Tout était réuni. Les conditions ne pouvaient pas être meilleures.
J'avais tout calé. C'était le premier jour de mes vacances ! Je m'étais
couché tôt la veille au soir, j'avais fait une belle grasse matinée, il faisait beau mais pas encore trop chaud, je
m'étais préparé un gros gueuleton le midi pour tenir le coup, à base de fécule de blé et de gras de porc, j'étais
passé par la petite librairie sur la route du cinéma pour mettre la main
sur un ou deux bouquins désirés de longue date, un plaisir augmentant
l'autre, enfin je m'étais introduit dans le cinéma par la grande porte
et j'avais acheté un billet, obéissant à la loi dans les règles de
l'art, une fois n'est pas coutume, puis je m'étais assis à égale
distance de l'écran et des enceintes, au cœur de la grande salle vide de mon cinoche de quartier flambant neuf, réservée rien que pour moi, et voilà, enfin, je m'apprêtais à
passer 180 minutes de pure idylle avec Kevin Costner dans les grandes
plaines de l'ouest. Ma compagne m'avait lâchement abandonné : "vas-y
tout seul, t'en profiteras mieux, va voir ton pote, et si c'est vraiment bien je viendrai pour la suite avec toi en septembre, promis, mais n'y compte pas une seconde" m'avait-elle lâché, prudente,
méfiante, fourbe, et visionnaire... Car elle avait raison, comme souvent. Je l'ai
compris assez vite devant ce triste
Horizon : une saga américaine, chapitre 1, sourate 22, verset 13, alinéa b. En fait, je me suis davantage ennuyé devant ce non-spectacle que pendant les 6
matches de l'équipe de France de football disputés (mot trop fort et fallacieux)
durant l'Euro 2024 en terres teutonnes. C'est pas peu dire.
Je
suis même allé pisser. En plein milieu de la séance. Ou aux trois
quarts ? Quelle importance ? Première fois que ça m'arrive. Je n'avais
jamais fait ça de ma vie, quitter la salle même 3 minutes pour aller me
soulager, jamais, ô sacrilège. Je me suis fait dessus plus souvent qu'à
mon tour sur les sièges rouges imbibés des UGC de Montpellier, mais toujours le sourire aux lèvres. Il y a des choses qu'on ne fait pas.
D'ailleurs je ne supporterais pas que quiconque m'accompagnant au
cinoche ose cet outrage. Il m'est arrivé de jeter mes chaussures sur des
inconnus qui se levaient en plein film. Même dans mon salon, quelqu'un qui se lève, c'est dur à
encaisser. Mon oncle, tonton Scefo, est un spécialiste de la chose.
Après m'avoir demandé de lui montrer un bon film susceptible de
l'intéresser, "allez fais moi voir un
bon film, fils", il
commence vite à trépigner passé le quart d'heure de métrage, et il se
met à jouer de la grosse caisse imaginaire avec le pied droit sur un
rythme effréné, sa cheville d'ancien milieu défensif "rugueux" commençant à fumer
. Not quite my tempo a envie de lui avouer,
mettons, Michelle Williams, marchant à côté de son chariot, ayant paumé sa
dernière piste dans
l'ouest sauvage, un fichu noué autour du cou, sur l'écran en face de
nous. Puis tonton se lève pour aller aux toilettes en hurlant, sans même tourner la tête vers moi, dès que
j'esquisse le plus petit geste pour me redresser en direction de la
télécommande histoire de mettre la pause afin qu'il ne loupe rien du bijou que je soumets à sa sagacité : "TOUCHE PAS, FILS,
touche pas va, laisse tourner...". Il revient ensuite en sifflant, très
fort, en général un air de chanson paillarde, dont il chante seulement
quelques phrases-clés en allant se laver les mains au robinet de la
cuisine, prétendant qu'il est inutile à qui s'en soucierait de
chercher les poils de son cul car il en a "fait des brosses" ou encore
que "le curé de Camaret a les couilles qui pendent", recouvrant de ses
gazouillis tonitruants et de sa voix de stentor les rares dialogues de,
mettons,
Michael Kohlhaas, qui rumine sa vengeance dans le poste, en manque d'attention. Tonton
Scefo, en général, enchaîne en allant ouvrir le frigo, puis en dévissant
le bouchon d'une bouteille d'eau pétillante dans un
pschiiiit qui
aurait suffi à me faire vriller même sans tout le cirque qui l'a
précédé, puis il boit douze ou treize gorgées directement au goulot, là
aussi avec des bruits terribles de déglutition, en s'en renversant un
peu sur le torse, atteignant les dernières gorgées à bout de force,
torse qu'il exhibe glabre et nu, si nous sommes en été au moment des faits,
puis il se retient au chambranle de la porte et lâche une série de petits
rots très étouffés entrecoupés de reprises d'air difficiles - on sent
alors qu'il finira sûrement aux urgences, un jour lointain, on l'espère, après avoir ainsi bu son demi-galon
de San Pe sans respirer - et enfin, ça y est, il revient au
canapé.
On croit que c'en est fini, qu'il
va se replonger dans le film, sauf qu'il commence à se rouler une clope
ou à tasser le tabac d'un petit cigarillo en le faisant glisser entre deux doigts
pour qu'il aille cogner 125 fois le capuchon du paquet, se lève à
nouveau, va ouvrir la baie vitrée, se cale les coudes sur la rambarde du
balcon, debout les jambes croisées, et fume là, penché en avant, en
regardant "passer les fachos" comme il dit, non sans lâcher, à un moment
donné, un énorme gaz gras en avalanche, tempête sous un slip, qui laisse à penser qu'il aura
besoin de changer de short avant d'aller au dodo. Tout cela pendant que mon
petit film fétiche de l'année ou du siècle passé, mettons Les Deux Anglaises et le continent,
crève de sa belle mort sur l'écran de la télé. Quand il sera terminé,
tonton Scefo reviendra s'asseoir près de moi et me demandera de lui
expliquer tout ça, précisant bien : "parce que moi j'ai riiiiiiiien compris".
Puis il réclamera l'apéro, à 17h25 pétantes, pour oublier tout ce que j'ai pu lui
dire et rester sur l'idée que "ce film, quand même, fils, c'était
nuuuuuul à chier", et on trinquera au son de sa phase signature : "on est mieux là
qu'en prison, pas vrai ?", avant de se lancer dans le tunnel sans fin du récit de
ses anecdotes d'ex-taulard, et d'enchaîner au dessert sur les aventures
qui lui ont promis tant d'excursions en zonzon, comme la fois où il a confondu son voisin "Coca" avec un cerf élaphe lors d'une battue du côté de Pradinas, ou celle où il a fait "accidentellement" tomber un arbre sur Joselu, le témoin de mariage "de droite" de son beau-frère par alliance.
Bon
mais c'est mon oncle, tonton Scefo, je tolère. Sauf que pas au cinéma
bordel. Et pourtant j'ai commis la faute moi-même, je le confesse. Je suis parti aux cabinets en plein film. Et j'ai failli ne jamais revenir. Costner m'avait roulé,
trahi, planté un poignard dans le dos. On s'attendait à un
Danse avec les leups 2, ou au pire à un revival de
The Postdamn, or ce n'est rien de tout ça, et cet
Horizon : une saga blablabla ferait même passer
Open Range
pour un chef-d’œuvre (ce qu'il n'est absolument pas, n'en déplaise au
co-auteur de ce blog). Quel ennui... Mais quel ennui ! On entend ici et
là, parmi les trois teubés qui comme moi sont allés voir cette sanie,
jurer au grand retour du classicisme, à John Ford ressuscité. Mais quelle
mascarade. S'il faut parler de Ford parce qu'on voit un vieux chef
indien sage et pacifique
se disputer avec un autre plus jeune qui préfère dérouiller les blancs, ou parce qu'un jeune peigne-cul d'officier, gendre idéal à la noix (Sam
Worthington, au charisme digne d'une belle endive au jambon, mais sans le goût), séduit sans forcer
la blonde veuve aux lèvres botoxées (Sienna Miller), alors insultons
Ford tout
de suite et n'en parlons plus. Quelle indignité. Une preuve de plus que
notre époque est folle, que nos contemporains ne sont pas tranquilles,
perdent le sens commun dans un monde qui va trop vite et trop à droite, et qu'on va tous dans le mur sans ceinture. Les temps sont pauvres, certes, l'art est mal, l'offre est vide, mais le discernement est-il encore une
notion bien concrète dans nos esprits d'humains vérolés aux
perturbateurs endocriniens, contaminés aux polluants éternels, étouffés
par la connerie ambiante et autres métaux lourds, neutralisés par les
ondes web et la cacophonie crétine d'une mondialisation qui touche le fond ? Questions rhétoriques et vides de sens qui ont le mérite d'être plus nombreuses, plus profondes et mine de rien mieux articulées, grammaticalement parlant, que celles posées par Costner dans son anti-pensum où résonne creux le néant de ses idées.
Le film de Costner est à peine une très mauvaise mini-série
Netflix (pléonasme), avec ses changements de personnage toutes les 5
minutes, personnages tous plus fades et ineptes les uns que les autres,
stéréotypes inanimés pris dans des "arcs narratifs" sans flèches (un seul
exemple : l'opposition, au sein de la diligence qui se dirige vers le fameux Horizon, entre les intellectuels fainéants de la ville et
les travailleurs bourrins de la campagne,
pitié...). Pire, ils sont interprétés par des cucurbitacées humaines. Le jeu des comédiens de
ce film est une aberration sans nom, indicible, impossible à mettre en
mots sous peine de réveiller quelque mal trop ancien qui renverserait
sans doute l'ordre des choses et du cosmos. Sam Worthington, qui ne
s'emmerde même pas à faire semblant de jouer, à l'image de Luke Wilson ou de Will Patton, Sienna Miller, qui tombe amoureuse du premier
comme on tombe amoureuse dans Desperate Housewives, et Georgia McPhail,
l'adolescente pleurnicheuse, dont le jeu évoque celui, de plus en plus
niais, des acteurs de séries merdiques, comme ceux de la récente Lord of the Rings : Rings of power
(rien à voir avec Horizon, mais je cite ici cette honte filmique, pour soulager qui comme moi a subi cette "création" Amazon dégradante pour tout
le monde). Je viens de citer, de mémoire, les acteurs peut-être les plus alarmants au générique, mais toutes et tous
méritent le goudron et les plumes. A l'exception de Costner lui-même, qui sait encore être présent à l'image, sans forcer, sinon sur sa voix rogue, mais qui a oublié de se donner un rôle, du moins autre
que celui d'éternel bellâtre de passage, cowboy au grand cœur venu sauver
la veuve et l'orphelin. En tout cas, grand-pa Costner ne doute pas de sa
capacité à toujours faire craquer la blouse des
minettes de 18 ans, ce qui finalement ne nous étonne pas.
Il
ne fait décidément pas bon vieillir. Papy Costner a dirigé son film
comme Joe Biden dirige son pauvre pays : on préfère ça à la plupart de ses
concurrents du moment, mais bon dieu y'a plus personne au volant, et le
bonhomme confond Zelensky avec Poutine, Kamala Harris avec du pain de
mie et John Ford avec Philippe Haïm. Le vieux déménage complètement. Lui
qui signait un pur western pro-indiens en 91, qu'on peut aimer ou pas,
que j'ai vu enfant et que donc j'aime bien, se retrouve presque à virer
droitier, comme la plupart des vieilles personnes il est vrai. S'il voyait ça Tonton Scefo n'en ferait qu'une bouchée. Les
indiens, dans ce premier volet de trois heures qui en paraissent trois cents, sont réduits à peau de
chagrin. Je ne parle même pas des deux figurants noirs et de la silhouette chinoise qui passe au fond d'un canyon à un moment. D'ailleurs le petit homoncule qui m'accompagne au ciné quand j'y vais
solo, qui m'accompagne en fait tout le temps quand je suis seul, bien qu'invisible aux autres, juché sur mon épaule pour me susurrer à l'oreille quelques
saloperies, m'a même soumis une
remarque gênante quant à la répétition insistante de la réplique "I
can't breathe" que prononce la très mauvaise comédienne Georgia McFail.
(Parenthèse ici sur elle encore, pour dire qu'elle joue très mal, car je
ne suis pas certain de l'avoir mentionné, et sur son personnage,
tellement prévisible, comme quand plus tard elle confectionne des
petites fleurs cousues main qu'elle donne à chaque soldat partant pour
la guerre de sécession... et un autre personnage très naze, pseudo-comique, de
sous-officier moustachu, ventru et bon vivant, celui-là même dont la femme est une sale peau de vache
finalement adorable (et il faut voir aussi le jeu des deux jeunes
soldats que ce sergent embringue pour aller piquer un truc dans la tente
de sa femme dans une séquence de néo-burlesque digne des meilleures heures de Benny Hill, on n'avait pas vu des gens jouer comme ça depuis
Petit-Pied dans la vallée des merveilles), le sergent donc d'y aller avec ses gros sabots
comme quoi quand ses recrues crèveront toutes, c'est cette maudite fleur
en papier crépon qu'ils serreront sur leur cœur, comme quoi ça a de
la valeur ces petits gestes des petites dames bien mignonnes, et tartine m'en encore du bon sentiment que j'oublie pas
comment ça goûte ; or si toute cette chienlit que je viens d'évoquer
avec douleur c'est aussi censé "faire Ford", revoyons She Wore a Yellow Ribbon
et pendons-nous tout de suite). Fin de la parenthèse, je reviens, moi-même en quête
d'air frais, à la réplique, "I can't breathe", les mots de George Floyd
au moment de son assassinant par un flic blanc, aux prémices du
mouvement Black Lives Matter, prononcée ici plusieurs fois de suite, dans le silence d'un tunnel creusé sous une maison en flammes, par une fille blanche, blonde,
assiégée par de sauvages indiens... Ce serait pas un aveu de
droitisation de la part de papy Kevin ? m'a glissé mon homoncule dans le conduit auditif,
encore plus dégoûté de moi par le film (il est fan de Waterworld), au point de divaguer à son tour.
Alors
oui, certains des éléments du scénario de la Costne peuvent "faire"
Ford. Mais si Ford c'était du scénario, on regarderait pas ses films.
Quand il essaie de faire quelque chose avec sa caméra qui ne se limite
pas à enfiler les clichés de la façon la plus plate et hideuse qui soit,
avec environ 95% de séquences baignées d'orange et de bleu et éclairées
par le côté façon coucher de soleil permanent, là aussi comme c'est
l'usage dans les pires blockbusters de notre époque et surtout dans
l'immense majorité des séries dégueulasses qui font les choux gras des
plateformes, le tout sur un rythme qui pourrait achever un cheval,
Costner lorgne vite fait mal fait sur les derniers westerns qui auront
connu le succès, soit ceux de Tarantino, déjà fort mauvais. Dans cette
scène, par exemple, inique et gênante, où le personnage de Costner grimpe la petite
colline d'un village pour aller coucher avec la trop jeune fille qui lui
a fait du gringue un peu plus tôt et se voit accoster, ou plutôt
harceler, par un abruti de pied tendre qui se dirige vers la même casbah
pour, lui, y faire du grabuge. Le jeune débile, (mal) interprété par Caleb
Sykes, pur clicheton lui aussi, tête brûlée, idiot impulsif et violent
qui l'ouvre trop et que son frère doit toujours tancer parce qu'il aime à emmerder tout le monde en la ramenant avec un grand sourire de trépané, cherche des
noises à Costner pendant au moins 15 minutes de dialogues creux
dépourvus de toute vie, et ça tchatche, et ça tchatche, et ça
s'arrête pour pisser (sûr que c'est lui qui m'a donné envie d'y aller,
et Costner de lui tenir son fusil comme je tiens la télécommande sans
mettre pause quand tonton Scefo part uriner en visant le centre de la
cuvette pour ne plus entendre le moindre son émanant du bon petit film
qu'il m'a demandé de lui soumettre), et que ça tchatche encore,
dialogues à blanc, et la tension monte en même temps que les deux
crétins se toisent du coin de l'oeil et montent à flanc de colline
(subtilité !), jusqu'au déchargement de violence final une fois arrivés
en haut, dans un mexican stand-off sans surprise ni saveur. Triste
travail papy Costner. Tu filmes assis dans un fauteuil, comme un
sénateur, vieil homme ! Je ne suis pas parti à la mi-temps de ta bouse
ultra inoffensive (tu n'aurais même pas passé la phase de groupe à la
place de la Dèche sur le banc de nos bleus anesthésiés par l'abus de choucroute-saucisse, avec Giroud goal volant dans les cages à la place de
Maignan, pour se ramasser de grosses volées de bois vert sans jamais
cadrer une foutue frappe et finir avec un total de points négatif), mais ne compte pas sur moi pour me taper le
match retour, si tes producteurs sont encore assez fous pour distribuer
la ou les suite(s) de ce carnage. Le générique final sur fond de "Amazing Grace" m'a terminé. J'avais tout prévu, j'avais tout
peaufiné, j'étais prêt, j'avais mis toutes les chances de ton côté...
J'avais dit à gauche, Pignon...
Horizon : une saga américaine, chapitre 1 de Kevin Costner, avec Kevin Costner, Sienna Miller, Sam Worthington, Luke Wilson, Georgia McPhail et Caleb Sykes (2024)