5 décembre 2011

Répulsion

Le deuxième film de Roman Polanski, Répulsion, tourné en 1965 au Royaume-Uni avec Catherine Deneuve dans le rôle principal, est selon moi l'un des meilleurs films de son auteur, et peut-être celui que je préfère. C'est dans cette œuvre-là que Polanski est allé le plus loin dans la mise en scène de la déperdition mentale, dans l'esthétique de la folie psychiatrique et dans la représentation de la phobie de la persécution. Je parle bien d'esthétique, car le héros du Locataire n'est sans doute pas moins fou que l'héroïne de Répulsion, mais c'est dans celui-ci que Polanski a sans conteste travaillé le plus directement, et peut-être le plus brillamment, sa mise en scène pour dresser le portrait de cette folie. Et c'est paradoxalement avec ce film aussi précoce qu'abouti qu'il s'est ouvert la voie du cinéma d'horreur urbain, en réalisant le premier jalon d'une trilogie officieuse complétée en 1968 et 1976 par Rosemary's baby et Le Locataire.


Inconsciente et victime de ses charmes, Carole, incarnée par une Catherine Deneuve plus sublime que jamais, devient elle-même prédatrice.

A l'origine de ce terrible triptyque il y eut donc Répulsion, qui nous raconte l'histoire de Carole, une très jeune et très belle femme un peu étrange, légèrement dérangée, comme nous le découvrons dès l'introduction : dans la première scène du film, exerçant son petit job de manucure, la frêle employée se laisse déconcentrer par des pensées envahissantes et s'égare dans une absence dont ses collègues ont du mal à la tirer, chose qui se reproduira un certain nombre de fois jusqu'à ce que Carole écorche violemment la main d'une vieille cliente bourgeoise antipathique. Rentrée chez elle après avoir découragé l'audace de Colin, un jeune et pourtant plaisant prétendant, l'héroïne retrouve sa sœur, dont elle partage l'appartement, qui lui apprend qu'elle part en vacances avec son compagnon, la laissant seule en ville pour plusieurs jours. De simplement étrange, Carole se révèle rapidement paranoïaque au dernier degré et victime d'une psychose de persécution. Elle est terrifiée par la convoitise des hommes.


Inutile de préciser que traitant de la répugnance d'une jeune femme telle que Catherine Deneuve, froide blonde hitchcockienne, pour le sexe, et suivant ses déambulations en nuisette dans un huis-clos, le film se pare d'une dimension érotique non-négligeable.

Carole s'enlise progressivement dans sa folie en même temps qu'elle s'enferme dans son appartement, dont les murs se craquèlent pour laisser pénétrer le(s) mal(es). Polanski se laisse alors lentement dériver vers le fantastique, comme inspiré par Cocteau, et joue d'un noir et blanc très impressionniste pour mieux créer un univers tantôt sombre et glaçant tantôt moite et gluant. Toute une dialectique s'installe ainsi entre la rigidité oppressante du béton (incapable cependant de contenir l'intrusion irrépressible du mal - et pour cause, le mal étant principalement interne, mental, suscitant des visions fantasmagoriques où les murs cassent et se fissurent comme du verre), et l'incarnation de la chair la plus animale, pour ne pas dire bestiale : la stupide viscosité de la viande. C'est cette animalité du sujet dément qu'installe le générique d'ouverture du film, qui montre un œil hagard, celui de l'héroïne, filmé en très gros plan. Représenté de la sorte, il nous apparaît dans toute sa vulgaire existence, dans sa vitalité crasse, la paupière clignant régulièrement pour s'ouvrir sur un globe humide dont la pupille se déplace vivement en tous sens. La valeur de plan choisie par Polanski, ainsi que la longueur du générique qui se déroule sur la courbe de l’œil, rendent toute sa bestialité au regard humain.


L’œil de l'actrice n'est pas tranché par une lame mais par le mal qui la ronge : sa psychose du dégoût.

Le grand sujet traité par Roman Polanski tout au long de sa longue, inégale, mais brillante carrière n'est autre que la peur d'être réduit à l'état de viande et, par suite logique, dévoré. Du Bal des vampires à Oliver Twist en passant par Pirates, ce thème parcourt en creux l’œuvre du cinéaste, et c'est avec Répulsion que Polanski l'a le plus immédiatement exploré. A travers sa phobie des hommes et du viol, Carole manifeste une panique insurmontable à la seule idée d'intrusion, de domination et, au bout du compte, face à toute idée de consommation. Même si elle rit un instant du cannibalisme quand sa collègue de travail lui raconte la scène de La Ruée vers l'or où Charlot mange ses propres chaussures, puis cette autre scène où un type essaie de le manger en le prenant pour un poulet géant, ce qui tétanise Carole c'est l'idée de se faire dévorer par l'autre. De là cette séquence où elle sort du frigidaire une assiette contenant un lapin dépecé qui semble la dégoûter au point qu'elle abandonne l'animal mort aux mouches sur le sol ainsi qu'à un pourrissement aussi lent que répugnant, que le montage ne manquera pas de nous laisser apprécier à plusieurs reprises tout au long du film. Polanski a répété cette scène matricielle, qui présente le personnage dans son rapport ambigu à l'acte de dévoration et qui le confronte dans le même temps à sa propre dimension charnelle, à son statut de chair fraiche consommable, dans Rosemary's baby et dans La Jeune fille et la mort entre autres.


Près du lapin dépecé, l'arme du crime, la lame tranchante du Chien andalou ou, plus encore, le rasoir castrateur du Spellbound d'Hitchcock.

Après avoir lentement et insidieusement installé une ambiance plus que malsaine, Polanski laisse exploser la folie froide de son héroïne, son délire paranoïaque et répulsif, son cauchemar primordial, et il nous offre des séquences magistrales, comme celle de l'attaque dans la chambre, où le travail sur le son est absolument remarquable. Le cinéaste parvient à suspendre notre souffle avec un faux silence d'une puissance incroyable, dans une séquence quasi muette qu'un sombre travail bruitiste sur les moindres froissements des draps, doublé d'un tic-tac obsédant, rend terriblement dérangeante en exacerbant dans le même temps la part phantasmatique de la scène et son horreur réaliste. C'est le début dans la filmographie de Polanski de ce qu'on pourrait appeler la "figure de l'appartement maléfique". Le béton et ses fissures symbolisent littéralement l'intrusion du Mal dans l'esprit humain, ainsi que la hantise du viol. Les bruits de la ville et du voisinage, que le cinéaste travaille finement malgré un apparent silence pesant, et par lesquels il aiguise notre attention, sont autant d'échos à la solitude du personnage, dont la vie est rythmée par le vrombissement d'un ascenseur, des cris de jeunes filles dans la cour d'un couvent lointain ou encore l'écoulement régulier d'un évier qui fuit. L'exiguïté du lieu n'est qu'un piège de plus dans le repli mental que Carole espérait claustration salvatrice et qui s'avère être un piège infernal, à l'image de cette scène sublime où des mains jaillissent des murs dans le couloir pour s'emparer des formes aussi sulfureuses qu'innocentes de la juvénile héroïne, déambulant chez elle dans une nuisette presque transparente et attirant tous les regards par sa beauté supérieure, y compris ceux qu'elle fantasme et qui la répugnent au plus haut degré.


L'une des scènes les plus géniales du film, qui offre un spectacle inoubliable, celui d'un appartement organique, dont les murs n'ont pas seulement des oreilles mais aussi des mains masculines sur le point de s'emparer du corps de l'héroïne.

Petit à petit Carole devient complètement folle et s'engouffre jusqu'au point de non-retour dans sa phobie du viol (de l'autre en général) au point de commettre un meurtre de sang froid, inconscient, sur son soupirant, puis un autre, presque machinal, sur le propriétaire de l'appartement venu réclamer le loyer impayé et charmé par les formes élégantes de la jeune femme, offertes aux regards vicieux à travers la toile transparente de sa chemise de nuit. Polanski joue de tous les éléments à sa disposition pour construire des plans incroyables et représenter la folie comme jamais via une suite d'idées purement cinématographiques et formellement sidérantes. Les éléments de bravoure sont autant visuels que sonores et marquent l'esprit par leur inscription originale dans le grand bain des clichés du film d'horreur, qu'il s'agisse de ces bruits violents et soudains qui ne sont pas le fait de la sempiternelle bande originale à grands coups de "VLAM !" (le trop fréquent recours au jump scare), mais du craquement sec du béton qui se déchire sous les yeux de Carole ; ou qu'il s'agisse de l’œil inaugural, un motif incontournable du cinéma de genre, qui n'est pas sans rappeler par ailleurs le premier plan du moyen métrage Film de Samuel Beckett, avec Buster Keaton, sur un homme seul horrifié par son propre reflet, mais encore Un chien Andalou de Buñuel, deux œuvres géniales sur la folie même du cinéma. La folie, l'horreur urbaine, la peur démentielle de l'autre et la vulnérabilité du corps humain étaient donc déjà au cœur du deuxième film de Polanski, à mi-chemin entre le genre horrifique et le drame schizophrénique d'une femme répugnée par le sexe et par les hommes, un modèle en somme du film d'horreur psychologique. Répulsion est un chef-d’œuvre qui témoigna très tôt de l'immense talent de metteur en scène de ce cinéaste exceptionnel qu'est Roman Polanski.


Répulsion de Roman Polanski avec Catherine Deneuve, Ian Hendry, John Fraser, Yvonne Furneaux et Patrick Wimark (1965)