Autant le dire tout de suite, je n'ai pas tout pigé, vraiment pas tout, à cause des
intrigues politiques, des noms chinois difficilement assignables, des personnages qui se ressemblent et des éléments de scénario obscurs (les combats où
les adversaires se retirent après deux coups sans qu'on sache trop pourquoi ;
la fumée autour de la femme enceinte !), mais peu importe parce que c'est extrêmement beau, à chaque
seconde. C'est le genre de film qui fait penser avec beaucoup de peine à tous
ces réalisateurs qui n'arrivent pas à pondre un plan correct dans leurs films
alors que tous les plans de Hou Hsiao Hsien (lauréat du prix de la mise en scène à Cannes en 2015), tous sans exception, sont sublimes et
donnent autant à s'émerveiller qu'à méditer. Ce film est à voir comme on lit un poème : il y a
des vers sibyllins sur lesquels on passe sans les comprendre mais sans
qu'ils n'enlèvent rien (au contraire) à la beauté de
l'ensemble.
Dans la Chine du IXème siècle, Nie Yinniang (Shu Qi), revenant d'un long
exil auprès d'une nonne qui a fait d'elle une redoutable assassine, a
la mission de tuer son propre cousin et ancien prétendant, Tian Ji’an
(Chang Chen), alors en dissidence vis-à-vis de l'empereur. Seulement Yinniang
a la faiblesse de laisser parler ses sentiments et sa sensibilité,
comme nous le révèle la scène d'introduction, filmée dans un splendide noir et blanc,
où elle refuse d'exécuter un homme accompagné d'un enfant. Mais au
fond, l'histoire, que j'ai d'ailleurs peut-être mal résumée, est
secondaire, en tout cas dans les détails. C'est surtout les grandes
lignes, les thèmes, qui comptent, la façon dont Hou Hsiao Hsien les met
en scène.
On ne compte pas les moments de grâce, car chaque plan en est un ou
presque. Quand il compose un plan d'ensemble incroyable sur un paysage,
Hou démarre au bout de quelques secondes un lent panoramique pour cadrer
un personnage mobile ou statique dans l'espace adjacent, et si, un
court instant, on se dit qu'il est fou de mettre en danger le plan fixe
de départ, on se ravise très vite, car le mouvement et le cadre sur
lequel il s'achève ont ajouté à la beauté initiale. Hsia joue avec la
profondeur de champ grâce à tout un système de voiles superposés dans
l'image et de scintillements qui évoquent la figure fantomatique de
l'héroïne, assassine et espionne invisible.
Un plan est particulièrement marquant : celui où, après avoir écouté la conversation de son cousin et sa maîtresse, après avoir été surprise, après s'être battue avec son cousin et après lui avoir révélé son identité, Yinniang revient dans la même chambre pour ne rien rater de la suite de la discussion à son sujet. On voit alors la jeune femme apparaître entre deux tentures, puis, à la faveur d'un de ces flottements de la caméra de Hsien, qui donnent au film ce sentiment d'apesanteur, la silhouette de l'assassine, les contours de son visage, se confondent dans les motifs superposés des voiles qui la dissimulent, comme si elle était réellement capable de se fondre dans le décor. Cette femme trahie, condamnée à disparaître de la circulation et à vivre en spectre meurtrier, toujours absente à elle-même, s'efface littéralement sous nos yeux, et dans le même temps, celle dont tout le monde parle est dès lors potentiellement tapie dans chaque image du film, cousues les unes aux autres par ce fait. Or justement, le regard porté par le cinéaste sur les visages, les intérieurs et les paysages (avec ce grain de l'image qui les rend plus présents encore, qui donne corps à Yinniang même quand l'histoire la prive de sa vie), et cette coexistence, jusqu'à la confusion, des êtres et de l'espace, sont pour beaucoup dans la poésie qui émane de l'ensemble.
The Assassin de Hou Hsiao Hsien avec Shu Qi et Chang Chen (2016)
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