torture flick" aurait été plus adapté. Stéphane Brizé voulait donner un gros coup de pied dans le petit monde du snuff movie et c'est réussi. Son film raconte l'histoire d'Alain (Vincent Lindon), un conducteur de poids-lourd fraîchement sorti de 18 mois de taule pour un délit mineur qui va habiter chez sa mère malade (Hélène Vincent), atteinte d'un cancer du cerveau en phase terminale, en attendant de retrouver un boulot puis un appartement. Écrire le résumé de l'histoire est déjà une souffrance en soi mais quand ça vous remet le film en tête c'est traumatisant. Tourner ce genre de film, où tout est unanimement noir, des personnages aux décors en passant par les costumes, les dialogues, la résolution et le reste, devrait être interdit.
On se demande déjà comment des gens peuvent y trouver leur compte durant la conception, l'écriture, la préparation, les répétitions, le tournage, le montage, l'étalonnage, la promotion et ainsi de suite. Vivre avec ce film pendant une heure trois quarts est déjà un supplice mais pendant un ou deux ans... Faut-il être animé d'une confiance en soi sans faille et avoir une foi inépuisable en son travail pour ne jamais remettre en question un tel projet et ne jamais montrer le moindre doute quant au bienfondé de cette entreprise de destruction de moral massive. Il faut aussi faire preuve de bien peu d'égards à l'endroit du public pour l'enfermer pendant une heure et quarante huit minutes (après l'avoir peut-être aguiché avec un titre léger et mensonger au possible) dans un univers morbide et sans la moindre issue (même l'amourette de Lindon avec Seigner prend mochement fin sur le parking du LeaderPrice local), dénué du plus petit trait d'humour, du moindre instant de légèreté, d'une seule couleur ou d'un soupçon d'espoir, un film où même le chien, interprété par le chanteur Cali, et qui est pourtant le personnage le plus aimable et attendrissant de l'histoire, finit empoisonné et secoué de spasmes dans une mare de vomi.
Le film de Brizé fait revoir à la hausse The Descendants, le dernier Alexander Payne, qui traitait aussi, quoique de façon différente, de la mort d'une mère, et qui le faisait pourtant lui-même assez maladroitement. En même temps le film de Brizé fait revoir à la hausse strictement tous les autres films et fait passer ses opus précédents, y compris les plus moroses (comme Je ne suis pas là pour être aimé) pour de fières comédies. Peut-être sommes-nous trop sensibles ? Trop vulnérables et facilement atteignables par de tels sujets plombants, angoissants et malaisants ? Ce n'est pas la première fois qu'on dit d'un film qu'il est immensément cafardeux (pour citer quelques exemples : Partir, Un heureux événement, D'amour et d'eau fraîche, Les Bien-aimés, Welcome et Toutes nos envies, deux films de Lioret déjà avec Lindon, ou, pour sortir de nos frontières, ceux qu'on croyait hors-concours, Tyrannosaur, Detachment et Dark Horse), et on pourrait passer pour de fragiles spectateurs à fleur de peau vite largués par les films trop tristes. Mais là n'est pas la question. C'est toujours dans la manière que ces films sont insoutenables. En l'occurrence dans la façon qu'a Brizé de peindre son sujet, avec ce naturalisme misérabiliste à toute épreuve, ces personnages au choix inexistants ou agaçants, cette mise en scène au moins aussi cadavérique que la mère condamnée du héros, notamment lors de l'antépénultième plan du film, où Brizé a le tact infini de filmer l'interminable mort de la vieille femme en direct, laquelle, après s'être exilée en Suisse avec son fiston, absorbe un liquide létal (du jus d'orange Lidl Solevita, pour ceux qui connaissent ce breuvage mortel) et serre Vincent Lindon dans ses bras en lui murmurant qu'elle l'aime juste avant de trépasser. On sent que si Hélène Vincent était parvenue à maintenir sa poitrine inerte trois minutes de plus on y aurait eu droit aussi. Nous venons de vous révéler la fin du film mais à priori la bande annonce vous avait mis sur l'énorme piste du final forcément sordide de l'affaire.
Rarement un film nous aura à ce point donné l'envie de plier les voiles à chaque minute et d'essayer de l'oublier au plus vite, de faire comme si rien ne s'était passé, comme si cette œuvre n'existait pas. Passent encore les longs plans sur la mère mourante qui se tape un puzzle avec son voisin, d'accord pour le rendez-vous à Pôle Emploi en temps réel, on passera sur les mille et un plans où Lindon trie des bouteilles en plastique dans une entreprise de recyclage (merci la conseillère Pôle Emploi pour le superbe taff du coup), on se fera aux mille et deux reprises à l'identique du même plan sur la mère subissant un scanner du cerveau, on digérera peut-être aussi les innombrables coups de gueule de Lindon et de sa mère (dont un coup d'éclat particulièrement fort où le fils va jusqu'à menacer sa mère du poing en lui demandant "Pourquoi tu me fais chier ?", et on aimerait se retrouver dans la même situation mais face à Stéphane Brizé lui-même, nu comme un ver), toutes ces choses horribles passent encore (c'est faux, ça ne passe pas du tout, pas une seconde, c'est encore coincé là !), mais pourquoi Brizé va-t-il jusqu'à filmer ses personnages en train de manger de la merde à chaque repas ? Quel control freak fou dangereux faut-il être pour se délecter d'une telle déchéance sociale, physique, affective et psychologique ? Quel est le projet ? Filmer la vraie vie des vrais gens, forcément atroce à tous les niveaux et à chaque instant ? Faire pleurer ces messieurs-dames qui penseront nécessairement à leur propre mère, morte ou à mourir ? Quelle grandeur y a-t-il à provoquer de l'émotion avec une telle histoire, celle d'une mère et d'un fils séparés par la mort et n'ayant jamais su s'aimer avant le dernier soupir ? La moitié des français au moins est captivée de la même manière au quotidien par le journal de 13h de Jean-Pierre Pernaud. Filez le même scénario à cette même moitié des français et ils vous feront chialer aussi, même s'ils ne savent pas filmer, vu que Brizé ne nous rappelle jamais dans ce film qu'il a pour cela un quelconque talent particulier.
Au moins avons-nous trouvé le défi ultime au jeu "Action ou vérité". Le petit malin qui osera choisir Action, pour ne pas avoir à avouer la date de son premier rapport intra-espèces, s'entendra dire : "Mate Quelques heures de printemps de Stéph' Brizé, toi l'amateur d'horror flicks et de torture porn, tu vas goûter ce que c'est que l'hardcore". Nous sommes allés voir ce film entre amis, entre frères, côte à côte on s'est serré les coudes en se raccrochant à quelques blagues n'ayant souvent aucun rapport avec le film, à quelques regards bienveillants, à ces choses que le film ne sait décidément pas délivrer. Le plus fragile d'entre nous se sera amusé à compter les apparitions des anciens membres des Nous C Nous à l'image, comme un drôle d'échappatoire à la déprime ambiante : on n'en compte aucun au casting même s'il y a un sosie d'Eric Collado, l'obèse marseillais de l'ancienne bande de Dujardin, qui incarne un ami de Lindon récemment père d'un bébé déjà mal dans sa peau (et sans doute triste de participer à ce film) qui passe la scène à hurler pour, lui aussi, nous les briser. Le plus solide dans notre équipée aura quant à lui passé la séance à observer le grain de beauté un peu trop gros qui lui pousse au milieu du ventre, surmonté d'un poil menaçant (une sorte de crête à la Titeuf), qui risquait de se transformer en mélanome (ou en mygale risquant de migrer vers son crâne ?) sous l'influence ô combien néfaste de ce film affreux. Triste soirée.
P.S. Comme vous pouvez le remarquer nous avons décidé d'illustrer cette critique de façon assez originale avec des images de choses qui nous donnent le sourire, ou plutôt qui nous le rendent, celui-là même que nous a volé Brizé. Pas question d'infester davantage notre blog avec des images de son film.
Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon, Hélène Vincent et Emmanuelle Seigner (2012)