Ou quand l'espace privé dégueule sur un blog. En début de soirée j'ai discuté avec une fille à qui je sers de vidéo-club, à propos d'Elephant de Gus Van Sant, que je lui ai prêté et qu'elle a regardé hier soir. Je crois que cette petite discussion, que je n'ai pas tellement retouchée sinon pour corriger une ou deux fautes de frappe, parle pas mal du film au final, en même temps qu'elle m'évite un article plus compliqué pour parler de ce chef-d’œuvre si complexe et si indescriptiblement poétique qui fait partie des plus beaux films de notre début de siècle :
" - Elephant j'avoue j'ai été déçue un peu. Je comprends la logique du film, des prises de vue, mais j'ai du mal a adhérer. Pour moi on rentre pas assez dans ce que ressentent les personnages.
- Je vois ce que tu veux dire. Il a essayé de ne pas faire de psychologie, de montrer les choses simplement, sans vouloir les expliquer. Elles s'expliquent peut-être d'elles-mêmes, en les montrant et en les regardant, ou pas, c'est tout le jeu.
- Ouais mais disons que là j'avais l'impression vraiment d’être une spectatrice, j'arrivais pas a m'identifier. C'est pas forcément le truc principal dans un bon film mais ça fait qu'un film te touche ou non. Et là j'avoue ça m'a rien fait, même la fusillade du coup perd de sa dimension parce qu'il manque le contexte. J'ai trouvé que c'était trop superficiel. Mais c'est mon point de vue, je préfère essayer de comprendre, ressentir ce qu'il s'est passé.
- Sans user de distanciation, Gus Van Sant nous rappelle bien, justement, qu'on est spectateur, et uniquement spectateur, du film et de l'évènement. On n'a pas à s'identifier. Quand on a l'impression d'y parvenir, dans le cas d'un tel fait divers, c'est du chiqué. On s'identifie jamais, on le supporterait pas. Le cinéma n'est pas de l'ordre de la pitié, ni même de l'ordre de la compassion (qui veut dire "souffrir avec", c'est pas rien), il est peut-être davantage du côté de l'empathie. On n'a pas vécu la chose (la fusillade, le reste) et n'importe comment on ne ressentira jamais rien de cette fusillade. On doit se contenter d'être en dehors, d'être spectateur, d'observer. Et c'est peut-être comme ça qu'on comprend le mieux, en n'obtenant aucune réponse claire et rassurante et n'entendant pas des dialogues faux et racoleurs supposés nous faire croire qu'on y était. On est en dehors. À l'extérieur. Et on recompose.
- Ouais mais c'est pas parce que t'y es pas que t'as pas envie de savoir.
- Ta gueule...
- Hein ?
- Non rien, je me suis trompé de fenêtre MSN.
- C'est pas parce que t'y es pas que t'as pas envie de comprendre se qui s'est passé, et je pense qu'on s'identifie tous a un moment donné, ça rappelle une situation qu'on a vécue ou une personne qu'on a connue, c'est obligé qu'un film joue un minimum là-dessus, sinon le public viendrait pas.
- Plutôt que de faire une enquête et de savoir la raison exacte (impossible à connaître en l'occurrence), Gus Van Sant a décidé de mettre dans son film toutes les raisons envisageables : jeux vidéos violents, homosexualité honteuse, humiliations scolaires, folie, appât de la vente d'arme légale, ignorance de l'Histoire, etc. etc. Personnellement je ne me suis identifié à aucun des personnages du film. Ce qui me touche c'est le temps que crée Gus Van Sant, et qui lui est propre. Il crée un temps, des durées, où s'inscrit la vérité du corps adolescent, et il te permet d'habiter ces durées. Et puis il te met pas n'importe où avec sa caméra, il crée un espace logique, un espace-temps brillant, et il te met dedans pour te montrer (d'un certain point de vue), ce qu'il a à te montrer.
- Moi j'ai trouvé ça trop long honnêtement quand on suit les personnages et qu'il se passe rien. J'ai pas aimé. Il l'aurait fait une fois ça serait passé, mais à chaque fois pour moi c'était trop.
- Mais dans la vie il y a ces moments vides de marche. Et d'habitude on ne les voit pas au cinéma, on ne voit que les points A et B, où les personnages s'arrêtent et discutent et où il se passe quelque chose. Là il décide de montrer le chemin entre A et B. Et j'ai tendance à penser qu'il se passe peut-être plus de choses finalement dans le chemin qui mène aux actes, que dans les actes mêmes. Il y a ceux qui filment des gens, qui font un champ/contrechamps, ils filment un personnage, puis l'autre. Et il y a ceux qui essaient de filmer ce qu'il y a entre les gens.
- Je crois pas que dans la vie il y ait ces moment de vide. Et moi je trouve qu'au contraire cet espace-temps il est centré uniquement sur le personnage et pas sur les interactions entre le personnage et les autres.
- Je sais pas... Par exemple, ce soir, tu as dû rentrer chez toi. Faire le chemin qui sépare ton lieu de travail de chez toi. La plupart des réalisateurs à qui on aurait demandé de filmer ce qui t'est arrivé entre 18h50 et disons 19h30, auraient filmé la fin de ta journée de travail, et puis ensuite l'arrivée chez toi. Alors que, et peut-être que tu ne seras pas d'accord, il est possible, je dis bien possible, que montrer le trajet, entièrement, que tu as fait à pied toute seule entre les points A et B, soit finalement beaucoup plus révélateur de ta personnalité, de ton être tout entier, par ta démarche, par ta seule présence. Peut-être parce que tu étais seule, déjà, rien que ça. Parce que plus personne ne te regardait et que tu ne regardais plus personne, parce que tu venais de quelque part et allais autre part etc.
- Ouais c'est pas faux. J'avoue.
- Et peut-être tout simplement que ce temps-là compte. Qu'il n'est pas négligeable. La banalité du quotidien est peut-être plus frappante que tel ou tel événement soi-disant majeur de la vie des gens. C'est du temps, et de l'espace, et il a compté dans ta journée, peut-être moins que d'autres moments et d'autres lieux, mais il a existé, et pourquoi ne pas le montrer, pour une fois.
- Oui mais uniquement s'il est intéressant.
- Il l'est forcément.
- Pas toujours.
- Alors pas toujours mais comme il n'est jamais montré, pour une fois qu'il l'est, j'aime le film de Gus Van Sant. Cet après-midi je lisais un livre qui disait : "Deux personnes qui se regardent dans les yeux ne voient pas leurs yeux mais leurs regards. (Raison pour laquelle on se trompe sur la couleur des yeux ?)". C'est un peu la même chose, il y a les cinéastes qui filment les yeux et ceux qui filment les regards, ce qui passe entre deux personnes, entre deux lieux et ainsi de suite.
- Ciao.
- :-/ ".
Elephant de Gus Van Sant avec Alex Frost, John Robinson et Elias McConnell (2003)
- Mais dans la vie il y a ces moments vides de marche. Et d'habitude on ne les voit pas au cinéma, on ne voit que les points A et B, où les personnages s'arrêtent et discutent et où il se passe quelque chose. Là il décide de montrer le chemin entre A et B. Et j'ai tendance à penser qu'il se passe peut-être plus de choses finalement dans le chemin qui mène aux actes, que dans les actes mêmes. Il y a ceux qui filment des gens, qui font un champ/contrechamps, ils filment un personnage, puis l'autre. Et il y a ceux qui essaient de filmer ce qu'il y a entre les gens.
- Je crois pas que dans la vie il y ait ces moment de vide. Et moi je trouve qu'au contraire cet espace-temps il est centré uniquement sur le personnage et pas sur les interactions entre le personnage et les autres.
- Je sais pas... Par exemple, ce soir, tu as dû rentrer chez toi. Faire le chemin qui sépare ton lieu de travail de chez toi. La plupart des réalisateurs à qui on aurait demandé de filmer ce qui t'est arrivé entre 18h50 et disons 19h30, auraient filmé la fin de ta journée de travail, et puis ensuite l'arrivée chez toi. Alors que, et peut-être que tu ne seras pas d'accord, il est possible, je dis bien possible, que montrer le trajet, entièrement, que tu as fait à pied toute seule entre les points A et B, soit finalement beaucoup plus révélateur de ta personnalité, de ton être tout entier, par ta démarche, par ta seule présence. Peut-être parce que tu étais seule, déjà, rien que ça. Parce que plus personne ne te regardait et que tu ne regardais plus personne, parce que tu venais de quelque part et allais autre part etc.
- Ouais c'est pas faux. J'avoue.
- Et peut-être tout simplement que ce temps-là compte. Qu'il n'est pas négligeable. La banalité du quotidien est peut-être plus frappante que tel ou tel événement soi-disant majeur de la vie des gens. C'est du temps, et de l'espace, et il a compté dans ta journée, peut-être moins que d'autres moments et d'autres lieux, mais il a existé, et pourquoi ne pas le montrer, pour une fois.
- Oui mais uniquement s'il est intéressant.
- Il l'est forcément.
- Pas toujours.
- Alors pas toujours mais comme il n'est jamais montré, pour une fois qu'il l'est, j'aime le film de Gus Van Sant. Cet après-midi je lisais un livre qui disait : "Deux personnes qui se regardent dans les yeux ne voient pas leurs yeux mais leurs regards. (Raison pour laquelle on se trompe sur la couleur des yeux ?)". C'est un peu la même chose, il y a les cinéastes qui filment les yeux et ceux qui filment les regards, ce qui passe entre deux personnes, entre deux lieux et ainsi de suite.
- Ciao.
- :-/ ".
Elephant de Gus Van Sant avec Alex Frost, John Robinson et Elias McConnell (2003)