5 octobre 2021

Cerro Torre Cumbre

Je vous ai déjà parlé de mon goût inexplicable pour les films de montagne. C'était il y a près de dix ans, ce qui ne me rajeunit pas, dans mon article consacré à K2, l'ultime défi que mon imagination cinéphile déviante attribuait à James Cameron (j'en suis un peu moins convaincu aujourd'hui, n'ayant strictement jamais lu le moindre rapport entre ce film obscur et l'auteur de Terminator, en dehors de mes propres racontars disséminés un peu partout sur la toile). J'étais alors un véritable guignol, un triste charlot, un sacré ignare, puisque le nom de Fulvio Mariani m'était encore tout à fait inconnu. Fulvio Mariani est peut-être le plus grand réalisateur de films de montagne. Je dis "peut-être" mais, après avoir découvert, émerveillé de bout en bout, son Cerro Torre Cumbre, j'en suis désormais convaincu : il est le meilleur dans ce domaine. Car en plus d'être un alpiniste hors pair, le seul capable de réussir des plans magnifiques dans des positions impossibles à parfois plus de 8 000 mètres d'altitude, l'italien Fulvio Mariani est un véritable esthète, amoureux de la nature, un cinéaste délicat, aventurier du bout du monde (il a entre autres tourné en Himalaya, en Antactique, en Sibérie et en Arctique), et un artiste de tout premier plan, ce qui gagne à être dit et redit.




Cerro Torre Cumbre est un grand classique incontournable du film de montagne, une pépite de documentaire, un délice de moyen métrage, 39 minutes de bonheur, à l'importance indéniable pour son genre et au-delà. Il faut l'avoir vu. Comment ai-je moi-même pu attendre aussi longtemps et vivre dans l'ignorance tout en me prétendant amateur de films de montagne ? Je ris de ma propre inconscience, je renie toute cette période noire de mon existence, je désavoue avec fermeté mon moi passé, ignorant et imbécile, fort de ma toute récente découverte de ce film immense datant de 1985 et qui fut à l'époque récompensé de tous les prix possibles dans sa catégorie. Jugez du peu : Grand Prix au Festival International du Film de Montagne Graz-Autriche ; Diable d’Or et Grain d’Or au Festival du Film Alpin Les Diablerets-Suisse ; Prix Spécial du jury au International Filmfestival de Wistler Mountain-Canada ; Gentiane d'Or, Prix U.I.A.A, et Prix Mario Bello au Festival International de Trento ; Sir Edmund Hilary Prize au Mountain Filmfestival de Auckland, Nouvelle-Zélande ; Grand Prix au Festival du film de Torellò, Espagne ; Prix du Meilleur Film d’Alpinisme au Film festival d’Antilles ; Prix du Jury au Mountain filmfestival de Denver, USA. Non, je n'ai glissé aucune récompense farfelue par malice au beau milieu de cette interminable liste, vous pouvez vérifier, voici là le véritable palmarès, complètement mérité, de Cerro Torre Cumbre, auquel seule la Palme d'Or a su échapper (Thierry Frémaux s'en mord encore les doigts).




Fulvio Mariani accompagne le jeune alpiniste suisse Marco Pedrini dans sa tentative de première ascension en solo du Cerro Torre, alors considéré comme la montagne la plus difficile à gravir de la planète. Les indiens fuégiens l'auraient appelé "le hurlement pétrifié" : ce sommet, perdu aux confins du continent sud-américain dans un océan de glace, est d'une altitude relativement modeste (3 128 mètres) mais consiste en une paroi verticale granitique de plus de 800 mètres, lisse et recouverte d'un givre spongieux, sur laquelle repose fragilement une calotte glaciaire instable, portée et entretenue là par un microclimat épouvantable. Après nous avoir montré Pedrini dans l'attente de la fenêtre de beau temps tant espérée qui lui permettra de partir à l'assaut du sommet, Mariani suit le grimpeur dans sa progression aussi sereine que spectaculaire. Nous assistons ainsi à l'une des plus belles pages de l'histoire de l'alpinisme, mais l'intérêt n'est pas seulement là : cet exploit est presque rendu secondaire tant c'est la nature entière qui est magnifiée par la caméra inspirée du cinéaste italien, ce à quoi s'ajoute sa façon si subtile et humaine de capter l'esprit rebelle, facétieux et audacieux du jeune alpiniste, prêt à prendre tous les risques, le plus naturellement du monde, obnubilé par son objectif. Cerro Torre Cumbre est donc aussi le beau portrait d'un jeune homme intrépide et plein de vie, un portrait d'autant plus émouvant quand on sait que Marco Pedrini trouvera la mort quelques mois plus tard, au pied de la face ouest des Drus.
 
 
 

A l'opposé d'un documentaire bas de plafond visant le sensationnalisme à tout prix comme le récent Free Solo, qui nous rabâche sans cesse le caractère impressionnant et unique du film lui-même et de la performance « d'extraterrestre » qu'il immortalise, Cerro Torre Cumbre est d'une toute autre nature puisqu'il dégage une très belle et précieuse humilité. La double prouesse technique, celle de l'escaladeur et du cinéaste, n'est pas particulièrement mise en avant. Il n'y a aucune insistance sur la dangerosité particulière de la montagne ni sur le courage ou le talent hors norme du grimpeur. La narration, très peu envahissante, prononcée en voix off par Marco Pedrini, est à la fois claire, didactique et précise quand il décrit l'ascension entreprise. Le texte, que l'on doit à l'alpiniste himself, est aussi empreint d'une certaine poésie quand il évoque, dès les premières minutes, la montagne, la vie de grimpeur et la nature de Patagonie. Mais à vrai dire, et bien qu'ils soient très joliment choisis, les mots importent peu tant les images se suffisent presque à elles-mêmes. Il faut d'abord voir ces premiers plans illustratifs sublimes puis apprécier les angles trouvés par la caméra de Mariani afin d'éprouver les sensations à la fois vertigineuses et exaltantes qu'elles convoquent. Il y a également quelque chose de très apaisant, contre toute attente, à la vue de l'aisance et de l'assurance presque insolente avec laquelle Marco Pedrini grimpe jusque tout là-haut, sans jamais abandonner son sourire juvénile et son regard canaille. Nous avons l'impression de nous élever avec lui, nous partageons son sentiment de plénitude une fois parvenus au point culminant, et nous ressentons toute sa joie lors de sa descente rapide pleine d'allégresse.



 
Les choix musicaux, parfois assez audacieux, ne gâchent rien à cet admirable édifice : nous avons notamment droit à un passage crépusculaire aux sonorités électroniques surannées tout à fait à propos qui n'est pas sans rappeler l'école de Berlin, et plus précisément Tangerine Dream. Cette parenté germanique par la musique participe d'ailleurs à établir un lien facile et évident avec un autre cinéaste cher à mon cœur, Werner Herzog, qui collaborera quelques années plus tard avec Fulvio Mariani pour un film de fiction consacré au terrible sommet, Cerro Torre, le cri de la roche (dont nous vous parlerons bientôt). Les deux hommes ont des points communs indéniables, ils partagent une même sensibilité, un même goût pour l'aventure et l'impossible, le regard toujours attentif et humain, tourné vers leur prochain qu'ils replacent au milieu de la nature défiée, alimentant ainsi leur obsession. Les rapprocher est un beau compliment, pour l'un comme pour l'autre, et je ferme ici cette parenthèse maladroite pour revenir à la musique du film. Celle-ci surprend même par sa beauté quand, à la toute fin, l'interprétation d'une chanson italienne à la guitare sèche par une jeune femme restée au camp, dans la forêt de hêtres chétifs en contrebas du massif, vient accompagner des ultimes secondes pleine de grâce. Un travail d'orfèvre, je vous dis. 




Tout est beau dans Cerro Torre Cumbre, de la première à la dernière image, c'est un ravissement de chaque instant. Tout est doux, agréable au cœur, aux yeux et aux oreilles. Par son lyrisme admirable, Fulvio Mariani redonne ses lettres de noblesse à un sommet magnifique, longtemps sali par une sombre polémique d'alpinistes à peine évoquée ici. Il lui rend toute sa majesté et sa singularité en filmant son ascension comme un acte poétique, sublime, et non un simple exploit sportif. Il signe le film de montagne parfait. J'en fais trop ? J'en ai beaucoup trop dit ? J'y suis allé un peu fort dans les superlatifs ? Oui, je sais, j'en suis désolé. Je n'aimerais pas vous en dégoûter. C'est trop tard ? Tant pis pour vous, vous ne savez pas à côté de quoi vous passez. Cerro Torre Cumbre est plus qu'une simple référence indispensable dans sa catégorie, c'est un pur chef d’œuvre du 7ème art. Je peux désormais me présenter comme un amateur, au plus noble sens du terme, de films de montagne. Et je me sens à présent bien mieux dans mes baskets. Ces mêmes baskets qui n'ont jamais dépassé les 2 452 mètres car je souffre du vertige et de migraines dès que l'air se raréfie et que je prends trop d'altitude... 
 
 


Cerro Torre Cumbre de Fulvio Mariani avec Marco Pedrini (1985)

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